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C. Conscience perceptive et conscience de soi

2. La conscience de soi

2.2. Des modèles de conscience de soi

2.2.1. Un modèle triple de la conscience de soi

Le modèle développé par Damasio rend compte de trois niveaux de conscience de soi : le protosoi, le soi-noyau et le soi autobiographique (voir par exemple Damasio 2010).

La première forme de conscience nommée « protosoi » se rapporterait à une description neurale des aspects relativement stables de la structure physique de l’organisme et serait à l’origine des sentiments spontanés du corps. Ces sentiments qualifiés de primordiaux rassembleraient des images du corps, mais également des images « senties » de ce dernier. Autrement dit, le protosoi regrouperait à la fois des éléments intéroceptifs et des données issues des portails sensoriels externes à l’origine d’une mise en perspective du corps vivant au sein du monde extérieur. Ainsi, à tout instant, le protosoi serait construit à partir d’une moyenne de sa composante intéroceptive et de sa composante sensorielle externe. Cette caractéristique fondamentale d’intéroception associée au protosoi permettrait d’obtenir un organisme unifié et non pas une collection d'informations éphémères et non liées. Ce serait le soi le plus primaire, sa version inconsciente s’inscrivant dans l’ensemble du corps. D'un point de vue cérébral, le protosoi mettrait en jeu de nombreuses structures sous-corticales, telles que le tronc cérébral et l'hypotalamus, mais également les cortex insulaire et cingulaire ainsi que les aires somatosensorielles.

Damasio distingue également un « soi-noyau » qui émergerait chaque fois qu'un objet quelconque de l’environnement extérieur interagirait avec l'organisme et remanierait le protosoi. La création d’un lien entre le protosoi modifié et l’objet, cause de cette modification, engendrerait ainsi une pulsation au sein du soi-noyau. Chaque

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pulsation du soi-noyau serait ancrée dans un cadre spatio-temporel strict : elle représenterait un « maintenant et ici ». Ces impulsions constamment régénérées formeraient le flux dynamique du soi-noyau.

Etre conscient équivaudrait à ce niveau à mettre en relation l’état du protosoi à un instant donné et les représentations mentales évoquées par l’objet de l’interaction. Les images mises à jour de l’objet et de l’organisme seraient donc temporairement reliées pour former une structure cohérente. Cette relation entre l’organisme et l’objet à connaître impliquerait une synchronisation d’activité entre les structures cérébrales du protosoi et celles à l’origine des représentations mentales. Toutefois, pour les interactions les plus complexes, certains coordinateurs pourraient être engagés. Le collicule supérieur et le thalamus constitueraient de bons candidats pour ce rôle de coordination.

Enfin, Damasio différencie une ultime forme du soi : le « soi autobiographique ». Cette autobiographie se composerait des souvenirs personnels d’un individu et représenterait la somme totale de ce qu’ont été les multiples expériences de sa vie, qu’elles soient passés ou formées par les intentions et attentes formulées pour l’avenir. Le soi autobiographique ne serait que l’expression consciente de cette autobiographie. Selon Damasio, cette autobiographie rendue consciente apparaît lorsque les objets de la biographie d’un individu engendrent des pulsations du soi-noyau, qui sont, ensuite, temporairement reliées pour former une structure cohérente à grande échelle.

L’émergence du soi autobiographique reposerait donc sur deux principes :

premièrement, les ensembles de souvenirs définissant une biographie doivent être regroupés de sorte que chacun puisse facilement être traité en tant qu’objet individuel ; deuxièmement, des procédés complexes doivent être mis en jeu afin de coordonner l’évocation des souvenirs et leur intégration dans une architecture globale impliquant le soi-noyau et le protosoi.

Sur la base de ces principes, deux mécanismes neuronaux interviendraient dans l’établissement du soi autobiographique : un mécanisme induit par le soi-noyau et un mécanisme de coordination générale (Figure 9). Le premier serait donc annexe au soi-noyau et garantirait que chaque ensemble biographique de souvenirs soit traité comme un objet et rendu conscient dans une pulsation du soi-noyau. Le second mécanisme consisterait à organiser une opération de coordination complexe comprenant plusieurs étapes : (1) les contenus mentaux évoqués à partir de la mémoire sont exprimés en images ; (2) ces images interagissent avec le protosoi ; (3) les résultats de cette

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interaction avec le protosoi, présents sous la forme d’une pulsation du soi-noyau, sont maintenus cohérents dans une fenêtre de temps donné.

Figure 9 : Les mécanismes neuronaux à l’origine de l’établissement d’un soi autobiographique. D’après Damasio 2010.

La construction du soi autobiographique inclurait l’ensemble des structures requises pour le soi-noyau mais également de nombreuses régions cérébrales impliquées dans le mécanisme de coordination. Ce rôle clé de « super-coordinateur » pourrait notamment être joué par les cortex préfrontaux médians, les jonctions temporo-pariétales et les cortex postéromédians, dont font partie le cortex cingulaire postérieur, le précuneus et le cortex rétrosplénial.

2.2.2. Conscience de soi et théorie de l’esprit

Bien que cela demeure un sujet de débat philosophique, la conscience de soi est, dans une certaine mesure, en relation étroite avec la conscience de l’autre. En effet, prendre conscience de soi, se percevoir, se décrire, se connaître ou se reconnaître se fait nécessairement dans nos rapports au monde extérieur, incluant également les autres individus. Prendre en compte la « conscience » de l’autre ou plus objectivement son état mental revient à construire, créer, déduire des représentations sur les autres distinctes de celles qui nous définissent individuellement. Ainsi, considérer autrui comme différent de nous-mêmes revient à admettre qu’autrui possède une conscience ou une représentation du monde qui lui est propre. Cette capacité cognitive d’attribuer à autrui des états mentaux correspond à la théorie de l’esprit. Ce concept de théorie de l’esprit a été proposé en 1978 par Premack et Woodruff et représente la faculté que nous possédons

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d’imputer à autrui des états mentaux variés et complexes allant des émotions aux croyances, en passant par les intentions et les connaissances (Premack et Woodruff 1978).

Deux hypothèses principales peuvent être élaborées quant aux rapports qu’entretiennent conscience de soi et théorie de l’esprit. La première postule que la théorie de l’esprit a directement émergé de la conscience de soi. Ainsi, la conscience de nos propres états mentaux nous aurait permis dans un deuxième temps de les affecter à autrui (Gallup 1998). A l’inverse, la deuxième hypothèse part du principe que la conscience de soi trouve son origine dans la théorie de l’esprit. En appliquant à soi-même les modèles développés pour déterminer les états mentaux des autres, l’individu aurait progressivement acquis la capacité d’une conscience de soi (voir par exemple Brédart et Van der Linden 2012). Dans cette perspective, l’introspection constitue simplement une forme de perception dirigée vers soi.

La conscience de soi et la théorie de l’esprit ne seraient donc pas tant deux concepts indépendants que différents aspects d’une faculté plus générale d’assigner et d’analyser des états mentaux aussi bien à autrui qu’à soi (voir par exemple Carruthers 2009). Ce lien profond entre théorie de l’esprit et conscience de soi est appuyé par de nombreuses observations. Des études d’imagerie cérébrale indiquent, par exemple, que les processus relatifs à la conscience de soi et les processus relatifs à la théorie de l’esprit activent des régions cérébrales spécifiques, mais qu’ils partagent également un réseau cérébral commun impliquant les cortex préfrontal et pariétal médians (pour une revue voir Duval et al. 2009).