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L’ÉLABORATION ET LA MISE EN ŒUVRE DE NOTRE PROJET DE RECHERCHE PARTICIPATIF

D ÉROULEMENT DU PROJET

Tel que prévu, nous avons distribué des cartables lors de notre première rencontre afin que chaque co-chercheure puisse y organiser tout son matériel personnel relatif au projet1. Nous avons pris le de temps de nous présenter, faire un petit retour sur la phase préparatoire de notre démarche, et partager nos motivations et attentes face au projet. Dans l’ensemble, toutes s’entendaient sur l’importance de développer une meilleure compréhension de la vulnérabilité de prostituées de rue au VIH afin d’entreprendre des actions concrètes en la matière. Nous nous sommes ensuite entendues sur l’horaire des rencontres hebdomadaires, la nécessité de garder les réunions ouvertes à l’intégration d’autres participantes, la gestion des transcriptions verbatim des rencontres et l’importance de se doter d’un mécanisme pour tenir informées l’équipe et les participantes de Stella du déroulement du projet. À cet effet, nous avons préparé un babillard pour rendre compte de l’état d’avancement de la réflexion, avec photos et commentaires à l’appui, le tout accompagné d’une invitation à se joindre à nos discussions hebdomadaires. Les photos ont continué à susciter beaucoup d’intérêt de la part des quelques femmes fréquentant Stella à cette époque. Mais les invitations

personnelles effectuées auprès de diverses femmes n’ont pas attiré de nouvelles participantes.

Par ailleurs, nous avons également discuté de l’expérience vécue en tant que photographes amateures. Dans l’ensemble, cette activité s’est avérée positive pour les co-chercheures ayant pris des photos2, et nous étions toutes d’avis que cet exercice permettait de rendre compte de réalités pertinentes et peu documentées. Une personne a d’ailleurs exprimé sa satisfaction d’avoir enfin eu la chance d’explorer des endroits qu’elle n’avait pas encore pris le temps d’examiner de près dans le quartier. Pour une autre des co-chercheures, cette activité a permis de retourner dans des lieux où elle avait vécu sa propre déchéance, ce qui lui a procuré une grande fierté lorsqu’elle s’est aperçue du chemin qu’elle avait parcouru pour mettre un terme à ses multiples toxicomanies. Et en ce qui me concerne, cela m’a donné l’occasion d’être exposée à une réalité très différente de la mienne. Somme toute, cette activité procure la possibilité de mieux représenter et comprendre une réalité marginale ainsi que de mettre en perspective sa propre réalité.

1 Dans les faits, ces cartables ont plutôt servi à classer les documents distribués et n’ont pas fait l’objet d’une

appropriation personnelle et créatrice comme ce fut le cas pour les femmes participant au projet de Colin et al. (1992). Rétrospectivement, je crois que nous aurions pu accorder plus de temps à la constitution de ce cartable afin de fournir une avenue supplémentaire de réflexion pour les co-chercheures.

2 Quoique ayant l’intention de photographier des scènes dont elle nous rendait régulièrement compte, une des

co-chercheures n’a pu procéder à la prise de photos. Ses histoires ont tout de même contribué de manière significative à notre réflexion.

Notre première rencontre s’est terminée par l’amorce de ce que nous avons appelé « l’analyse des photos ». Les deuxième et troisième rencontres ont permis de compléter cette analyse. À cet égard, les personnes présentes au terme de la troisième rencontre sentaient qu’elles avaient épuisé le sujet à partir du matériel recueilli et atteint ce que Lincoln et Guba (1985) qualifient de saturation empirique. La quatrième réunion fut l’occasion d’effectuer un retour sur l’ensemble des thèmes relevés en regard de la

vulnérabilité de prostituées de rue au VIH. De plus, nous avons entrepris la modélisation d’une synthèse de nos résultats sous forme d’affiche. La dernière rencontre a donné lieu à la construction de cette affiche rendant compte de notre travail de réflexion, et a comporté des discussions quant aux suites à donner au projet1. Dans l’ensemble, nos échanges furent dynamiques, ponctués d’humour et riches en contenu.

