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U N MONDE VÉCU D ’ EXCLUSIONS

RÉSULTATS DES ANALYSES EFFECTUÉES A POSTERIOR

U N MONDE VÉCU D ’ EXCLUSIONS

Dans l’ensemble, les prostituées de rue vulnérables évoluent dans un monde constitué d’une multiplicité de réalités d’exclusions : elles vivent en marge et dans l’isolement. Dans les pages qui suivent, on peut constater que les diverses formes d’exclusion relèvent tant de la nature de l’environnement social que du contexte, plus immédiat, dans lequel ces

femmes exercent leur métier. La Figure 8 résume les éléments dont il est question ici.

Figure 8. Phénomène de la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH : un monde vécu d’exclusions

Des réalités sociales d’exclusion

Dans l’ensemble, les prostituées de rue sont généralement exclues de la société et ne bénéficient donc pas d’un filet de protection adéquat en fonction de leurs besoins. Les principales dimensions de l’exclusion sociale qui façonnent la vulnérabilité au VIH de ces femmes se résument selon les rubriques suivantes :

Premièrement, la situation socio-économique et le sempiternel sexisme à l’endroit des femmes.

Deuxièmement, l'ignorance de la société quant aux réalités du monde du travail du sexe en plus de l'indifférence à l'égard des travailleuses du sexe ainsi que la stigmatisation et le mépris dont elles font les frais.

Troisièmement, la criminalisation des activités liées à l’exercice des métiers du sexe. Et enfin, l’inadéquation des interventions apparemment destinées à prévenir la

transmission du VIH parmi les travailleuses du sexe en général et les prostituées de rue en particulier.

Des réalités socio-économiques et sexistes

Il s’agit ici de la toile de fond sur laquelle se dessine la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH. À prime abord, il appert que la détérioration économique ressentie depuis le début des années 1990 exerce une influence majeure sur la capacité des prostituées de rue de gagner leur vie dans des conditions acceptables et sécuritaires :

Y a quasiment pas de clients, y a quasiment pu d'argent. Y n'a pu d'argent comme y'avait avant. (...) Combien de monde travaille pu ?

Dans ces circonstances, elles doivent alors travailler de plus longues heures et parfois réduire leurs exigences face aux clients qui sont souvent prêts à payer de plus grosses sommes d’argent pour des services sans condoms. Ce faisant, afin de s’assurer d’un revenu adéquat dans un milieu où règne une féroce compétition, ces travailleuses s’exposent davantage au potentiel d’infection par le VIH.

À cette situation particulière aux travailleuses du sexe s’ajoute un contexte plus général qui touche une majorité de femmes. Selon nos discussions, mes co-chercheures sont d’avis qu’à travers le maintien quasi-universel de leur infériorité socio-économique, les femmes sont exclues de la sphère active de la société, c’est-à-dire celle qui a le pouvoir de faire valoir ses intérêts. En conséquence, nombre de femmes se retrouvent en position de dépendance socio-économique vis-à-vis d’un ou des hommes ce qui, en retour, accroît leur potentiel de vulnérabilité au VIH puisqu’elles ne peuvent alors exiger et appliquer, sans crainte de représailles, les mesures de protection qu’elles jugent nécessaires, que ce soit dans leur vie personnelle ou dans leur vie professionnelle s’il s’agit de travail du sexe. En somme, les participantes ont signalé que le fait d’être femme rend vulnérable à un cycle de dépendance socio-économique et de pauvreté intimement lié à la vulnérabilité à la violence et au VIH… où c’est pire pour les plus démunies (qui) n’ont rien d’autre que leur corps pour répondre à leurs besoins, aussi fondamentaux soient-ils.

Cette différentiation socio-économique selon le genre serait, selon mes co-chercheures, significativement reliée au fait que les femmes exercent moins de contrôle que les hommes sur leur quotidien. En particulier, elles dénoncent que la discrimination à l’endroit des femmes est encore trop présente à l'approche de l'an 2000 : C'est ça les femmes : « Fais à manger, fais-moé un café, pi ferme ta yeule ». Selon elles, trop d’hommes fonctionnent encore sur la base de leur besoin de domination qu’ils exercent de manière indue sur les femmes-objets, qui ne peuvent alors s’affirmer :

- Quand t’es une femme-objet, t’as pas grand chose à dire. Sois belle et tais-toi. - « Tais-toi » justement, tu peux moins exiger des moyens de protection.

