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1. DÉVELOPPEMENT DE LA GRAPHOMOTRICITÉ

1.4 Proposition de formalisation du développement graphomoteur à partir du modèle

1.4.2 Acquisition des habiletés complexes en trois stades

Selon Anderson (2000), l’expertise, qui se manifeste notamment par une vitesse d’exécution rapide, repose sur a) l’apprentissage des connaissances déclaratives, b) le développement des règles de production, et c) le renforcement et le raffinement des connaissances procédurales au moyen de la pratique.

1.4.2.1 Stade déclaratif

Au stade déclaratif23, l’individu réalise une action, de façon lente et hautement

contrôlée, en verbalisant ce qu’il fait. Au jeu d’échecs, un novice déplacera par exemple une pièce en se rappelant à haute voix les règles de mouvement et de prise de pions apprises. En écriture, les lettres seront formées, à l’aide des informations sensorielles, par la juxtaposition de petits segments ou de traits. Puisque l’individu ne dispose pas encore de connaissances procédurales, ayant été peu souvent confronté à la tâche, sa performance ne peut être établie que sur la base des connaissances déclaratives préalablement emmagasinées et/ou des informations fournies par l’environnement (e.g. consignes, instructions, observation d’un modèle, imitation). Ces connaissances, qui ne sont pas encore reliées à un système de production, sont interprétées par des procédures générales de résolution de problèmes qui permettent d’accomplir l’action tout au moins avec une approximation grossière. L’individu procède donc par exploration, tâtonnement ou essai-erreur en mettant en œuvre une stratégie générique qui pourrait être appliquée à d’autres situations. Il peut également recourir à des analogies pour adapter ou transformer des règles connues et déjà maîtrisées, propres à un domaine de connaissances, à un autre domaine. Même si ce système de base permet de produire, avec une efficacité relative, des réponses adaptées aux contraintes de la tâche, en rassemblant diverses procédures éparses, il consomme d’importantes ressources cognitives, ce qui limite son application. Ce stade est donc particulièrement coûteux cognitivement, car il nécessite une analyse consciente de chacune des actions engagées pour réaliser, petit à petit, l’activité.

1.4.2.2 Stade de compilation

Le stade de compilation24 correspond à la mise en place d’un système de production

intégrant les conditions d’utilisation des connaissances déclaratives en fonction du contexte. Les premières procédures interprétatives, plutôt décousues et parcellaires, sont donc transformées en un système spécifique, plus homogène, dédié à la tâche. Les traitements,

23 Le stade déclaratif est similaire au « stade cognitif » de Fitts (1964) : les connaissances déclaratives sont

utilisées consciemment pour exécuter la tâche et les traitements mobilisent fortement les ressources cognitives.

24 Le stade de compilation est similaire au « stade associatif » de Fitts (1964) : les connaissances deviennent

consommant moins de ressources cognitives, sont alors accélérés. Aux échecs, l’individu déplacera une pièce sans rappeler à haute voix les règles de mouvement et de prise de pions pendant qu’il joue, puisqu’elles sont maintenant internalisées. En écriture, les lettres, formées par l’intermédiaire d’un programme moteur, seront tracées lisiblement et rapidement même en l’absence d’un contrôle visuel pour superviser la trace. Les erreurs sont graduellement détectées et corrigées, et la médiation verbale, fortement à l’œuvre à la phase déclarative, est peu à peu mise de côté : « the skill makes a transition from a slow and deliberate use of the knowledge to a more direct representation of what to do. It becomes a lot more fluid and error free […]. People stop using general problem-solving methods and start using methods specific to the problem domain25 » (Anderson, 2000, p. 310). Le stade de compilation est

assuré par deux mécanismes : a) la composition permet, pour un problème donné, de réunir au sein d’une seule et même production une suite ordonnée d’opérations poursuivant un objectif commun. Ce processus permet donc, en créant des macroproductions qui renferment ou incarnent les conditions d’application des différentes règles de production, de réduire le nombre d’étapes nécessaires pour réaliser une tâche – les actions n’étant plus, comme le souligne Alamargot (1997), morcelées sur le plan de l’exécution; b) la procéduralisation permet, en particularisant ce contenu à une activité donnée, grâce à la pratique, d’élaborer de nouvelles versions des règles de production dont l’appariement en mémoire de travail de leurs conditions d’application avec les unités de connaissances déclaratives correspondantes n’est plus nécessaire. Cette étape désigne le processus par lequel l’individu passe des connaissances déclaratives aux règles de production. Elle se solde, en restreignant le recours au processus d’appariement, par une accélération des traitements et une diminution de leur coût cognitif.

25 Les connaissances déclaratives passent d’une utilisation lente et délibérée à une représentation plus directe

de ce qu’il faut faire. La tâche est effectuée avec fluidité et efficacité. Les individus cessent d’utiliser des procédures générales de résolution de problèmes et commencent à utiliser des méthodes spécifiques au domaine [traduction libre].

