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Hypothèse générale sur le développement des habiletés graphomotrices en trois

1. DÉVELOPPEMENT DE LA GRAPHOMOTRICITÉ

1.4 Proposition de formalisation du développement graphomoteur à partir du modèle

1.4.5 Hypothèse générale sur le développement des habiletés graphomotrices en trois

Nous avons vu jusqu’ici qu’il était possible, grâce à l’expertise dans un domaine, de récupérer et de traiter un plus grand nombre d’unités de connaissances en mémoire – que ce soit par le biais d’une augmentation du potentiel général d’activation (Anderson, 1983) ou d’une efficience croissante des fonctions de maintien et de traitement (Just et Carpenter, 1992; McCutchen, 1996).

L’automatisation des programmes moteurs, qui se produit vers l’âge de 15 ans (Alamargot et Morin, 2015; Rueckriegel et al., 2008), est dans les deux cas facilitée par le développement des capacités mémorielles. Selon Alamargot (2007), cette automatisation « repose sur une procéduralisation des programmes moteurs qui, d’abord déclaratifs, vont être progressivement encapsulés dans un système de production échappant à la conscience » (p. 4). La maturation et la pratique répétée de l’écriture permettent en effet aux scripteurs d’élaborer et de stocker en mémoire à long terme des programmes moteurs génériques pour chacun des allographes.

Comme nous l’avons souligné en début de chapitre, l’apprentissage de la graphomotricité se fait de manière progressive. En début d’acquisition, les élèves apprennent, le plus souvent grâce à l’imitation d’un modèle ou en suivant une grammaire de l’action, à initialiser et à enchaîner les bons mouvements afin de relier les traits constitutifs des lettres entre eux. Ils évaluent donc, au moyen d’un important contrôle visuel et kinesthésique, quels mouvements permettent la production des formes les plus lisibles, c’est-à-dire celles qui correspondent le mieux aux paramètres géométriques du modèle (Halsband et Lange, 2006; Louis-Dam et al., 2000; Thibon et al., 2018a, 2018b). Ils peuvent recourir pour ce faire à leurs connaissances antérieures, comme les règles de production motrice qu’ils ont préalablement emmagasinées pour le dessin, à des analogies ou aux informations fournies par l’environnement. À cette phase déclarative, l’action est lente, irrégulière, balbutiée ou inconsistante (Masaki et Sommer, 2012). Les lettres sont produites trait par trait, de manière consciente, avec un recours accru aux informations sensorielles permettant d’en gérer les aspects morphocinétiques et topocinétiques (Marcelli et al., 2013). L’emploi de procédures interprétatives et de stratégies génériques consomme d’importantes ressources cognitives. Les représentations doivent être, à cette phase, constamment réitérées dans le système cognitif en cas de perte d’informations en mémoire (Anderson, 1983).

Progressivement, une différenciation s’effectue. Les élèves apprennent à utiliser des règles de production spécifiques à l’écriture, particularisées pour chaque allographe. Ils parviennent donc à établir un lien entre les informations sensorielles et les commandes motrices, ce qui renforce les représentations visuelle et motrice des lettres – phénomène qui

consomme toujours d’importantes ressources cognitives en début d’acquisition, ce qui réduit la vitesse et la précision du tracé (Halsband et Lange, 2006). Avec la pratique, ces représentations se stabilisent en mémoire procédurale de manière de plus en plus implicite, ce qui permet aux mouvements d’être produits avec moins de contrôle ou de feedback. À cette phase de compilation, les élèves n’ont plus besoin, grâce à la mise en place des programmes moteurs qui s’enrichiront au fil du temps, de recourir à la médiation verbale, de consulter un modèle des lettres ou de contrôler étroitement la trace. Cet accès à un mode de contrôle proactif des mouvements d’écriture, qui permet d’intégrer une série d’instructions, libère l’attention visuelle sollicitée par le contrôle des morphocinèses (Marcelli et al., 2013). Un processus de composition permet, en parallèle, d’augmenter la taille de l’unité impliquée dans la programmation graphomotrice en assemblant, selon un principe de chunking, des unités de connaissances élémentaires initialement mobilisées – la taille des traits atteignant vraisemblablement, avec la pratique, le format d’une lettre (Bara et Gentaz, 2010; Hulstijn et Van Galen, 1983; Kandel et al., 2019; Lambert et Espéret, 2002; Marcelli et al., 2013; Portier et al., 1990; Thibon et al., 2018a). Un processus de procéduralisation, qui consiste essentiellement à associer un but, une situation et une procédure, se met aussi en route. Les élèves transforment ce qu’ils comprennent et ce qu’ils parviennent à réaliser, d’abord par tâtonnement, en une méthode. Ils apprennent donc à reconnaître, pour un problème donné, les connaissances qui vont être utiles à sa résolution. Les règles de production utilisées fréquemment deviennent des automatismes, grâce à l’exercice répété et au développement des capacités générales. Les élèves peuvent alors mobiliser, avec un contrôle cognitif réduit, leurs connaissances procédurales. Les lettres sont ainsi tracées plus précisément et rapidement, chacune disposant d’un programme moteur stable pouvant être récupéré, tel un schéma de rappel, comme une action apprise sans tenir compte des conséquences sensorielles : « The improvement of motor control internalizes the sensory-motor links as learned actions30 » (Thibon et al., 2018a, p. 201). Comme l’explique Alamargot (2007), cette

automatisation des programmes moteurs libère une part des ressources de la mémoire de

30 L’amélioration du contrôle moteur intériorise les liens sensori-moteurs comme actions apprises [traduction

travail dédiées initialement « au maintien des représentations graphomotrices et au calcul de l’enchaînement des programmes moteurs » (p. 4).

