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Des ethnē déjà en germe à l’époque géométrique ?

III. Vers l’émergence de grands ethnē communs

1. Des ethnē déjà en germe à l’époque géométrique ?

1. Les grands ethnē communs dans la tradition littéraire

Ces identités sont traditionnellement envisagées comme des catégories très anciennes d’identité sub-hellénique, nées des migrations des différents rameaux de l’arbre hellénique à travers le bassin égéen de l’âge du Bronze. Elles conserveraient le souvenir des divisions tribales d’un même peuple grec avant que celui-ci ne se dissémine dans la péninsule. Cette conception traditionnelle est d’ailleurs structurellement renforcée par la classification linguistique des groupes dialectaux dont l’homonymie accorde aux identités ionienne, dorienne, éolienne et achéenne une dimension presque naturelle.

Ainsi, Michel B. Sakellariou fait remonter ces ethnē, avec une vingtaine d’autres, à l’âge du Bronze. Les Achéens se seraient formés à la fin du IIIe millénaire dans une région à cheval sur la Pélasgiotide méridionale et l’Achaïe Phtiotide avant de s’étendre à partir de 1700 a.C. de la Phocide à l’Eubée en passant par l’Argolide. Deux autres vagues migratoires compléteraient cette expansion aux XV et XIIIe siècle. Les Ioniens se formeraient eux aussi à la fin du IIIe millénaire en Hestiaiotis, au nord-ouest de la Thessalie, avant de migrer progressivement vers le sud de la péninsule tout au long du IIe millénaire. Michel B. Sakellariou situe l’origine des Doriens au début du XIVe

siècle en Doride. Aux alentours de 1250 a.C., ils auraient migré en Béotie avant de gagner le Péloponnèse et la Crète. Enfin, le foyer originel des Éoliens serait situé à cheval sur la Thessaliotide et la Pélasgiotide aux environs de 1250 a.C. et il faudrait attendre la fin de l’âge du Bronze pour qu’ils se diffusent dans d’autres régions829

.

Pourtant, ces migrations, loin d’être considérées aujourd’hui comme des vestiges d’une ancienne mémoire ethnique sont de plus en plus envisagées comme relevant d’une démarche active, et relativement tardive, des cités de la rive orientale de l’Égée en vue de situer leurs origines « in the deeper mythical past of mainland Greece830 ». En outre, la référence à ces identités semble largement ignorée du corpus homérique, a fortiori comme subdivision

829 Pour les Achéens, Sakellariou 2009a, 87-195 et Sakellariou 2009b, 797 ; Pour les Doriens, Sakellariou 2009a,

289-368 et Sakellariou 2009b, 799 ; Pour les Éoliens, Sakellariou 2009a, 369-434 et Sakellariou 2009b, 799 ; Pour les Ioniens, Sakellariou 2009b, 481-593 et 799.

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majeure du peuplement hellénique831. Les Éoliens ne sont, à aucun moment, mentionnés et les Doriens le sont brièvement dans l’Odyssée à propos du peuplement de la Crète. Quant aux Ioniens, ils ne sont cités qu’une fois au milieu d’autres ethnē comme les Béotiens ou les Locriens, et le passage est suspecté d’être une interpolation tardive832. Dans ce cas, la première attestation du terme se trouverait dans l’Hymne homérique à Apollon833. Seule exception, les Achéens sont omniprésents dans les deux œuvres et demeurent le nom plus utilisé pour désigner collectivement le camp d’Agamemnon. Le nom apparaît également dans un sens plus restreint, mais pour nommer des groupes assez divers parfois situés en Argolide, sur l’île d’Égine, en Messénie ou encore dans le sud de la Thessalie834

.

Dans deux fragments du Catalogue des Femmes, attribué à tort à Hésiode, la généalogie du roi Hellen est formulée selon le modèle qui sera ultérieurement retenu pour expliquer les divisions ethniques des Grecs. Le Catalogue des Femmes n’est pas connu sous sa forme finale avant le VIe siècle, mais il n’est pas à exclure que certains de ses passages soient plus anciens835. Si dans un premier fragment, Hellen est présenté comme le père de Doros, Éole et Xouthos, et que ce dernier est lui-même envisagé comme le père d’Ion et d’Achaios dans un deuxième fragment, l’apparition de ces noms n’induit pas nécessairement l’existence des identités qui y seront associées836. Le lien entre la généalogie du roi Hellen et les ethnē qui s’en revendiquent n’est explicitement formulés que bien plus tard, à l’image des écrits d’Apollodore837

. C’est donc le processus qui conduit à un tel résultat qu’il est nécessaire d’identifier et d’historiciser, quand bien même nous devrions nous éloigner de la Sicile pour un temps.