Ce faisant, elles croient que les prostituées sont souvent utilisées par les hommes afin qu'ils puissent exprimer leurs besoins de domination :

C'est le reflet de la société qu'est-ce qui se passe sur toutes ces photos là. (…) c'est le reflet d'exactement la société, comment qu'on voit la femme. Faque, c'est autant toé, moé, elle, que les filles qui viennent icitte que ma voisine : sont toutes vues pareilles, sauf qu'elles le savent pas. (…) Mais (elles) sont toutes vues pareilles. (Et) c'est les travailleuses du sexe qui sont utilisées par les hommes pour refléter ce besoin de domination.

Étant ainsi recluses dans cette position de personne « à dominer », les prostituées sont alors très vulnérables à l'exercice de violences à leur endroit, donc moins en mesure d'exiger ou de recourir aux mesures de protection appropriées.

Bref, le monde vécu des prostituées de rue repose sur des réalités socio-économiques et sexistes qui renvoient à l’exclusion quotidienne des intérêts et des voix d’une majorité de femmes dans notre société, exclusion d’autant plus accentuée pour les plus pauvres et objectivées, et qui va de pair avec un accroissement du potentiel de vulnérabilité au VIH. L’ignorance, l’indifférence et la stigmatisation à l’endroit des travailleuses du sexe L'exclusion que vivent les prostituées de rue prend davantage de sens pour elles à travers l'ignorance, l'indifférence et la stigmatisation qu’elles ressentent de la part de la société : l'ignorance quant aux réalités difficiles du travail du sexe et du vécu des personnes qui exercent ce métier ; l'indifférence à leur égard, en particulier si elles ont besoin d'aide ; et la stigmatisation qui est considérée comme un des facteurs de vulnérabilité les plus

importants… c’est un facteur hyper-important !

Même si la prostitution est pratiquée depuis des siècles, la majeure partie de la société ignore ce que constitue cette réalité et le vécu des femmes qui exercent ce travail :

Quand on a pris les photos, j’me sentais comme dans un autre monde. J’trouvais qu'on découvrait des racoins dangereux, juste à côté des rues où on passe tous les jours (...) Il y avait toutes sortes de monde sur (la rue) Sainte-Catherine, et c'est comme si un paquet de gens qui (s'y promènent) ne réalisent pas que dans les ruelles, juste en arrière, y a tout un autre monde complètement différent (qu’ils ne connaissent ni ne comprennent).

En fait, tout se passe à proximité, presque sous leurs yeux, sans que les passants ne le réalisent tout à fait. Les réalités de ces travailleuses étant hors de l’entendement général, il est donc difficile d'obtenir le soutien nécessaire à l’établissement de conditions de travail convenables et sécuritaires ou à l’adaptation du monde environnant en fonction du vécu et des besoins des prostituées de rue.

Selon nos discussions, cette ignorance des réalités de femmes pratiquant la prostitution de rue serait intimement liée à l’état d'indifférence générale qu’elles perçoivent à leur égard : Tu peux te faire sauter dessus. Le monde là y se retourne pas eux autres là (...) y a

personne qui va venir t'aider (...) le monde y se crisse d'eux autres.

Dans les faits, pour bien des personnes, il peut être difficile d’intervenir de quelque manière que ce soit dans des situations qui leurs sont inconnues ou inconcevables, d’autant plus s’ils ont des préjugés négatifs à l’égard des femmes pratiquant la prostitution.

Ainsi, outre l’ignorance et l’indifférence qu’endurent systématiquement une majorité de prostituées de rue, nous avons amplement discuté de stigmatisation et de mépris de la part de la société. Il a été question, notamment, de jugement, de regards négatifs de la société, de désapprobation sociale, de manque de respect et de condamnation :

Tsé (on) est pas considérées du monde correct (...) on fait pas partie des citoyens qu'on dit dans la normalité.

Par exemple, nombreuses sont les prostituées de rue qui subissent des agressions verbales et physiques de la part de citoyens désireux d’exclure ces femmes de leurs quartiers. Cette condamnation est d’ailleurs accentuée par l’apparition sporadique de graffitis tels « sida à vendre, salope à louer », gages de préjugés qui renforcent le regard négatif et le mépris à l’endroit de prostituées et qui, de plus, contribuent à véhiculer des idées fausses sur la prévalence du VIH chez les travailleuses du sexe en général.