LE PROCESSUS CONJOINT DE GESTION, D’ANALYSE ET DE MODÉLISATION

La littérature ne rend pas compte de procédures particulières pour cette phase de travail en collaboration. Voici donc les démarches sur lesquelles nous nous sommes entendues afin de produire une synthèse de la conjonction des constructions individuelles et du groupe tout en s’assurant d’un certain contrôle de qualité.

Avec le consentement des participantes, chacune de nos cinq rencontres fut enregistrée sur cassette audio et transcrite verbatim, sans toutefois faire référence aux informations

nominales. Ceci dit, la transcription donne, inévitablement, une version dé-contextualisée, une reconstruction artificielle et une représentation partielle, voire partiale, des interactions considérées. Aussi, puisqu’elle résulte d’un acte interprétatif et donc d’une certaine

transformation des événements, il importe alors de bien rendre compte du processus de production encouru et d’accompagner l’examen d’une transcription de la lecture du journal de bord où se trouvent des informations descriptives, interprétatives et réflexives pour situer cette construction en contexte (Kvale, 1996 ; Lapadat & Lindsay, 1999). Nos verbatim comprennent principalement les dialogues enregistrés, avec quelques indications décrivant l’action en cours pour mettre certains propos en contexte. La

description d’autres dimensions, telles le non-verbal et l’atmosphère générale, a été jugée ni nécessaire ni faisable. Par ailleurs, ces transcriptions ont été produites par une personne expérimentée dans les jours suivant chaque rencontre, puis remises aux co-chercheures pour relecture avant notre séance hebdomadaire suivante. Celles qui avaient le temps et la capacité les ont lus pour rayer les propos qu’elles jugeaient superflus ou trop personnels et pour apporter des clarifications utiles ou demandées par la personne ayant produit la

transcription. Pour ma part, suivant une consultation de mes notes de journal de bord, j’ai relu chaque verbatim tout en écoutant la cassette audio correspondante pour assurer la fidélité de l’écrit et effectuer de légères modifications et clarifications. Je notais également les passages qui, à mon avis, s’avéraient non nécessaires. Dans les faits, seule une des co- chercheures a relu tous les verbatim de manière assidue et a indiqué les passages à éliminer ou à modifier. À notre surprise, nous avions généralement les mêmes propositions en termes d’élimination et de modifications / clarifications. Dans les rares cas où nos suggestions étaient discordantes, nous en discutions avec les autres co-chercheures pour arriver à une entente satisfaisante. Les corrections étaient ensuite acheminées à la personne effectuant les transcriptions et je vérifiais qu’elles étaient apportées. À la fin, les cassettes audio ont été détruites et les transcriptions mises à la disposition de l’équipe de Stella et aux participantes pour consultation. Les copies révisées et corrigées des verbatim tirés des deuxième et troisième séances de discussion-réflexion sont présentés intégralement à l’annexe 9.

Les verbatim rendent particulièrement bien compte du processus encouru pour l’analyse des photos. À tour de rôle, chaque participante sélectionnait une de ses photos et décrivait le contexte où elle avait été prise ainsi que ce qu’elle y voyait et voulait illustrer. Ceci nous aidait alors à comprendre son orientation face à cette parcelle de réalité perçue (Becker, 1979 ; Harper, 1994). Ensuite, elle partageait avec le groupe ce que représentait l’image en termes de vulnérabilité au VIH. À ce moment, il pouvait tout autant être question de sa propre expérience que de son interprétation d’observations effectuées dans le milieu de la prostitution de rue. En règle générale, les propos prenaient l’allure d’histoires vécues auxquelles les autres co-chercheures ajoutaient leurs propres récits et interprétations au fil de la discussion, ce qui fait que l’on ne se limitait pas nécessairement au contenu de la photo considérée. Ainsi, chaque photo n’était qu’un élément déclencheur de discussions qui suivaient alors leur cours et, en l’occurrence, de multiples idées en lien avec la notion de vulnérabilité au VIH ont donc pu être formulées à partir d’une seule photo. De même, ce partage d’expériences et de réflexions personnelles a donné lieu à des thèmes qui n’étaient même pas illustrés par nos photos.