831

Sakellariou 2009a, 95 ; Voir aussi Bachvarova 2016, 411 qui tente d’expliquer cette absence du corpus homérique par des impératifs narratifs.

832 La figure d’Éole est cependant présente chez Homère et son île est dite éolienne, Hom., Od. 10,55 et 10,60.

Pour les Doriens et les Ioniens, voir respectivement Hom., Od. 19,172-177 et Hom., Od. 13,685-689. À propos de la mention douteuse des Ioniens, voir Bachvarova 2016, n.58, 411 et Ulf 2009,233.

833

Hom. h. Ap., 143-148.

834

Sakellariou 2009a, 95-97.

835

Crielaard 2009, 47 ; Hall 2002, 238-239 ; Hall 1997, 42-44 et 48-50 ; West 1985, 128 et 130-136.

836 Hes. frs.9 et 10 (a) 6-7, 20-24 Merkelbach-West ; Hall 2002, 26. Sakellariou 2009b, 762, tout en insistant sur

l’ancienneté des ethnē, affirme cependant n’avoir trouvé aucune trace d’ethnos englobant et n’envisage donc pas de découpage du peuplement hellénique en quatre rameaux intermédiaires – dorien, ionien, éolien et achéen – avant la fin du VIIIe siècle.

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2. Séquences funéraires et grands groupes dialectaux

S’opposant au versant radical de l’approche défendue par Jonathan Hall vis-à-vis des sources archéologiques, Jean-Marc Luce croit possible de déceler la part d’identitaire qui peut résider dans certains assemblages funéraires, même en l’absence de sources écrites à haute époque. Ce faisant, il ne nie pas l’aspect nécessaire du discours dans l’élaboration identitaire, mais tente, au contraire, de restituer celui-ci en confrontant rituels funéraires, poésie lyrique et historiens antiques. Pour Jean-Marc. Luce, il est fondamental de distinguer ce qui relève du rite et du type de sépulture d’un côté, et du mobilier funéraire de l’autre. Dans le premier cas, les marqueurs renvoient davantage à la communauté et à son identité, puisque c’est elle qui fixe la norme, ce qui est accepté comme rite et ce qui ne l’est pas. Dans le cas du mobilier funéraire en revanche, cela relève davantage de l’individu avec des marqueurs exprimant le genre et la position sociale838.

Bien plus, il convient d’être attentif à la combinaison des différentes formes de sépulture que l’on peut trouver dans une même zone, chaque communauté fixant des limites à la diversité des formes funéraires à disposition de ses membres. Ainsi, ce n’est pas un rite ou une forme de sépulture en particulier qui va caractériser une région, mais les variations que l’on pourra déceler entre les sépultures, isolées au sein de différentes périodes chronologiques. C’est la combinaison de tous ces éléments que Jean-Marc Luce nomme une séquence funéraire839. Analysant un corpus de 6273 sépultures, provenant de 4889 tombes réparties sur 309 sites et s’échelonnant sur une période comprise entre 1100 et 700 a.C., il a pu identifier dix séquences funéraires840 :

- Une séquence péloponnésienne qui se caractérise par l’enchytrisme des enfants et des adultes, la tombe à ciste et la position contractée. La crémation est presque entièrement exclue dans le Péloponnèse, mais on trouve davantage d’attestations de l’autre côté du golfe de Corinthe. Cette séquence est répandue dans tout le Péloponnèse, à l’exception de la Messénie, en Mégaride, en Locride et dans l’ensemble de la Grèce centrale à l’ouest de la Béotie à l’exception de la Phocide841

. 838 Luce 2007, 40-42. 839 Ibid., 44-46. 840

Luce 2007, 46-48 ; Luce 2009, 415 ; Luce 2014, 41. L’analyse complète devrait être publiée dans L’Essai de

cartographie funéraire du monde grec.

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- Une autre séquence, toujours dans le Péloponnèse mais limitée à la Messénie. Elle se caractérise par une préservation des rituels de l’époque mycénienne avec l’utilisation d’anciens cimetières et de tombes à tholos et voit émerger à partir du Xe

siècle, des tombes « en fer à cheval ». Là encore, l’inhumation est la règle et la crémation est extrêmement rare842.

