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2. DÉVELOPPEMENT DE L’ORTHOGRAPHE LEXICALE

2.3 Modèle à double voie en production écrite de mots

Selon plusieurs chercheurs, le traitement de la lecture et de l’orthographe peut être réalisé, par les experts, selon deux voies distinctes : a) la procédure phonologique ou sous- lexicale, dite d’assemblage, et b) la procédure lexicale, dite d’adressage (Coltheart, Rastle, Perry, Langdon et Ziegler, 2001; Ellis, 1982; Kremin, 1999; Martinet et al., 1999; Sprenger- Charolles et Casalis, 1996).

2.3.1 Voie phonologique

La procédure phonologique est sollicitée en présence de mots inconnus, ou très rares, et de pseudo-mots. Elle nécessite le recours, en écriture, aux correspondances phonème- graphème pour produire, voire construire, une orthographe plausible. Cette voie se décompose en trois étapes : après une analyse acoustique et/ou visuelle, le mot est segmenté en phonèmes, ces phonèmes sont ensuite transcodés en graphèmes, en respectant les fréquences relatives d’association entre ces unités et les contraintes contextuelles qui les

régissent, et tous les différents graphèmes sont, in fine, assemblés et stockés temporairement dans le buffer graphémique (Fayol et Jaffré, 2008).

2.3.2 Voie lexicale

Pour sa part, la procédure lexicale est mobilisée en présence de mots connus, déjà encodés dans le lexique mental du scripteur, constitué principalement au cours de sa scolarité. Elle implique l’activation, rapidement et avec un faible coût cognitif, de la forme phonologique du mot suivie de l’accès à sa forme orthographique stockée en mémoire à long terme. Selon le modèle à double voie, le recours à la procédure lexicale est nécessaire pour orthographier correctement la plupart des mots de la langue, particulièrement ceux qui sont inconsistants (Kremin, 1999). Seule cette procédure permet, par exemple, d’orthographier sans fautes les mots « monsieur », « chaos » ou « tabac », pour lesquels la conversion des phonèmes en graphèmes conduit à des erreurs phonologiquement plausibles (i.e. erreurs de

régularisation) mais néanmoins incorrectes, telles que « messieu », « cao » ou « taba »

(Martinet et al., 1999).

2.3.3 Relative indépendance des voies

Des données recueillies auprès d’individus présentant des atteintes du système nerveux central montrent que les procédures phonologique et lexicale peuvent fonctionner de manière indépendante. En effet, certains adultes cérébrolésés sont en mesure d’orthographier correctement les mots réguliers et les pseudo-mots, alors que l’orthographe des mots irréguliers est compromise; dans ce cas, seule la voie lexicale semble atteinte. D’autres, au contraire, peuvent orthographier sans fautes des mots connus, réguliers ou irréguliers, mais ne peuvent plus générer une orthographe plausible lorsque des pseudo-mots leur sont dictés. Cela suggère plutôt, pour ces individus, une atteinte sélective de la voie phonologique (Ellis, 1982).

2.3.4 Convergence du produit des voies au niveau du buffer graphémique

Selon le modèle à double voie, tous les scripteurs experts, sans trouble neurologique, disposent de deux mécanismes pour orthographier l’ensemble des mots. Le modèle de

production écrite de mots proposé par Bonin, Méot, Lagarrigue et Roux (2015) illustre, comme le montre la figure 6, l’utilisation des procédures phonologique et lexicale lors a) de l’écriture de mots sous dictée, b) de la dénomination écrite à partir d’images, ou c) du rappel immédiat écrit de mots isolés.

Selon ce modèle, élaboré pour les adultes, l’analyse visuelle d’un mot connu peut activer, pour une tâche de rappel immédiat (i.e. copie différée), sa reconnaissance. Cette activation, par une procédure lexicale, se transmet ensuite vers le système sémantique, une instance mémorielle dédiée au sens des mots. C’est à partir de ce registre que la représentation orthographique du mot est récupérée, au sein du lexique orthographique de

Figure 6 : Processus mobilisés lors de la production écrite de mots isolés (Bonin et al., 2015)

sortie. En présence d’un mot nouveau, l’item est segmenté, selon un traitement sous-lexical, en petites unités fonctionnelles : les différents graphèmes du mot sont donc transformés en phonèmes, et ces derniers sont ensuite reconvertis, à un niveau phonémique, en leurs unités orthographiques correspondantes. L’assemblage de ces unités permet la constitution d’une séquence abstraite de lettres, maintenue temporairement active dans le buffer graphémique.

