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Certains auteurs, comme Block, proposent de distinguer deux aspects à la conscience : la conscience d'accès et la conscience phénoménale (Block 2005). Cette distinction est probablement celle qui suscite aujourd’hui le plus de controverses. La conscience d’accès (à une information) correspondrait à un état conscient si, lorsque l’on est dans cet état, une représentation de son contenu est immédiatement disponible. Cette représentation pourrait servir de prémisse pour le raisonnement et jouer un rôle dans le contrôle rationnel de l’action et de la parole. La conscience d’accès est ce contenu de la conscience accessible et rapportable par le sujet, composé de représentations mentales intentionnelles se référant à des objets réels ou abstraits. La conscience phénoménale, quant à elle, renverrait plutôt au vécu même de l'expérience consciente, c'est-à-dire aux aspects qualitatifs de notre vie mentale, souvent désignés sous le terme de « qualia » (Lewis, 1929) et serait donc inaccessible à la connaissance objective.

1. Un modèle de conscience d’accès : l’Espace de travail

global

Dehaene et collaborateurs ont proposé un modèle de conscience d’accès fondé sur un ensemble d’idées développées à partir des années 50 et qui s’inspire directement de la notion d’espace de travail global (ou « Global Workspace ») décrite par Baars (Dehaene et Naccache 2001; Baars 1993).

Ce modèle, qui a trouvé un certain consensus auprès de la communauté scientifique, repose sur l’existence de deux compartiments anatomiques et fonctionnels distincts : d’une part, des circuits cérébraux périphériques spécialisés à l’origine des

représentations mentales inconscientes ; et d’autre part, un réseau central

particulièrement étendu et fortement interconnecté, l’espace de travail global conscient, dont le contenu correspondrait à chaque instant à la représentation mentale dont nous faisons l’expérience consciente. Ce réseau central unique serait, par l’intermédiaire de nombreuses connexions bidirectionnelles, en communication permanente avec les multiples processeurs périphériques. Bien que ces derniers transmettent, de manière continue, à l’espace de travail global les différentes représentations mentales inconscientes qu’ils ont élaborées, une seule d’entre elles occupe le contenu de l’espace de travail global à un instant donné. La sollicitation d’un processeur périphérique auprès de l’espace de travail global peut donc aboutir ou non à une prise de conscience : soit l’espace de travail global est dédié à une représentation mentale durablement maintenue,

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auquel cas aucune nouvelle représentation inconsciente ne pourra émerger consciemment ; soit la sollicitation intervient à un moment propice, c'est-à-dire lors d’une phase de transition possible entre le contenu actuel de l’espace de travail global et son contenu à venir, et dans ce cas de figure, le contenu inconscient du processeur périphérique pourra devenir conscient en accédant à l’espace de travail global (Figure 4). Ainsi, la prise de conscience se rapporterait à l’entrée d’une information extérieure, issue d’un processeur périphérique, au sein de l’espace de travail global.

Parmi les milliers de représentations mentales inconscientes disponibles, une seule sera sélectionnée et pourra ainsi devenir consciente. A ce titre, plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi une représentation mentale inconsciente sera davantage susceptible d’atteindre l’espace de travail global conscient plutôt qu’une de ses homologues. Parmi ces facteurs, la familiarité et la pertinence de l’information représentée jouent un rôle primordial dans l’accès à la conscience. Ainsi, une information familière ou une représentation possédant une dimension émotionnelle forte ou encore une stimulation en lien avec des représentations mentales qui nous ont personnellement marqués, parviendront plus facilement à notre conscience que ses concurrentes (voir par exemple Naccache 2006).

Ce phénomène de prise de conscience s’accompagnerait d’un mécanisme d’amplification attentionnelle descendant résultant de l’espace de travail lui-même et qui serait à l’origine d’une boucle d’activation intense entre le processeur périphérique, substrat de la représentation mentale ayant accédé à la conscience, et le réseau global. Toutefois, le rôle de ces processus attentionnels descendants originaires de l’espace de travail global ne se résumerait pas à amplifier une représentation mentale inconsciente parmi tant d’autres mais ils permettraient, en outre, de coordonner l’activité de plusieurs processeurs périphériques anatomiquement connectés entre eux. De cette manière, plusieurs contenus perceptifs différents mais appartenant au même percept général seraient rendus conscients en même temps que l’objet mental auquel ils renvoient, ce qui permettrait d’avoir accès consciemment à une représentation unifiée.

Ce mécanisme de prise de conscience ne se limiterait pas au domaine de la perception mais serait généralisable à l’ensemble des autres contenus mentaux dont nous faisons l’expérience consciente. Ainsi, certains processeurs périphériques seraient situés dans l’hippocampe et permettraient notamment l’accès aux anciennes représentations conscientes tandis que d’autres localisés dans l’amygdale seraient responsables de la valeur émotionnelle attribuée à nos pensées conscientes.

Une fois l’information rendue consciente par le mécanisme d’amplification attentionnelle, l’activité de l’espace de travail global et celle des processeurs

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périphériques engagés se stabiliseraient dans un état de synchronisation générale, permettant ainsi de garder accessible la représentation consciente pour une durée arbitraire.

D’un point de vue anatomique, il n’existerait pas de division stricte entre des « zones conscientes » et des « zones inconscientes », une région cérébrale donnée présenterait simplement une densité plus ou moins importante en constituants de cet espace neuronal conscient. Néanmoins, le modèle de l’espace de travail global conscient postule que certaines régions cérébrales seraient plus riches en neurones appartenant au réseau global que d’autres (Figure 4). En effet, certaines structures cérébrales composées de neurones à axones longs et par la même capables de diffuser l’information à des régions cérébrales distantes, seraient particulièrement impliquées dans l’espace de travail global : il s’agirait du cortex préfrontal, du cortex cingulaire antérieur mais également de certaines régions des cortex pariétal et temporal et des noyaux thalamiques.