- Une séquence limitée à la Phocide et se divisant en deux avec des tombes à habitacle au nord et de tombes à ciste au sud. Dans les deux cas, on observe une combinaison d’inhumation et de crémation avec toutefois une prédominance de la crémation au sud843.

- Une séquence béotienne peu cohérente où se mêlent crémation et inhumation, et corps en position contractée ou allongée sur le dos. La tombe à habitacle est absente de cette séquence et on y trouve majoritairement des tombes à ciste et des tombes en fosse. Toutefois, on note également la présence de cas d’enchytrisme et de tumuli844.

- Une séquence propre à la Thessalie où malgré une diversité dans les types de tombes et dans les rites funéraires, Jean-Marc Luce souligne deux caractéristiques, la position des corps allongée sur le dos et la forte présence de tombe à tholos845.

- Une séquence attique qui s’illustre, entre la fin du XIe siècle et les années 750 a.C., par une très forte présence de la crémation avec notamment très peu d’inhumation chez les adultes. La tombe à fosse individuelle domine, parfois divisée en deux ou en combinaison avec la tombe à ciste, mais il existe également de nombreux tumuli. À partir du milieu du VIIIe siècle, l’enchytrisme pour les enfants se généralise ainsi que l’inhumation des adultes. Un siècle après, la crémation, primaire cette fois, s’impose, à nouveau, comme la pratique majoritaire846.

- Une séquence assez proche de celle présente en attique qui s’étend sur les Cyclades du Nord, les îles d’Ionie et l’Eubée. Elle se caractérise par la crémation, en général primaire, associée aux tombes à fosse individuelle et aux tumuli. L’enchytrisme des enfants se développe par la suite, comme dans la séquence attique, mais elle ne suit pas la même évolution en ce qui concerne l’inhumation au VIIIe

siècle847.

- La Crète est divisée en deux séquences. La Crète orientale se caractérise principalement par des tombes à habitacle, surtout sous la forme de tombes à tholos de

842 Luce 2009, 416-417. 843 Luce 2007, 46. 844 Ibid., 47. 845 Ibid., 846 Ibid., 847 Ibid.,

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plan carré et des grottes funéraires. La crémation est largement minoritaire et la position contractée du corps la norme pour l’inhumation848

.

- La Crète occidentale et centrale est associée à Théra au sein d’une séquence qui s’illustre par le maintien, depuis la fin de l’âge du Bronze, de la tombe à habitacle, principalement sous la forme de tombe à chambre, mais également parfois de tombe à tholos de plan circulaire. Le rite utilisé est généralement la crémation secondaire, toutefois on relève quelques inhumations avec corps en position contractée. De même, on décèle des enclos funéraires dans toute la Crète et à Théra, on ne connaît quasiment que des tombes à tholos de plan carré849.

- Enfin, une séquence se retrouve dans l’ensemble du Dodécanèse et se caractérise par des tombes à fosse de forme particulière, propre à la région, combinées à la crémation primaire850.

Ces séquences semblent se former tout au long du XIe siècle et demeurent relativement pérennes jusqu’à la fin du VIIIe siècle. Rapprochant la cartographie des séquences funéraires ainsi obtenue de la répartition des groupes dialectaux, Jean-Marc Luce souligne la très grande proximité qu’il existe entre les deux phénomènes. La correspondance n’est toutefois pas totale et il relève que « les différences ne permettent pas d’établir une corrélation complète851 ». Ainsi, on note une grande proximité entre les deux séquences de l’aire d’influence ionienne et les Doriens du continent semblent tous relever d’une même séquence, à l’exception de la Messénie. En outre, la frontière linguistique qui sépare le Péloponnèse de l’Attique entre Mégare et Éleusis se traduit de manière analogue dans le domaine funéraire, avec Salamine du côté d’Athènes et Égine se rattachant à l’Argolide orientale852. Toutefois, l’Arcadie ne se

démarque en rien du reste du Péloponnèse malgré des caractéristiques dialectales bien particulières. De même, la répartition insulaire des Doriens correspond, en réalité, à trois séquences funéraires bien distinctes.

Pourtant, les fortes similitudes comme les divergences significatives pourraient s’expliquer par un phénomène d’ethnogenèse. S’appuyant sur le rapport entre ethnicité et rites funéraires tel que défini dans les sources antiques, Jean-Marc Luce relève les liens ténus qui

848 Ibid., 48. 849 Ibid., 47. 850 Ibid., 48. 851

Luce 2014, 45 ; Luce 2007, 48 mentionne également l’existence de rares exceptions au sein de chacune de ces régions vis-à-vis de la séquence funéraire dominante.

