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L’ ARCHIPEL DES CONSTRUCTIVISMES : SUBSTRAT D ’ ORIGINE ET PREMIER PRINCIPE FONDATEUR

LE CONSTRUCTIVISME : EXPLICITATION ET PERTINENCE POUR LA PRATIQUE EN SANTÉ PUBLIQUE

L’ ARCHIPEL DES CONSTRUCTIVISMES : SUBSTRAT D ’ ORIGINE ET PREMIER PRINCIPE FONDATEUR

À prime abord, il semble donc que la formulation des constructivismes soit relativement récente dans l’évolution de la pensée occidentale. Cependant, force est de constater que ce paradigme constitue l’héritage d’une riche histoire de réflexions portant sur les fondements de la connaissance : Le Moigne (1995) réfère ainsi à vingt-cinq siècles de considérations toutes aussi légitimes que celles sur lesquelles reposent les positivismes fondant

l’épistémologie institutionnelle contemporaine.

Il invoque, par exemple, la culture de la Grèce antique pour signaler l’existence de courants de pensée qui vont déjà dans le sens des épistémologies constructivistes. En particulier, il réfère aux thèses de la sophistique1, tels les propos de Protagoras (490-420 av. J.-C.) et de Gorgias (483-376 av. J.-C.), dont la philosophie des connaissances stipule qu’il n’y a pas de vérité objective et que la réalité pour chaque personne est telle qu’elle lui apparaît à travers son expérience des phénomènes. Le Moigne (1995) évoque ensuite la pensée des

nominalistes médiévaux qui suggèrent que nous ne pouvons connaître la réalité en soi, dans sa véritable essence. En fait, nous ne connaissons que les représentations issues de notre expérience sensible des phénomènes perçus. Dès lors, les principes selon lesquels les réalités sont multiples et modulées par l’expérience vécue du sujet dans le monde ne sont pas récents.

Par ailleurs, toujours selon Le Moigne (1995), il appert que les constructivismes

s’inscrivent dans la lignée des propos du philosophe italien Vico (1668-1744), le père de la philosophie moderne de l’histoire, de la culture et de la mythologie (Audi, 1995). Pour ce philosophe qui a offert la première et la plus convaincante des grandes discussions critiques du Discours de la méthode de Descartes (1596-1650), le vrai et le faire sont une seule et même chose. Le vrai étant ce qui est fait (théorie du Verum Factum), Vico a donc élaboré une conception constructive de la connaissance qui valorise l’invention, la création et la conjonction d’idées à travers l’expérience. Incidemment, cette conception de la

1 Il est question ici de la doctrine sophistique avant qu’un sens nettement défavorable lui soit attribuée,

notamment à partir de l’époque de Platon (427-347 av. J.-C.), puis surtout celle d’Aristote (384-322 av. J.-C.) (Lalande, 1993).

connaissance fut également proposée et développée plus de deux siècles plus tard par Valéry (1870-1945) à la lumière de son étude des Cahiers de Léonard de Vinci (1456- 1519) et de la méditation qu’il entreprit pour élucider la méthode cognitive de ce dernier1. Faut-il le spécifier, de Vinci a produit des connaissances originales, notamment en

hydrodynamique, en physique, et en mécanique. En fait, il a développé une œuvre scientifique féconde et créatrice plus d’un siècle avant que Descartes n’établissent le Discours de la méthode, un traité dont la science positive occidentale s’inspire maintenant depuis plus de trois siècles afin d’assurer sa réussite et sa légitimité. Ceci est d’autant plus intéressant que la méthode déployée par de Vinci ne correspond pas aux principes de la vérité objective, du déterminisme causal et de la méthode analytique cartésienne. Cette méthode rend plutôt compte de ce que Valéry a qualifié d’étonnante capacité de l’esprit humain de produire et de construire du sens, où la conception se fait à travers l’action et l’expérience sensible du sujet et donne lieu à la construction de représentations de phénomènes et d’objets plutôt qu’à la reproduction d’un réel donné. Dès lors, depuis maintenant plus de 350 ans, et malgré les enseignements traditionnellement privilégiés, la connaissance est conçue faisable et constructible à travers l’action et l’expérience vécue. Poursuivant l’histoire en quête de réflexions appuyant les fondements des constructivismes, Le Moigne (1995) renvoie, par ailleurs, à la troisième Critique de Kant (1724-1804).