Selon Rapp et al. (2002), les procédures phonologique et lexicale, pouvant être activées simultanément, se rejoignent dans le buffer graphémique, où elles peuvent entrer en compétition selon la consistance des mots à produire : « The higher difficulty in spelling high polygraphy would arise as a consequence of the fact that lexical and sublexical processes may derive conflicting responses when words have several plausible spellings. This conflict would increase the probability of errors and its resolution would increase spelling latencies32 » (Ibid., p. 3). Selon toute vraisemblance, les informations en provenance

de chacune des deux voies coïncident en présence d’un mot consistant : les représentations orthographiques sont donc congruentes, permettant à la production du mot d’être initialisée sans peine. Toutefois, en présence d’un mot inconsistant, voire peu fréquent, un conflit peut se produire et sa résolution amorcée pendant la latence peut se poursuivre au cours de la production écrite (Delattre, Bonin et Barry, 2006; Kandel, Lassus-Sangosse, Grosjacques et Perret, 2017; Lambert, Alamargot, Larocque et Caporossi, 2011; Maggio, Lété, Chenu, Jisa et Fayol, 2012; Roux, McKeeff, Grosjacques, Afonso et Kandel, 2013). Nous décrirons plus en profondeur, dans la prochaine section, cet « effet de cascade », qui fait référence au chevauchement des processus centraux et périphériques en cours d’écriture.

On constate donc que les deux voies sollicitées en production écrite de mots ne fonctionnent pas nécessairement en totale indépendance : la voie phonologique n’est pas forcément optionnelle ni restreinte à la production de mots nouveaux et de pseudo-mots,

32 La plus grande difficulté à orthographier des mots inconsistants, qui peuvent avoir plusieurs orthographes

plausibles, proviendrait du fait que les voies phonologique et lexicale peuvent donner lieu à des réponses contradictoires. Ce conflit augmenterait la probabilité d’erreurs et sa résolution rallongerait les latences [traduction libre].

mais peut également intervenir, systématiquement, avec la voie lexicale – et donc de façon intégrée ou sommatoire.

Comme l’illustre le modèle de Bonin et al. (2015), le produit des deux voies aboutit, quelle que soit la tâche de production, dans une mémoire de travail spécifique au traitement orthographique, appelée buffer graphémique. Ce dernier pourrait représenter, en quelque sorte, un « écran interne sur lequel viendrait se projeter le mot » (Zesiger, 1995, p. 44). Comme nous l’avons déjà mentionné dans la section portant sur le modèle de Van Galen (1991), cette mémoire transitoire est reconnue pour coder et traiter, d’une manière plus ou moins séquentielle, deux types d’informations : l’identité des graphèmes contenus dans le mot et leur ordre d’agencement. Un déficit au sein de cette instance peut donc entraîner une dégradation de l’encodage spatial de la séquence de graphèmes formant un mot, en provoquant des omissions, des substitutions, des ajouts ou des permutations de lettres, qui amènent à la production de mots phonologiquement non-plausibles (Afonso, Suarez-Coalla et Cuetos, 2015; Bonin, 2003; Caramazza et al., 1987). Ces erreurs, qui apparaissent le plus souvent au milieu ou à la fin du mot (Costa et al., 2011; Wing et Baddeley, 1980, 2009), ne peuvent pas être expliquées par des facteurs lexicaux et sous-lexicaux comme la fréquence d’usage ou la consistance orthographique, puisque ces derniers interviennent à des étapes antérieures de la production (Planton et Kandel, 2016). Leur probabilité est toutefois sensible à la longueur des mots : plus le nombre de lettres est important, plus la représentation graphémique du mot doit être maintenue longtemps en mémoire de travail, qui a une capacité limitée (Just et Carpenter, 1992; McCutchen, 1996). Les mots longs requièrent donc un traitement et/ou un maintien plus important, avant et pendant la réalisation du geste graphomoteur, que ceux qui sont courts (Buchwald et Rapp, 2009; Caramazza et al., 1987; Cossu, Gugliotta et Marshall, 1995; Costa et al., 2011; Gonzalez-Martin et al., 2017; Goodman et Caramazza, 1986; Planton et al., 2017).

Selon Bonin et al. (2015), la production écrite d’un mot sollicite les systèmes sémantique, phonologique et orthographique, mais aussi un système graphomoteur. Ce dernier concerne non pas la préparation du message, qui est plutôt laissée aux processus centraux de l’écriture, mais la programmation, la réalisation et le contrôle du geste

graphomoteur nécessaire pour tracer les lettres (Planton et Kandel, 2016). Rappelons ici que différents processus de nature périphérique interviennent, pour l’écriture manuscrite, en aval du niveau graphémique : a) celui de la représentation allographique, qui détermine les caractéristiques de chaque lettre au moment de la mise en place des mouvements d’écriture, b) celui de la sélection des programmes moteurs, qui codent la forme de la lettre, ainsi que la séquence, la direction et la taille des traits qui la composent, ainsi que c) ceux de paramétrisation et d’ajustement musculaire, qui impliquent le choix des effecteurs et qui modulent le déroulement spatio-temporel du geste (Ellis, 1988; Van Galen, 1991).