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La mise en abyme du signifié « pierre précieuse »

1.1 La morphogenèse du Roman

1.4. La fractalité au niveau du concept

1.4.5. La mise en abyme du signifié « pierre précieuse »

Rien d’étonnant pour le lecteur (déjà habitué aux symétries contradictoires continuellement mises en scène pour montrer l’endroit et l’envers de toute chose) d’entendre Guillaume définir la pierre précieuse comme un « bel épitomé du débat sur la pauvreté ». Abordée à plusieurs reprises dans le récit cadre, la question des pierres précieuses se fait remarquer aussi au niveau des récits secondaires où le rêve, les visions et les livres (ouverts au hasard) en parlent abondamment. Comme nous l’avons vu plus haut, la mise en abyme taxinomique s’exprime, en sa variante condensée, sous forme de liste de signifiants, de mots ayant un dénominateur commun, qu’on appelle « idée », « concept » ou « signifié ». On a vu encore que ce type de mise en abyme se manifeste également d’une manière « explosée », lorsque ce signifié se retrouve disséminé, éparpillé tout au long du récit (enchâssant ou enchâssé).

Au Moyen Âge on aimait les pierres, on les amassait, on leur attribuait toutes les vertus. On les employait partout, aussi bien en médecine qu’à la décoration des gemmes et des objets de culte : les vases, les calices, les chasses, les reliquaires, les ostensoirs, les patènes, les crucifix, les bagues des prélats. Certaines pierres étaient utilisées à la réalisation des « machines » et des « inventions », comme on le voit à « Matines » du deuxième chapitre. Le cadavre du traducteur de grec est transporté au laboratoire de l’herboriste; ici, sur une étagère, parmi les nombreux récipients qui contenaient les substances extraites de plantes, Guillaume voit une pierre et demande : « qu’est-ce que cela ? ». Il s’agit de « lopris amatiti ou lapis ematitis » dont on dit qu’elle possède « différentes vertus thérapeutiques », mais il avoue sincèrement ne pas avoir encore découvert lesquelles. Le savant franciscain connaît les propriétés de cette pierre, non pas en tant que médicament, mais comme aimant ; il démontre sous les yeux de son jeune disciple et de l’herboriste que cette pierre attire la lame métallique

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d’un canif. Le curieux Adso demande à quoi cela sert. Le maître lui promet de lui dévoiler ultérieurement les différents emplois. Le troisième jour, à « Vêpres » nos deux personnages cherchent une méthode d’orientation dans le labyrinthe, et Guillaume parle d’une machine utilisée par les navigateurs qui fonctionne à l’aide de la pierre magnétique vue à l’hôpital de Séverin ; il fait référence, évidemment, à la boussole. Il informe son jeune secrétaire que la « pierre merveilleuse » qui « attire le fer » et dont cette invention tire profit, a été étudiée par Roger Bacon1 et par le « mage picard » Pierre de Maricourt2.

Le texte nous offre deux exemples de mise en abyme du signifié « pierre précieuse ». Le premier est inclus dans le sous-chapitre « None » du « Deuxième jour » où Abbon déclame sa fierté au sujet des richesses de son abbaye. Le bénédictin expose devant les deux invités les vertus sacrées de la matière précieuse. Sa théorie, ironiquement proclamée par le moine franciscain « la più dolce delle teologie3 » rappelle à ce dernier les écrits de l’abbé Suger sur les ornements des édifices religieux. Parmi des matières précieuses comme l’or, l’ivoire, le cristal, Adso voit briller des gemmes multicolores de toutes les dimensions. Il suggère au lecteur qu’il y avait, assemblées dans l’« antre de l’Abbé », une multitude de minéraux précieux et énumère ceux qu’il reconnaissait :

«…vidi rilucere gemme di ogni colore e dimensione, e riconobbi il giacinto, il topazio, il rubino, lo zaffiro, lo smeraldo, il crisolite, l'onice, il carbonchio e il diaspro e l'agata4 ».