À titre d’exemple, le verbatim de notre deuxième rencontre (annexe 9 : pp. xxxiv-xxxviii) rend compte du parcours qu’a suivi une discussion à partir d’une photo illustrant un sac de cocaïne vide : il a d’abord été question de l’obsession de consommer qu’évoquait l’image et du sentiment d’urgence qui fait que la personne concernée est prête à entreprendre des transactions sexuelles sans condom pour obtenir l’argent nécessaire à l’obtention de drogues. Puis, la photo a symbolisé l’expérience de criminalisation, les poursuites

judiciaires encourues pour possession de cocaïne ainsi que la honte et l’humiliation de comparaître devant un juge. Ceci nous a alors amené à discuter du thème des diverses formes de mépris vécues par les prostituées de rue, soit la désapprobation sociale, la

division et le rejet entre différentes catégories de travailleuses du sexe, et la faible estime de soi qui mène à l’autodestruction. Il s’agit, en somme, de trois formes de mépris abordés plus tard au fil de nos discussions et pour lesquels nous n’avions pas nécessairement de photos, mais que les co-chercheures identifiaient tout de même comme étant intrinsèques à l’expérience de la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH. Voici un autre exemple tiré du même verbatim (annexe 9 : pp. xlii-xlv) : à partir de photos représentant ce que nous avons appelé des racoins cachés, soit des petits bouts de terrains insalubres, mal éclairés et cachés entre deux édifices ou derrière des maisons abandonnées, nous avons abordé une discussion sur les clients dangereux puis évoqué, notamment, les questions de la

discrimination à l’endroit des femmes dans notre société sexiste, de la faible estime de soi, de l’indifférence et du mépris social. D’une certaine manière, les échanges étaient parfois décousus, d’où l’avantage certain que procuraient les enregistrements audio.

Au total, nous avons considéré cinquante photos, dont quelques spécimens sont reproduits à la page suivante (Photos 1 à 4). Certaines ont été produites lors de la phase préparatoire du projet, d’autres ont été prises par la co-chercheure additionnelle et d’autres encore

proviennent de l’album personnel d’une des participantes. Il est intéressant de noter que ces dernières photos avaient généralement une connotation différente en ce sens qu’elles ont servi à illustrer et à discuter du fait que la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH trouve également ses sources dans les relations amoureuses (Photo 1), et non seulement dans la toxicomanie, la violence et les conditions de travail difficiles dont nous avons

Photo 1. Source de vulnérabilité des Photo 2. Source de vulnérabilité des prostituées de rue au VIH : les relations prostituées de rue au VIH : la

amoureuses toxicomanie (sol jonché d’ordures et de

matériel d’injection)

Photo 3. Source de vulnérabilité des Photo 4. Source de vulnérabilité des

prostituées de rue au VIH : la violence prostituées de rue au VIH : les conditions de (lieu d’un meurtre récent) travail difficiles (à gauche, porte d’entrée d’un

Au fil des discussions, nous avons numéroté les photos et constitué une liste indiquant sommairement ce que chacune suscitait en termes de vulnérabilité au VIH pour les

prostituées de rue. Par ailleurs, entre chaque rencontre, et à partir d’une lecture attentive des verbatim, des listes produites à travers de nos discussions et de mon journal de bord, j’ai procédé à la rédaction de comptes-rendus résumant le déroulement de la dernière réunion ainsi que les thèmes discutés. Ce court document était remis aux co-chercheures dans la journée précédant la réunion subséquente ; il faisait ensuite l’objet d’une discussion au début de chaque rencontre, tant pour fins de validation et de suivi du progrès des analyses que pour relancer et alimenter la réflexion en cours ; et enfin il était rendu disponible chez Stella pour consultation (annexe 10 : Copies des comptes-rendus des rencontres de

discussion-réflexion). La rédaction de ces résumés s’est avérée un exercice essentiel pour identifier des catégories d’idées plus générales auxquelles référaient nos propos.