1.4.2.3 Stade de tuning

Le stade de réglage ou de tuning26 permet à l’individu d’opérer des traitements plus complexes et/ou plus élaborés en combinant ou en ajustant, stratégiquement, plusieurs procédures déjà automatisées. Ce processus métacognitif entraîne une restructuration profonde des systèmes de production instaurés en mémoire procédurale, notamment en établissant de nouveaux choix de traitements ou en reconsidérant l’ordre d’application des procédures. Les règles apprises, au fil du temps, sont assouplies : « Learning involves an improvement in the choice of method by which the task is performed […]. A novice’s search of a problem space is largely a matter of trial-and-error exploration. With experience the search becomes more selective and more likely to lead to rapid success27 » (Anderson, 2000,

p. 390). Le stade de tuning est celui qui distingue véritablement les experts des novices. Il est assuré par trois processus : a) la généralisation, qui permet, en combinant plusieurs règles de production similaires, de dépasser leur champ d’application stricte, b) la discrimination, qui, à l’inverse, restreint les conditions d’application des règles générales pour les adapter à des situations plus spécifiques, et c) le renforcement, qui détermine le potentiel d’activation de chacune des règles de production, selon la fréquence, la pertinence et la réussite de leurs applications – les règles les plus sollicitées étant renforcées, et les moins sollicitées, inhibées.

1.4.2.4 Mobilisation de connaissances déclaratives et procédurales au sein d’une même tâche

Selon Anderson (1982, 1983), la réalisation d’une tâche peut faire simultanément appel, en fonction des connaissances et des compétences qu’elle sollicite, à des procédures interprétatives et compilées. Ce serait notamment le cas en production écrite, puisque cette activité mobilise des processus de bas niveau, comme la graphomotricité et l’orthographe, pour lesquels les traitements peuvent être automatisés, et des processus de haut niveau,

26 Le stade de tuning est similaire au « stade autonome » de Fitts (1964) : l’exécution de la procédure devient

de plus en plus précise et rapide. Les routines sont automatisées, ce qui permet d’aborder la tâche dans son ensemble sans avoir à la décomposer en opérations élémentaires.

27 L’apprentissage implique une amélioration du choix de la méthode pour exécuter la tâche. Les novices

abordent les problèmes par essai-erreur. Avec la pratique, leur résolution devient plus sélective et plus susceptible de conduire à un succès rapide [traduction libre].

comme la planification, la formulation et la révision, qui imposent toujours, même chez les experts, de fortes demandes en mémoire de travail (Alamargot et al., 2005).

Comme le proposent Kim, Ritter et Koubek (2013) avec l’écriture dactylographique, les touches (e.g. # ou &) qui sont moins fréquentes, et donc insuffisamment pratiquées, nécessitent l’utilisation de connaissances déclaratives et le recours au feedback visuel pour retrouver leur emplacement exact sur le clavier. Par opposition, les touches et les enchaînements de touches les plus communs sont activés implicitement ce qui permet d’effectuer sur-le-champ, et sans nécessairement être en mesure de l’expliquer, les manœuvres précises sur le clavier – les doigts « sachant » précisément où se rendre. Autrement dit, un individu peut récupérer directement en mémoire à long terme, sans quitter du regard l’écran, la position d’une lettre fréquente sur le clavier (e.g. le e), et sans forcément être en mesure de verbaliser où cette lettre s’y situe (e.g. entre le w et le r sur un clavier QWERTY).

Ce même principe pourrait raisonnablement s’appliquer à l’écriture manuscrite : des lettres (e.g. le k ou le z), des combinaisons de lettres (e.g. dh ou tb) ou des allographes (e.g. majuscules) moins fréquents en français pourraient requérir des connaissances déclaratives au lieu de solliciter, plus directement, des programmes moteurs procéduralisés permettant leur production en une seule unité. Ainsi, la programmation de lettres peu fréquentes, peu familières et/ou plus complexes pourrait s’effectuer sur la base d’une succession de traits, alors que celle d’unités fréquentes, familières et/ou plus simples, progressivement intégrées par le scripteur au cours de ses nombreuses expositions à l’écrit, pourrait s’effectuer sur la base d’une succession de lettres (Bara et Gentaz, 2010). Par conséquent, certaines sous-tâches requises pour accomplir une tâche complexe pourraient se trouver à des phases différentes, l’une étant par exemple contrôlée, l’autre automatisée.

En somme, le processus d’apprentissage par l’action comprend, selon le modèle d’Anderson (1983), trois stades – soit la mise en mémoire de connaissances déclaratives de plus en plus élaborées, la procéduralisation des connaissances déclaratives et l’automatisation des connaissances procédurales – dont le passage de l’un à l’autre dépend

du type de tâches à accomplir, de leur complexité, de la rétroaction fournie et du temps de pratique. La figure 3 illustre, selon ces trois stades, la loi de la « puissance d’apprentissage », qui établit un lien entre le temps qu’il faut pour exécuter une tâche et le nombre de fois que cette tâche a été réalisée. Cette figure montre que la rétention de l’information est dépendante à son tour de la pratique : les connaissances déclaratives sont vite oubliées lorsqu’elles sont insuffisamment utilisées, ce qui peut mener à des erreurs, alors que les connaissances procédurales, qui ont bénéficié d’une pratique intensive et qui sont profondément intégrées, sont résistantes face au temps ou « immune to decay28 » (Kim et al., 2013, p. 26).