Les conséquences de l’ignorance, de l’indifférence et de la stigmatisation font en sorte qu’une majorité de prostituées de rue se sentent rejetées, humiliées, dégradées, en colère et continuellement confrontées à une perception aiguë d’être oubliées et exclues, d’où la propension à la non-reconnaissance de soi en tant qu’individu et travailleuse du sexe. De plus, étant donné ces perceptions, bon nombre de ces femmes ne savent pas où obtenir de

l'aide ou du support dans le respect de leur différence lorsqu’elles en ont besoin. Elles préfèrent plutôt cacher leur identité lorsque nécessaire ou elles s'isolent davantage dans l'exclusion et se retranchent dans un autre monde, en marge de la société... ce qui contribue à accroître leur potentiel de vulnérabilité face au VIH puisqu’elles échappent encore plus à tout filet de soutien et de protection qu’offre normalement la Cité à ses citoyens.

La criminalisation des activités liées à la prostitution

Nous avons abondamment discuté de la criminalisation des activités liées à la prostitution. Il s’agit là, selon les participantes, d’une forme de stigmatisation institutionnalisée qui contribue considérablement au vécu d’exclusion sociale et de vulnérabilité des prostituées de rue au VIH. Et puisque ces femmes sont les plus visibles d’entre toutes les travailleuses du sexe, ce sont elles qui, le plus souvent, finissent par être traitées comme des criminelles avec les menottes dans le dos, la prise des empreintes (et) l'attente au poste de police, avant d'être traînée(s) en cour.

Étant d’emblée étiquetées comme des criminelles potentielles, voire accomplies, il s’avère donc difficile de recourir au soutien de la police lorsque ces femmes deviennent victimes d'actes de violence. Ces agents ne (les) prennent pas au sérieux et rejètent leurs requêtes d’aide sous prétexte qu’elles ont couru après le trouble. Dès lors, elles constatent qu’elles n’ont pas les mêmes droits à la protection que l’ensemble des citoyens et qu’elles sont laissées à elles-mêmes pour se défendre. Dans la mesure où elles seraient reconnues comme travailleuses plutôt que criminelles, les participantes sont d’avis qu’il serait possible de se constituer un réseau ou un syndicat légal, comme une Commission des normes de santé et de sécurité au travail, pour se protéger et protéger (leurs) droits. Mais le contexte légal rend cette possibilité, pour le moment, utopique.

D'autre part, le sceau de criminelle fait en sorte que les comités de citoyens se sentent d’autant plus justifiés d’exercer leurs pressions, tant sur les instances de gouvernement local et sur les forces policières que sur les prostituées de rue, afin de chasser ces femmes de leurs quartiers pour protéger leurs enfants et leur environnement. J’en ai déjà fait mention, étant continuellement déplacées, il devient alors plus difficile pour ces femmes de développer un sentiment d’appartenance à une communauté ou à un quartier donné et de se constituer un réseau solidaire de support et de surveillance mutuelle :

Pis ça, tous ces déplacements là (...) c’est parce qu’on est rejetées, mais en même temps, ça rend difficile de s'organiser entre nous autres aussi, si on est toujours dispersées, séparées, déplacées. Ben y faut que tu t'habitues dans un autre quartier, faut que tu r'connaisses un autre pusher, d'autres lieux pour aller boire. C'est très, très, très difficile de changer de

boutte. (...) C'est difficile quand les gens sont dispersés. (...) Si t'es toujours déplacée d'un bord pis de l'autre, ben tes réseaux sont toujours brisés. Y'a pas moyen de créer des liens avec les gens.

Bref, la criminalisation des activités liées à l’exercice de la prostitution et l’étiquette de criminelle attribué aux prostituées de rue constituent des sources importantes d’exclusion qui font en sorte qu’il est difficile de s’assurer d’une protection adéquate et solidaire contre une multiplicité d’agressions, dont le VIH constitue une des finalités les plus tragiques. L'inadéquation des interventions préventives

Les participantes sont d’avis que les interventions orchestrées par l’institution de la santé publique1 et visant à prévenir la transmission du VIH ne circulent pas comme il faut et sont plus ou moins bien adaptées aux milieux dans lesquels évoluent les travailleuses du sexe dans leur ensemble et les prostituées de rue en particulier.

