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Reflet d’une culture populaire qui suit l’évolution des discours scientifiques, le mot « paradigme » est apparu, il y a quelque temps, dans les publicités de chaussures sport NikeMC. Loin de moi l’idée de porter un jugement sur la signification accordée à cette terminologie dans ce contexte particulier ! Cependant, il importe tout de même de préciser les origines et la définition de ce concept ainsi que d’en clarifier les champs constitutifs afin d’établir les assises de mes propos.

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RIGINE ET DÉFINITION DU CONCEPT DE PARADIGME

Le concept de paradigme fut proposé en 1962 par l’américain Thomas Samuel Kuhn, physicien et historien des sciences. Sa monographie, The Structure of Scientific Revolutions (Kuhn, 1996), est un des livres les plus cités dans le monde.

En substance, le propos de ce livre vise à démontrer que le développement de la

connaissance scientifique progresse par révolutions et par ruptures plutôt qu’à travers un processus graduel, ordonné et cumulatif menant à la découverte de la vérité. À partir de son interprétation de l’histoire de la physique, et sous l’influence des écrits de l’allemand Ludwik Fleck1 (1896-1961) qui suggère d’accorder de l’importance aux conditions sociologiques dans lesquelles s’élabore la science, Kuhn s’exerce notamment à faire la démonstration suivante : les longues périodes de « science normale », pendant lesquelles des théories et des méthodes sont élaborées et raffinées afin de trouver des solutions aux problèmes de l’heure, sont scindées par des périodes de crises et de révolutions

1 Kuhn réfère à une monographie produite par Fleck en 1935, laquelle est intitulée Entstehung und

intellectuelles à travers lesquelles la communauté scientifique abandonne un système de référence donné, soit un paradigme, pour le remplacer par un autre jugé plus apte à contribuer à la résolution d’anomalies théoriques persistantes et à faire progresser le processus de développement des connaissances. Ces analyses soulevèrent plus d’une

critique (Feyerabend, 1979 ; Lakatos dans Chambers, 1987), il n’en demeure pas moins que c’est à partir des premiers écrits de Kuhn en 1962 que le concept de paradigme a pris forme. Il aura toutefois fallu attendre quelques années afin qu’il clarifie le sens de ce terme (Kuhn, 1970, 1977). En effet, plusieurs critiques avaient relevé l’extrême plasticité du concept dans son premier livre, certains ayant noté jusqu’à vingt-deux sens différents (Masterman, 1970).

Ceci étant, il est désormais entendu qu’un paradigme est un système de référence, ou un cadre conceptuel général, qui reflète un ensemble de croyances admis par une majorité d’individus au sein d’une discipline, ou même d’un ensemble de disciplines, et à l’intérieur duquel des théories sont testées, évaluées, et si nécessaire, révisées (Audi, 1995). Dès lors, un paradigme sert de phare ou de guide qui délimite, en quelque sorte, un cadre normatif à partir duquel des groupes concernés formulent des questions qu’ils croient légitimes, identifient et mettent au point des techniques et des stratégies qu’ils jugent appropriées, attribuent un sens aux résultats atteints et aux solutions émergeantes et, enfin, déterminent les projets et les actions à poursuivre pour effectuer le travail normal de la discipline (Levy, 1994). Vu de la sorte, un paradigme constitue un moteur important du processus de

développement des connaissances.

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ES QUATRE CHAMPS CONSTITUTIFS D

UN PARADIGME

Bien que ce ne soit pas encore une norme largement établie, j’adopte ici la perspective voulant qu’un paradigme soit défini en fonction de quatre ordres de considérations dont les éléments et le contenu respectifs sont mutuellement interdépendants. Schématiquement, le concept de paradigme peut donc être représenté par quatre champs inter-reliés, soit les champs épistémologique, ontologique, méthodologique et téléologique (Levy, 1994) 1.

