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1. DÉVELOPPEMENT DE LA GRAPHOMOTRICITÉ

1.3 Facteurs explicatifs des changements développementaux : entre maturation,

1.3.4 Modèles internes de l’action et anticipation motrice

La maîtrise de la graphomotricité dépend, comme nous l’avons précisé en problématique, de la mise en place d’une correspondance entre les représentations visuelle et motrice des lettres. Cette association pourrait être facilitée par la mémorisation de modèles internes de l’action (Danna et Velay, 2017).

Ces derniers, qui s’actualisent en phase d’apprentissage, reposent sur une connaissance intériorisée des caractéristiques physiques du corps, du monde extérieur et de leurs interactions (Wolpert, Ghahramani et Jordan, 1995). Ils font référence à l’instauration de mécanismes de contrôle prédictifs et rétroactifs qui, en combinant plusieurs sources d’informations sensorielles (e.g. visuelles, tactiles et kinesthésiques), permettent de prédire le mouvement et de le contrôler.

Plus généralement, l’apprentissage moteur dépend a) d’un contrôle direct (i.e.

feedforward), qui permet de prédire de manière causale la conséquence sensorielle d’un

mouvement et sa dynamique temporelle compte tenu de l’état actuel du système et de la commande motrice (les actions, fonctionnant en boucle ouverte, étant donc basées sur des signaux qui ne sont pas affectés par les sorties motrices du système), et b) d’un contrôle inverse, qui permet d’utiliser les informations sensorielles qui ont provoqué une transition d’état particulière pour mettre à jour les commandes motrices (les actions, fonctionnant en

20 Bien que l’écriture des adultes subisse des modifications, sans vision, le contrôle du geste graphomoteur n’est

pas compromis. La vision n’est pas indispensable à la production de lettres conformes au modèle allographique [traduction libre].

boucle fermée, étant ainsi basées sur une comparaison entre les informations sensorielles prédites et celles obtenues dans le cours du mouvement). Cette conjoncture « prédiction- observation » permet au système de lancer de manière flexible des actions correctives lorsqu’une disparité entre les réafférences anticipées et celles qui accompagnent le résultat du mouvement est détectée, ce qui régule les mouvements suivants et améliore les actions futures (Masaki et Sommer, 2012; Wolpert, Diedrichsen et Flanagan, 2011).

Comme les modèles directs constituent une représentation anticipée du mouvement, ils permettent d’estimer et d’utiliser le résultat d’une action avant que le retour sensoriel ne soit disponible. Ce contrôle proactif est alors lié, grâce aux ajustements qu’il apporte de manière inconsciente, involontaire ou encore automatisée, à l’expertise – contrairement au contrôle rétroactif qui est, comme mentionné précédemment, trop lent pour les mouvements rapides tels que ceux qu’exige l’écriture. Ainsi, la qualité du mouvement (i.e. sa précision et sa vitesse) dépend de la qualité des modèles internes de l’action ou de celle des programmes moteurs, qui représentent pour certains des synonymes21 (Danna et Velay, 2015; Palmis et

al., 2017), qui se raffinent jusqu’à l’âge adulte (Assaiante, Barlaam, Cignetti et Vaugoyeau, 2014; Guilbert et al., 2016). L’acquisition de ces représentations constitue un ingrédient clé de l’apprentissage d’un nouveau geste, du contrôle anticipatif et de toute adaptation sensorimotrice (Guilbert, Jouen et Molina, 2018b; Halsband et Lange, 2006; Lebon, Gueugneau et Papaxanthis, 2013; Masaki et Sommer, 2012).

L’existence des modèles internes permet de comprendre les mécanismes en jeu dans l’imagerie motrice, activité pendant laquelle aucun mouvement n’est produit et donc pour laquelle aucun retour sensoriel n’est dirigé vers le système nerveux central. Ces modèles, en permettant une prédiction des conséquences proprioceptives d’une action, expliquent l’équivalence temporelle – et son évolution au cours de l’apprentissage – entre les mouvements exécutés et les mouvements simulés mentalement. En effet, la capacité à utiliser ou à intégrer de manière conjointe les afférences visuelles et proprioceptives dans le contrôle

21 Les modèles internes, les programmes moteurs et les schémas corporels se fondent chacun sur des

représentations spatiales et temporelles du mouvement (i.e. structures internes) qui permettent de le déclencher, de le piloter et de le corriger.

d’une action, habileté qui émerge vers 7 ans et se renforce vers 9 ans, permet une activation du système sensorimoteur lors d’une simulation de l’action sans qu’aucune commande motrice ne soit transmise aux effecteurs (Ferrel-Chapus et al., 2002; Guilbert et al., 2016; Louis-Dam, Orliaguet et Kandel, 2000).

À la lumière de ce qui précède, nous pouvons constater que le contrôle du geste graphomoteur évolue, en fonction de la maturation motrice et de la pratique, d’une stratégie rétroactive, où prédomine le feedback visuel, à une stratégie proactive, rendue nécessaire en raison d’une augmentation de la vitesse d’écriture qui réduit le temps disponible pour tenir compte du feedback. Ces progrès ne sont pas étrangers à la formation des programmes moteurs, dont l’élaboration s’appuie sur différentes sources d’informations sensorielles, ni à celle des modèles internes de l’action, notion de première importance dans la théorie du contrôle moteur (Bara et Gentaz, 2010; Guilbert et al., 2018a; Jolly et Gentaz, 2013).

Certes, ces facteurs contribuent à expliquer les changements développementaux qui s’observent au cours de l’apprentissage, tant sur le plan de la qualité du tracé que de la vitesse de l’écriture. Ils sont toutefois insuffisants à eux seuls pour expliquer comment les élèves passent, en fonction des ressources cognitives dont ils disposent, du statut d’apprenti- scripteur à celui d’expert.

Effectivement, comment l’apprentissage des processus de bas niveau en écriture peut- il conduire à des changements relativement permanents au niveau de la performance? Comment ces changements évoluent-ils, dans un système à capacité limitée, en fonction de la pratique? Comment les connaissances et les savoir-faire s’articulent-ils en fonction du développement cognitivo-moteur? Pourquoi la notion de groupement (i.e. chunking) est-elle liée à l’expertise? Quels sont les stades22 qui permettent d’aboutir à une automatisation des

programmes moteurs? Pour répondre plus précisément à ces questions, nous proposons de

22 Les « stades », terme employé en référence au modèle d’Anderson (1983), désignent ici une étape, un palier

ou une phase dans le découpage de la chronologie du processus d’acquisition de la graphomotricité. Les stades ne dépendent pas seulement de l’âge des élèves ou de leur niveau d’expertise, mais également des contraintes et de la complexité des tâches ou sous-tâches. Ils ne sont donc pas exclusifs, n’ayant pas de frontières strictes et pouvant coexister au sein d’une même tâche (cette notion est abordée dans la section 1.4.2.4 du deuxième chapitre).

formaliser le développement des habiletés graphomotrices en trois « phases temporelles » à partir du modèle Adaptive Control of Thought (ACT : Anderson, 1983), qui modélise l’acquisition des habiletés complexes par l’action. Comme nous le verrons dans la prochaine section, cette théorie de l’apprentissage permet, en offrant une grille d’analyse et d’interprétation adéquate de l’architecture cognitive, de mieux comprendre comment se développe l’expertise en écriture – comparée à une véritable résolution de problèmes (Bereiter et Scardamalia, 1987) – en fonction des capacités du scripteur et des contraintes de l’activité.