Même si l’énumération n’est pas très longue, la mise en abyme se produit grâce à l’impression de quantité de ces pierres innombrables, de toutes les couleurs et de toutes les dimensions.

Toujours à « None », mais cette fois-ci le « Sixième jour », il nous est présenté un deuxième (et plus ample) exemple de mise en abyme de l’idée de « pierre précieuse ». Composé de pierres qui scintillaient, l’anneau d’Abbon représente pour son possesseur un « una splendida silloge della parola divina5 », un raccourci de la parole de Dieu » : l’améthyste, la calcédoine, le jaspe, la sardoine, le saphir, le béryl, toutes ces pierres multicolores sont mises en relation avec des vertus chrétiennes : humilité, douceur, foi,

1Dans son traité intitulé De Magnete, le physicien franciscain décrivait les propriétés de l’aimant. 2Savant français du XIIIe siècle, né en Picardie et mentionné par Bacon dans son œuvre.

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Il nome della rosa, p. 150; (« la plus douce des théologies »)

4Ibidem, p. 147; (« je vis rutiler des gemmes de toutes les couleurs, de toutes les dimensions, et je reconnus

l’hyacinthe, la topaze, le rubis, le saphir, l’émeraude, la chrysolithe, l’onyx, l’escarboucle et le jaspe et l’agate »).

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charité, etc. Emporté par le vertige de sa vision mystique, l’abbé rappelle que les mêmes joyaux apparaissent cités dans la description de la Jérusalem céleste de l’Apocalypse de Jean. Dans le discours de l’abbé bénédictin apparaît un livre de litanies qui présente la bague de fiançailles de la Vierge comme « un poema simbolico risplendente di verità superiori ». Le fragment ci-dessous met doublement en abyme : premièrement les deux anneaux, celui d’Abbon et celui de la Vierge, et deuxièmement le langage de ces messagères de la divinité et de la sainteté que sont les pierres précieuses:

«… “Ricordo un litaniale in cui ogni pietra era descritta e rimata in onore della Vergine. Vi si parlava del suo anello di fidanzamento come di un poema simbolico risplendente di verità superiori manifestate nel linguaggio lapidario delle pietre che lo abbellivano. Diaspro per la fede, calcedonio per la carità, smeraldo per la purezza, sardonica per la placidità della vita virginale, rubino per il cuore sanguinante sul calvario, crisolito di cui lo scintillio multiforme ricorda la meravigliosa varietà dei miracoli di Maria, giacinto per la carità, ametista, con la sua mescolanza di rosa e azzurro, per l'amore di Dio... Ma nel castone erano incrostate altre sostanze non meno eloquenti, come il cristallo che rinvia alla castità dell'anima e del corpo, il ligurio, che rassomiglia all'ambra, simbolo di temperanza, e la pietra magnetica che attira il ferro, così come la Vergine tocca le corde dei cuori penitenti con l'archetto della sua bontà. Tutte sostanze che, come vedete, ornano sia pure in minima e umilissima misura anche il mio gioiello”1 ».

Sous le nom de pierre, les Lapidaires2 de l’Antiquité et ensuite du Moyen Âge ont rassemblé tous les corps solides, non seulement les pierres précieuses et les pierres communes, mais aussi les métaux, les sels, les pétrifications et les cristallisations. C’est bien pour cette raison que l’abbé mentionne d’autres minéraux: le cristal, le ligure, la pierre d’aimant. Ce récit second qui s’insère au cœur du récit cadre continue son envol après la précision (faite par Adso) qu’Abbon, très fier de son joyau, le faisait tourner sans cesse devant les yeux du jeune novice, comme s’il voulait éblouir son regard, l’étourdir, le subjuguer. Dans les écritures des Pères de l’Eglise Catholique (papes et saints) le « merveilleux langage » des pierres renferme d’autres significations. Pour le pape Innocent III, le rubis apporte le calme et la patience et le grenat la charité. Saint Bruno avait développé toute une science théologique