La procéduralisation et l’automatisation des programmes moteurs favorisent le passage d’un traitement sériel de l’information à un traitement parallèle : puisque le geste est désormais guidé par une représentation interne de la forme des lettres et des mouvements correspondants, les processus orthographiques et/ou textuels peuvent être activés simultanément aux processus graphomoteurs (au même titre qu’un conducteur chevronné qui peut rester attentif à la circulation, à son environnement et aux conditions de la route, tout en changeant de vitesse et en maintenant une conversation, ou qu’un pianiste, qui peut lire une partition tout en synchronisant ses deux mains avec les pédales et en suivant le rythme, les nuances et le tempo de la pièce). À ce stade avancé, les performances sont rapides, habiles et précises, les mouvements s’effectuant de manière isochrone même quand l’individu n’est pas pleinement attentif à l’action (Halsband et Lange, 2006).

Grâce à l’expertise – et au développement des habiletés métacognitives – les élèves apprennent à adapter ou à ajuster, stratégiquement, des procédures déjà automatisées. Selon Masaki et Sommer (2012), le renforcement des représentations motrices en mémoire à long terme et l’application de ce qui a été appris dans de nouveaux contextes favorisent la généralisation ou le transfert, ce qui permet à l’individu de compenser, grâce à ses capacités d’adaptation grandissantes, les changements dans son environnement. Cette phase de tuning permet à l’écriture de se personnaliser et de s’assouplir, selon les contraintes spatio- temporelles de la tâche (e.g. accélérer la vitesse du tracé pour suivre le train de pensée). Cette optimisation du système de production, qui requiert une extension des capacités de la mémoire de travail pour que les scripteurs puissent répondre à des buts et des sous-buts de plus en plus complexes, entraîne une restructuration du réseau de connaissances; elle permet d’ailleurs, selon Bereiter et Scardamalia (1987), de passer d’une stratégie des connaissances rapportées à une stratégie des connaissances transformées.

La figure 5 que nous avons puisée des travaux de Palmis et al. (2017) résume bien, à la lumière des éléments que nous avons présentés jusqu’ici, le développement de la

graphomotricité de l’enfance à l’âge adulte pour un mot donné. Même si cela excède notre propos, ce schéma montre que les changements développementaux qui s’observent au cours de l’apprentissage sont accompagnés d’une réorganisation fonctionnelle et structurale du cerveau. Bien que ce schéma ne fasse pas explicitement référence aux stades de l’automatisation du modèle d’Anderson (1983), ces derniers peuvent témoigner des changements qui y sont illustrés du statut d’apprenti-scripteur à celui d’expert, en fonction de l’âge des élèves.

Les élèves de 7 ans, pour lesquels l’apprentissage de la graphomotricité est déjà bien entamé comparativement à ceux de 5 ans, pourraient donc être à la phase déclarative. Ils réguleraient l’écriture en recourant massivement aux réafférences visuelles. Celles-ci s’intégreraient graduellement aux informations proprioceptives issues du mouvement vers

l’âge de 9 ans. Cette phase de compilation serait liée à la mise en place des programmes moteurs qui deviendraient de plus en plus sophistiqués avec le temps. À partir de 9-10 ans, le geste graphomoteur, ne consommant plus autant de ressources cognitives, se procéduraliserait. Cette automatisation progressive laisserait place, vers 11 ans, à un mode de fonctionnement, associé à la phase de tuning, similaire à celui des adultes. Pour finir, rappelons que toutes ces phases ne seraient pas aussi figées dans le temps qu’il n’y paraît; les connaissances déclaratives et procédurales pourraient en effet, comme le suggèrent Kim et al. (2013), varier au sein d’une même tâche en fonction de sa difficulté.

Le tableau 1 qui suit fait la synthèse, en fonction de leur trajectoire développementale, des principaux stades du modèle d’Anderson (1983) appliqués, tel que nous le proposons ici, à l’apprentissage de la graphomotricité. Ces « phases temporelles » recoupent, dans une perspective plus large, celles de l’apprentissage moteur (Ferrel-Chapus et al., 2002; Guilbert et al., 2016, 2018b; Halsband et Lange, 2006; Masaki et Sommer, 2012). Elles reflètent chacune différents niveaux d’acquisition et de procéduralisation des programmes moteurs.

Tableau 1

Proposition du développement de la graphomotricité en trois « phases temporelles »

On peut donc constater, avec l’âge, un affranchissement progressif de la mémoire de travail dans la programmation et l’exécution graphomotrices : les scripteurs les plus expérimentés peuvent activer directement des connaissances et des procédures stockées en mémoire à long terme, ce qui permet aux ressources cognitives d’être allouées aux

Déclarative-

interprétative Compilation Tuning

Âge 7 ans 9 ans 11 ans

Programmes moteurs procéduralisés Non procéduralisation En cours de d’automatisation En cours Mode de contrôle des mouvements Rétroactif ± Proactif Proactif

Vitesse de l’écriture Lente Accélérée Rapide

Sollicitation de la mémoire de travail Élevée Réduite Négligeable Mode de gestion des traitements

graphomoteurs et orthographiques Sériel ± Parallèle Parallèle

Erreurs de production Importantes Réduites Rares

traitements de plus haut niveau. Nous verrons à présent que l’acquisition de l’orthographe, comme celle de la graphomotricité, est également assujettie au développement de la mémoire de travail.