Publiée en 1797, La critique de la faculté de juger rend compte, pour la première fois de l’histoire de l’épistémologie moderne, de la notion de téléologie. Kant a notamment su mettre en évidence la capacité de l’esprit humain d’élaborer les finalités en référence auxquelles s’exerce la faculté de juger et de raisonner. Cette proposition fut d’ailleurs développée davantage au XXe siècle, notamment par les pragmatistes américains James (1842-1910) et Dewey (1859-1952). Selon ces derniers, la connaissance est essentiellement construite à travers les transactions des sujets connaissants avec les objets à connaître en vue d’organiser le monde constitué par ces expériences vécues en fonction d’intérêts ou de valeurs privilégiées. Dans cette perspective, le développement des connaissances comporte, outre une dimension de constructibilité à travers l’action et l’expérience vécue, une

intentionnalité, une finalité, voire une projectivité.

Enfin, quoique la terminologie de « constructivisme » ait été proposée dès le début du XXe siècle par des mathématiciens voulant énoncer le caractère construit de la connaissance scientifique, et donc signifier la construction du connaissable par les sujets constructeurs, ce n’est qu’avec Piaget (1896-1980) (Le Moigne, 1994, 1995) que l’on accéda à la mise au monde officielle de l’épistémologie constructiviste en 1967. En effet, à partir d’une longue

réflexion dans le domaine de la psychologie cognitive, Piaget développa l’épistémologie génétique qu’il nomma éventuellement constructiviste puisque cette vision épistémologique mit en évidence la genèse constructive, voire la construction continuelle de la connaissance par le sujet connaissant (Inhelder, 1985). Piaget établit plus particulièrement la

connaissance en tant que processus continu de construction dont le maître d’œuvre est le sujet construisant des connaissances à travers ses interactions avec les objets à connaître – des interactions où, par ailleurs, l’objet est façonné par le sujet qui le considère, lequel est récursivement façonné par l’objet. Bref, il suffit de retenir ici que le coup d’envoi fut donné au développement des constructivismes sur la base du principe fondateur de l’inextricable interrelation du sujet et de l’objet au cœur de l’acte de construction des connaissances. Ce principe fondateur des constructivismes s’avère assurément légitime à la lumière de diverses réflexions relatives aux fondements de la connaissance et signalées au cours des vingt-cinq derniers siècles, dont notamment celles ayant signifié l’existence de réalités multiples qui se traduisent par des représentations évoquant des connaissances construites à travers l’expérience vécue et l’action. En revanche, il est à noter que les écrits de Piaget ne font pas directement référence à la dimension téléologique de la connaissance, ni à

l’exercice intentionnel de la raison, pourtant déjà conçus. Cet état de fait serait attribuable à l’époque dans laquelle évoluait Piaget, le téléos ayant une connotation métaphysique, et donc non-scientifique1. En l’occurrence, il n’est donc pas surprenant que perdurent certaines descriptions de constructivismes qui ne font pas mention de l’importance des finalités poursuivies par les acteurs constructeurs de connaissances (voir par exemple : Guba & Lincoln, 1994 ; Lincoln & Guba, 2000 ; Schwandt, 2000). Pourtant, la médiation d’un objet par un sujet prend nécessairement la forme d’un projet (Bachelard, 1934 dans Le Moigne, 1995). Sinon, comment et sur quelles bases privilégier certaines constructions d’un objet plutôt que d’autres ? Plus encore, comment serait-il possible de concevoir un sujet sans intention, finalité ou projet ? Même le scientifique prétendu neutre et objectif qui tente de ne pas être façonné par l’objet qu’il observe et analyse poursuit un projet, soit celui d’expliquer et de rendre compte de la réalité donnée. Et à ce projet s’ajoutent, de surcroît, des projets personnels de quête de reconnaissance, d’avancement et de prestige pour ses contributions à l’édification de la Science (Ratcliffe & Gonzalez-del-Valle, 1988). En définitive, l’archipel des constructivismes, dont le coup d’envoi officiel fut donné par Piaget, repose sur un principe maintes fois annoncé au fil du temps, soit celui voulant que le sujet connaissant joue un rôle décisif dans le processus de développement des

connaissances à travers ses interactions avec les objets à connaître. Toutefois, à l’orée du

XXIe siècle, il importe également de reconnaître que le complexe sujet-objet est modulé par des projets, au demeurant façonnés par des sujets et objets. Cette dimension projective est d’autant plus pertinente qu’elle permet de donner un sens au processus de

développement des connaissances, où les sujets concernés interagissent entre eux à travers la jonction de leurs projets respectifs, tout en invoquant, cependant, leurs spécificités particulières – ce qui nous renvoie, encore une fois, à la dialectique de relative

interdépendance et d’autonomie mentionnée plus tôt lorsqu’il est question de la dynamique de la participation (Lamoureux, 1994) et de la gestion de la pluralité (Gregory, 1996). En fait, c’est précisément cette dimension projective qui fait en sorte que je privilégie ici la version du constructivisme projectif explicitée par Le Moigne (1994) et qui rappelle la version de Levy (1994).

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