Figure 4 : Représentation schématique du modèle de l’espace de travail global conscient.

A tout moment, de nombreux processeurs cérébraux élaborent des représentations mentales variées. Un ensemble de processeurs qualifiés de haut niveau (en gras) se distinguent des autres en vertu de leur architecture fonctionnelle : ces processeurs sont massivement interconnectés entre eux et sont dotés d’une connectivité à longue distance leur permettant de communiquer avec de très nombreux autres processeurs distincts. L’expérience consciente serait précisément représentée par l’activité de ce réseau global appelé l’espace de travail global conscient. Les processeurs périphériques connectés à cet espace de travail global (aires grisées), par l’intermédiaire du mécanisme d’amplification attentionnelle descendant, contribue au contenu de ce réseau global. Par contraste, de nombreux processeurs périphériques continuent à traiter en parallèle de l’information de manière modulaire et non consciente pour le sujet (points noirs). D’après Naccache 2006.

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2. La conscience phénoménale

La conscience phénoménale serait l’expérience subjective riche, personnelle, unique et indéfinissable qui accompagnerait toute activité mentale consciente. Ces phénomènes désignés sous le terme de « qualia » constitueraient la conscience phénoménale.

Ces « qualia » décrits pour la première fois en 1929 par Lewis se caractérisent, pour la plupart des auteurs, par quatre traits fondamentaux (Lewis, 1929). Le premier de ces traits, à l’origine de leur nom, est leur nature qualitative qui peut se résumer par la périphrase « l’effet que cela fait ». Un des exemples typiques des aspects qualitatifs de l’expérience consciente est la tonalité affective qui caractérise les sentiments, les pensées. Les sentiments que nous éprouvons ont une certaine façon d’être vécus par le sujet qui ne pourrait être quantifiée et qui leur est particulière. Ainsi, l’expérience du vécu façonnerait, marquerait toute expérience consciente. Le deuxième trait des « qualia » est leur caractère privé qui les rend ineffables, de ce fait ils ne sont accessibles directement qu’au sujet de l’expérience. La troisième caractéristique des « qualia » est d’être des propriétés intrinsèques des activités conscientes : ils existent indépendamment des potentielles relations entre ces activités conscientes et les réalités extérieures. Les « qualia » ont un caractère irrévocable, ils s’imposent au sujet et sont la substance même de nos ressentis. Enfin le dernier trait de ces « qualia » est qu’ils représentent une donnée immédiate et sont donc étroitement liés au présent.

Cette distinction entre conscience d’accès et conscience phénoménale constitue le cœur même de l’argument développé par le philosophe David Chalmers (Chalmers 1997). Ce dernier oppose ce qu’il appelle les « problèmes faciles » de la conscience au « problème difficile ». Les problèmes faciles rassemblent toutes les questions liées à la conscience d’accès et les processus qui lui sont associés tandis que le problème difficile se réfère au concept de conscience phénoménale. Le problème difficile de Chalmers réside dans le fait de déterminer pourquoi le traitement conscient de l’information est additionné d’une expérience subjective et comment l’activité neuronale la construit. Pour Chalmers ces questions ne sont non seulement pas résolues mais lui apparaissent en outre être situées en dehors du champ scientifique.

Cette franche dichotomie entre les aspects fonctionnels de la conscience, représentés par la conscience d’accès, et ses aspects phénoménales suscite actuellement de vifs débats, certains auteurs défendant l’idée que la distinction est marquée par des corrélats différents (Block 2005) tandis que d’autres nient la validité même de la distinction (Cohen et Dennett 2011).

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Au-delà de ces deux positions extrêmes, un point de vue intermédiaire peut être adopté sous la forme d’une possible continuité entre les aspects cognitifs de la conscience et les données intrinsèques issues de l’activité phénoménologique (voir par exemple Delacour 2001). Selon cette idée, il n’existerait aucune représentation purement intentionnelle qui ne soit pas combinée à des propriétés intrinsèques. Ainsi, il apparaîtrait que toute représentation intentionnelle se référant à un objet réel ou abstrait est associée à des éléments qualitatifs. De ce fait, une activité intellectuelle, même la plus abstraite soit-elle, s’appuierait sur des « qualia », que ce soit par l’entremise de données sensorielles ou par une coloration affective plus ou moins vague. Réciproquement, les « qualia » n’existeraient pas à l’état pur mais seraient toujours évoquées de manière concomitante à une tiers réalité. Pour exemple, la conscience perceptive des couleurs : la sensation de la couleur bleu (le « quale » représentant l’effet que cela fait de percevoir la couleur bleue) est simultanée à la perception d’un objet bleu et ne peut être suscitée de manière spontanée en absence de toute réalité à laquelle se référer. Ainsi, les qualités sensorielles phénoménologiques sont dès l’abord des propriétés d’objets lesquels appartiennent au monde de la perception. La conscience perceptive intégrerait donc intentionnalité et données qualitatives. Quant aux états affectifs, sentiments et émotions, ils seraient d’emblée attribués à un « soi » et aux multiples représentations qui lui sont affectées et possèderaient donc par la même un objet auquel se référer. De cette manière, la dichotomie stricte entre représentations intentionnelles et propriétés intrinsèques ou « qualia » est évitée. L’association permanente et fondamentale entre données extrinsèques intentionnelles et propriétés intrinsèques donneraient donc lieu à une infinité de représentations conscientes qui se distinguent entre elles par l’importance relative d’une composante intentionnelle et d’une composante qualitative intrinsèque.

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