Parallèlement, et avec la progression de nos analyses, j’ai également constitué un petit système de fiches. Sur chacune des fiches, j’ai noté : le numéro attribué à une photo ; le numéro du verbatim correspondant ; le contenu de la photo et ce que nous en avons dit (en termes sommaires) ; ainsi que des idées de catégories potentielles (annexe 11 : Exemple de fiche photo). À l’exemple de l’approche ancrée glasserrienne (Glaser, 1978, 1992), et puisque notre objectif était de rendre compte de la vision du monde des travailleuses du sexe, les appellations des catégories ont été induites des propos tenus et non en fonction de cadres pré-établis. Ceci dit, au terme de notre troisième rencontre, j’ai regroupé les fiches- photos référant à des catégories semblables de manière à reformuler et à proposer quinze catégories d’idées générales rendant compte de situations ou de dynamiques qui accroissent la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH :

1. Besoin d’amour, d’intimité et d’un sentiment d’appartenance 2. Besoin de faire confiance

3. Toxicomanies (consommation de drogues et d’alcool) 4. Ne pas se percevoir comme travailleuse du sexe

5. Division entre les travailleuses du sexe (manque de solidarité ; peu d’entraide ; compétition ; déplacements fréquents)

6. Organisation du travail du sexe (il n’y en n’a pas qui réponde aux intérêts et besoins des travailleuses)

7. Lieux de travail non sécuritaires (death traps, racoins cachés) 8. Identité dévalorisée des travailleuses du sexe

9. Pas de reconnaissance des droits des travailleuses du sexe à la santé et à la sécurité 10. Mépris, humiliation, rejet, indifférence et stigmatisation de la part de la société 11. Vision que les hommes ont des femmes (la femme-objet)

12. Surveillance policière trop étroite et criminalisation, répression, lois restrictives 13. Pauvreté des femmes

14. Manque d’information sur les ressources d’aide et moyens de protection pas disponibles

15. Marché de la drogue plus présent dans les quartiers où travaillent les prostituées de rue

Chacune des quinze catégories a été annotée sur une nouvelle petite fiche et soumise au groupe pour discussion durant la quatrième séance (annexe 12 : Exemple de fiche

catégorie). Après examen des fiches, quelques re-formulations et clarifications leur ont été apportées puis nous avons associé les photographies pertinentes à chaque catégorie. Ce faisant, la sélection des photos a permis de raffiner davantage nos propos concernant certaines catégories. En revanche, contrairement à ce que nous avions envisagé, aucune catégorie nouvelle n’a été créée pendant cet exercice. Enfin, concernant les catégories d’idées pour lesquelles nous n’avions pas de photos, les co-chercheures ont trouvé des images dans des revues et journaux.

Nous avons ensuite procédé à un regroupement des fiches accompagnées d’images selon quatre thèmes plus généraux sur lesquels nous avons rapidement atteint un consensus ; puis nous avons procédé à la co-construction d’un modèle rendant compte d’un niveau

supplémentaire et supérieur de synthèse (Huberman & Miles, 1991 ; Tesch, 1990). Ce modèle, dont le détail est présenté au chapitre suivant, a été organisé sous forme d’affiche. L’affiche comporte quatre sections différenciées par couleur, où chaque couleur renvoie à un niveau de vulnérabilité différent et, par conséquent, à quatre stratégies générales d’intervention différentes. Par ailleurs, dans chaque section nous avons consigné les situations ou les dynamiques qui, selon nos analyses, rendent vulnérables au VIH les prostituées de rue. Chaque catégorie était inscrite en anglais et en français, puis assortie des photographies sélectionnées. Pour certaines catégories, les co-chercheures ont choisi d’apposer directement sur le poster les fiches que je leur avais soumises. La Photo 5 présentée à la page suivante procure un aperçu général de cette affiche.

Photo 5. Aperçu général de l’affiche produite à l’issue de l’analyse conjointe : les quatre niveaux du phénomène de la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH

Le produit de notre réflexion, une affiche de quatre par six pieds, a été ensuite exposé dans la salle principale de Stella pour rendre compte du travail effectué et pour susciter des points de vue additionnels de la part de l’équipe d’intervenantes et de bénévoles de l’organisme ainsi que des femmes fréquentant le local. Il était entendu que mes co- chercheures tenteraient d’obtenir des idées supplémentaires sur la vulnérabilité des prostituées de rue au VIH à l’aide de cette affiche. Ceci devait alors donner lieu à une deuxième ronde de discussions-réflexions, de préférence avec des co-chercheures additionnelles, puis à la production d’un deuxième modèle synthèse pour enrichir

l’élaboration d’un plan d’action en prévention du VIH chez Stella. Pour ma part1, j’ai repris l’ensemble des informations déjà générées en regard de notre question de recherche afin d’entreprendre une analyse plus approfondie.

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