1 Le concept de paradigme est communément défini en fonction des trois premiers champs présentés ici, soit

épistémologique, ontologique et méthodologique (Guba & Lincoln, 1994). Cependant, dans une élaboration récente de leurs idées, Lincoln et Guba (2000) croient qu’il serait pertinent d’ajouter une quatrième dimension à l’explicitation des fondements d’un paradigme, soit le champ axiologique. Selon eux, il importe de signifier le rôle de l’éthique et de la spiritualité dans le processus de développement de la connaissance et, en

particulier, l’influence de l’orientation axiologique sur les finalités poursuivies à travers l’activité de développement des connaissances. Il ne s’agit toutefois pas d’une explicitation des finalités en soi – comme c’est le cas lorsqu’il est question des considérations téléologiques – mais plutôt de rendre compte des valeurs morales qui délimitent les frontières de la recherche. Dans ce contexte, je suis alors d’avis que leur dimension axiologique se rapporte plutôt au domaine des considérations épistémologiques, limitant donc encore à trois dimensions leur conception des fondements d’un paradigme.

Figure 1. Les quatre champs constitutifs d’un paradigme

Le champ épistémologique renvoie aux conditions et aux limites structurelles en fonction desquelles sont développées les connaissances, ainsi qu’aux justifications utilisées pour légitimer ces connaissances (Audi, 1995). Autrement dit, le fondement épistémologique d’un paradigme aide à circonscrire une vision du monde et à délimiter les frontières de l’approche de recherche (Levy, 1994). Ceci permet, en retour, de spécifier la relation entre la personne engagée dans le processus de développement des connaissances et le monde vécu (Guba & Lincoln, 1994) et de déterminer les contours de ce que constitue une connaissance valable.

Le champ ontologique décrit la nature, la constitution et la structure de la réalité, et ce qu’on peut savoir des entités qui existent (Audi, 1995). Ainsi, ce champ évoque la nature du monde vécu, soit l’univers des entités ou des êtres considérés comme physiquement ou mentalement manipulables dans le processus de recherche (Levy, 1994).

Le champ méthodologique, quant à lui, réfère aux méthodes, aux procédés et aux

techniques avec lesquels on appréhende le monde vécu et qui permettent de formuler des constats. Il s’agit donc de la panoplie de moyens pouvant être mis en œuvre dans le processus d’élaboration des connaissances.

Enfin, le champ téléologique est rarement mentionné. Il s’agit des finalités et des projets poursuivis à travers l’activité de développement de connaissances, ce qui révèle, en l’occurrence, les intentions et les intérêts des chercheurs ainsi que les responsabilités dont ils s’investissent par rapport à leurs travaux (Levy, 1994). Par extension, c’est précisément ce champ qui permet de concevoir l’influence de la mission d’intervention de l’institution de la santé publique sur les activités de développement des connaissances qu’on y

entreprend.

Les quatre champs d’un paradigme renvoient donc à la relation qu’établit une chercheure au monde vécu, à la nature de la réalité, aux méthodes privilégiées pour appréhender ce monde, ainsi qu’aux finalités poursuivies à travers le processus de développement de connaissances. En somme, il s’agit de quatre ordres de fondements qu’il importe de bien expliciter afin d’être en mesure de spécifier les implications théoriques et pratiques d’un paradigme donné et de situer la teneur des travaux émergeants.

Dans la mesure où plusieurs paradigmes coexistent à un moment donné (Feyerabend, 1979), la question se pose, inévitablement, de savoir lequel privilégier. Pourtant, il n’existe pas de raisonnement particulier ou de critères uniques pour juger des mérites d’un

paradigme et en établir la supériorité par rapport à un autre. Il s’agit essentiellement d’une question de choix dicté par nos valeurs et nos convictions quant à la capacité d’un

paradigme donné de favoriser une meilleure compréhension ainsi que l’action dans le monde qui nous entoure (Levy, 1994 ; Lincoln & Guba, 1985). Pour ma part, je privilégie le paradigme constructiviste puisqu’il constitue un support légitime pour la pratique en santé publique.

LE CONSTRUCTIVISME : EXPLICITATION ET PERTINENCE POUR

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