Les interventions invoquées comprennent, notamment, la diffusion d’information sur les mesures de prévention, l'accessibilité aux outils de protection nécessaires (condoms, seringues, eau de Javel, eau propre, filtres) et la disponibilité d'agents de soutien. En règle générale, ces interventions ne seraient pas suffisamment développées, ni adaptées aux réalités des travailleuses du sexe. Et sans accès à l’information et aux moyens de protection adéquats, comment assurer des comportements préventifs à l’égard du VIH ?

Les propos suivants illustrent l’inadéquation des interventions préventives :

- Ben moé, un moment donné, j'avais pas entendu parler de ça des condoms (comme moyen prophylactique). Moé des condoms c’tait pour pas être enceinte (…) - T'avais pas l'information ? On t'en avait pas parlé ?

- Non, je l'avais pas l'information (…)

- Bon, mais y a cinq ans là, comment ça se fait que t'avais pas entendu parler de l'information ? C'était dans les journaux, à la TV (et il y avait aussi quelques travailleurs de rue et de milieu).

- Moé j'lisais pas. Tsé quand j'consommais là, moé j'lisais pas les journaux, j'écoutais pas la TV. (J'étais) dans mon monde à moé. Tout ce qui m'intéressait, ben moé, ch'savais toutes les jokes, les nouvelles jokes en ville. Moé, fallais que j’fasse rire mes clients pis fallait que j’me déshabille surtout. Tsé ch’savais toute c’que j’avais à faire dans ma job. Des condoms, on n’en parlait pas tant que ça. En tout cas, ben moins qu’aujourd’hui.

1 Cette institution inclut, de l’avis des participantes, le Ministère de la Santé et des Services sociaux, la Régie

(…)

Dans le temps, moé j'ai fait tous les motels, les beaux motels (...) pis y'en avait pas de distributrices de condoms. Y'a des distributrices de pâte à dents, de chocolats (...) Mais tsé, y'araient pu mettre des condoms à place de mettre du chocolat pis des bouteilles de

champagne dégueulasses, y'araient pu nous mettre des condoms.

Outre que ces propos laissent entrevoir des voies d'intervention, en partenariat avec des organismes communautaires du milieu ou des commerces abritant des activités reliées à la prostitution, l’inadéquation des interventions en prévention du VIH contribue

significativement au sentiment d’exclusion que vivent des prostituées de rue dans la mesure où les individus et les institutions qui devraient aider les autres qui en arrachent ne

semblent pas le faire. Évidemment, l'on pourrait arguer que les interventions sont

adéquates, mais que c'est la clientèle qui n'est pas disposée à les recevoir. Il s'agit, certes, d'une population difficile à rejoindre étant donné sa marginalité. Toutefois, dans un contexte global d'exclusion, un tel argument risque plutôt de consolider cette exclusion et de désengager davantage les intervenants potentiels.

En somme, l’environnement social contemporain renvoie à plusieurs réalités d’exclusion dont les multiples sens varient certainement d’un individu à l’autre dans le temps. Des réalités socio-économiques et sexistes, l’ignorance, l’indifférence et la stigmatisation quotidiennes, la criminalisation et l’inadéquation (perçue) des interventions en prévention du VIH contribuent tous à accroître la vulnérabilité des prostituées de rue. Se confirment alors leur marginalité, leur sentiment d’exclusion ainsi que leur perception d’être des citoyennes de deuxième ordre, d’où leurs reproches :

On n’a pas notre place dans la société ! … (Puis) si ça reste (comme ça), c'est parce qu'en quelque part, y a des gens qui sont ben d'accord… pi la société est coupable d'accepter ça ! L’exclusion vécue dans le milieu de la prostitution de rue

Mis à part l’exclusion d’ordre sociétal plus général, de multiples réalités d’exclusion sont à l’œuvre au sein même du milieu de la prostitution. À cet effet, les participantes ont discuté des principaux protagonistes évoluant dans le monde de la prostitution de rue et de leurs dures conditions de travail.

Les principaux protagonistes du milieu de la prostitution de rue

Selon les participantes, les principaux acteurs du monde de la prostitution de rue sont liés entre eux par une multitude de projets et d’intérêts concurrentiels qui tendent à favoriser l’exclusion mutuelle entre les prostituées de rue, à exclure les intérêts de ces travailleuses et

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