1Loc. cit. ; (« Je me souviens d’un livre de litanies où chaque pierre était décrite et rimée en l’honneur de la

Vierge. On y parlait de son anneau de fiançailles comme d’un poème symbolique resplendissant de vérités supérieures, manifestées dans le langage lapidaire des pierres qui l’embellissaient. Jaspe pour la foi, calcédoine pour la charité, émeraude pour la pureté, sardoine pour la placidité de la vie virginale, rubis pour son cœur saignant sur le Calvaire, chrysolithe dont le scintillement multiforme rappelle la (…) variété des miracles de Marie, hyacinthe pour la charité, améthyste (…) pour l’amour de Dieu… Mais dans le chaton étaient incrustées d’autres substances (…) le cristal qui retrace la chasteté de l’âme et du corps, le ligure, semblable à l’ambre, symbole de tempérance, et la pierre d’aimant qui attire le feu (…). Toutes ces substances qui, comme vous le voyez, ornent aussi, fût-ce en infime et très humble mesure mon joyau »).

2Les traités dans lesquels les propriétés des pierres et leurs vertus sont consignées portent le nom de

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des pierres aux éclats où la sardoine rappelle les séraphins, la topaze les chérubins, le jaspe les trônes, la chrysolithe les dominations, le saphir les vertus, l’onyx les puissances, le béryl les principats, le rubis les archanges et l’émeraude les anges ». Selon le témoignage de sainte Hildegarde de Bingen le diable hait le langage des gemmes et veut sa perte. Mais, l’abbé se sert de tout ce discours pour émouvoir et dominer le novice; il lui présente son anneau aux mille fulgurations à baiser afin que le jeune bénédictin jure de passer sous silence les choses vues et entendues à l’abbaye. Subjugué, Adso est sur le point d’écouter l’ordre de l’abbé quand Guillaume intervient et rompt l’envoûtement. Et c’est précisément grâce à l’intervention du frère franciscain qu’aujourd’hui le lecteur peut lire cette histoire. « E tu, mio buon lettore, non potresti ora leggere questa mia cronaca fedele1 », s’exclame le vieux narrateur. Ensuite, il relate qu’Abbon traite le franciscain de « frère mendiant » (qui ne sait comprendre les traditions de l’ordre bénédiction), il l’accuse indirectement d’indiscrétion et de manque de respect envers le vœu de silence, cet engagement très grave sur lequel reposait la grandeur de son ordre. Il lui dit que sa mission est terminée, et les invite, lui et son secrétaire, à quitter le monastère. Selon les principes de l’hospitalité bénédictine, il les laisse passer la nuit à l’abbaye, à condition de laisser tomber les recherches sur le champ et de partir le lendemain à l’aube.

La question des pierres précieuses est abordée dans le roman en relation étroite avec le débat sur la pauvreté. Guillaume et Abbon approchent le sujet des pierres d’un point de vue différent. Chacun l’abordant de son point de vue personnel, le franciscain d’un point de vue scientifique et le bénédictin d’un point de vue légendaire et symbolique. Guillaume portait dans son sac de voyage des instruments à observer les étoiles et d’autres prodiges de la science. Pour quelqu’un comme lui, qui regardait les objets de culte ornés d’émeraudes et de chrysoprases comme si c’étaient des mauvaises herbes, les pierres ne sont utiles et précieuses que si elles servent à la connaissance et au progrès de l’humanité.

Recourbé sur lui-même, l’univers de ce roman est un univers « achevé » et en même temps « illimité », par son pouvoir de générer de nouvelles interprétations. De ce fait, cette première œuvre romanesque d’Umberto Eco se modèle parfaitement sur la théorie de l’opera

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aperta1 et peut recevoir le qualificatif d’œuvre ouverte. Paradoxalement, Il nome della rosa est donc un objet esthétique fini et cependant sans bornes.