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semblent exister entre les deux853. Dans le corpus homérique, il apparaît que les rites funéraires sont étroitement codifiés et s’appliquent uniformément à tous les guerriers. Il n’est question que de crémation secondaire, les tombes sont généralement individuelles ou parfois doubles et le tumulus reste une possibilité854. D’autres épopées comme la Petite Iliade semblent se conformer au même modèle. Or, il apparaît que ces pratiques funéraires correspondent assez largement aux deux séquences funéraires que l’on retrouve dans le domaine ionien, trahissant peut-être en partie l’origine de ces épopées.

Dans ces conditions, Jean-Marc Luce se demande comment de telles œuvres étaient reçues en contexte péloponnésien par exemple, où la crémation est presque entière inconnue, et envisage les épopées et la tradition lyrique comme les vecteurs à même de transformer les séquences funéraires en marqueur d’ethnicité. Il s’attache, en outre, à montrer que l’inhumation joue un rôle majeur dans la tradition littéraire péloponnésienne à l’instar des épisodes relatifs aux tombeaux d’Oreste et de Tisamenos855

. La confrontation entre différentes traditions lyriques, à l’occasion d’un festival par exemple, aurait fourni le cadre d’une prise de conscience des similitudes et différences entre les communautés, donnant aux rites funéraires déjà existants une valeur ethnique saillante. C’est la poésie héroïque qui transforme une pratique funéraire en marqueur ethnique, les différentes tombes devenant dès lors autant de géosymboles qui inscriront l’ethnogenèse dans le paysage856

. Mais il ne s’agit pas de renouer avec les vieilles pratiques attributionnistes et comme l’écrit Jean-Marc Luce :

« Ainsi la crémation, prise en elle-même, n’est pas plus attique, plus ionienne que dorienne

ou éolienne, elle n’a en elle-même aucune de ces significations, mais du point de vue des Mégariens qui l’observent à Éleusis, elle peut devenir un trait ionien. Dès lors que l’idée se répand, elle a pu encourager les quelques Péloponnésiens qui, au submycénien, pratiquaient la crémation, à l’abandonner complètement, et décourager ceux qui étaient tentés de l’adopter. C’est ainsi que le constat d’une différence se change en marqueur ethnique et met en marche un phénomène aboutissant localement à la superposition des frontières linguistique et funéraire857 ».

853 Luce 2014, 39 énumère le texte de Thucydide sur l’identification des Cariens à Délos, les remarques

d’Hérodote sur les rites des différents peuples et un passage d’Elien sur une législation fixant la norme en matière funéraire introduite par Solon. Thc., 1,8 ; Hdt., 3,16 ; Elien, Histoires variées, 5,14.

854 Luce 2014, 40 ; Voir notamment Luce 2014, n.8, 40. 855

Luce 2014, 43-44.

856

Luce 2007, 50.

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Mais le chemin n’est pas nécessairement tracé et les groupes ne réagissent pas de manière identique. Si la distinction qui s’opère entre Ioniens et Doriens acquiert une saillance significative, il n’en va pas de même des Arcadiens qui ne cherchent guère à se démarquer du reste du Péloponnèse. Ici, la frontière linguistique ne s’accompagne pas d’une distinction en termes de pratiques funéraires. De même, en Crète, les divergences entre séquences funéraires semblent témoigner d’autres logiques, peut-être identitaires, mais inhérentes au contexte de l’île où la partie orientale est peuplée d’Etéocrétois. Il faudrait, bien entendu, attendre la publication complète de l’étude pour se prononcer, mais la thèse défendue par Jean-Marc Luce fournit un cadre cohérent pour expliquer les débuts du processus menant à la formation des quatre grands ethnē.

Bien évidemment, si l’homogénéisation de certaines pratiques commence aux Xe

et IXe siècles, cela n’induit pas nécessairement que l’ethnicisation de ces pratiques est alors achevée ni que se sont déjà constitués les grands ensembles de l’époque classique. Le processus s’étend, en effet, sur plusieurs siècles et avant de trouver une expression globale, il semble surtout se concentrer localement, dans ce que l’on pourrait nommer des lieux de fabrique identitaire où la frontière ethnique est particulièrement saillante, à l’instar de la zone séparant Mégare d’Éleusis. Pour comprendre comment un tel processus peut changer d’échelle, il convient de s’intéresser à quelques-uns de ces lieux particuliers, véritables forges identitaires de ces ethnē.