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2.2 « Ruses » de composition narrative

2.6. Ecrire et rêver autour d’une queste du Graal

2.6.3. L’œuvre vers son lecteur

Comme nous l’avons vu dans le pastiche Lettre à mon fils ou dans Le Nom de la rose, l’œuvre d’Umberto Eco est toujours pourvue d’un « mode d'emploi », d’une « recette » de lecture adéquate. Le fragment suivant, émis par le narrateur métadiégétique, recommande au lecteur de voir en la figure du narrateur diégétique (et intradiégétique) un artiste habile dans l’art du faire croire:

« Quello che colpiva in Baudolino er ache, qualunque cosa dicesse, guardava di sottecchi il suo interlocutore, come per avvertirlo di non prenderlo sul serio. Vezzo da consentire a chiunque, meno che a qualcuno da cui ti attendi una testimonianza verace, da tradurre in Istoria1 ».

Le récit de Baudolino, à vrai dire trop fantasque pour prendre place en une chronique historique, appartient au genre littéraire. Trop invraisemblable aux yeux du dignitaire impérial, l’autobiographie de Baudolino n’est pas, au bout du compte, introduite dans l’œuvre que l’historien grec s’apprête à écrire (et qui raconte les événements dont ils sont tous deux témoins). Fidèle à la muse Clio, Nicétas préfèrera effacer de sa chronique Baudolino avec ses visions, ses monstres et ses voyages aux frontières indécises, et écrire sur la réalité historique la plus concrète. Il ne respecte pas sa promesse d’en tirer un livre et laisse cela à la charge d’un autre auteur, de la même espèce que Baudolino. À la différence du Nom de la rose, le texte ne précise pas comment le métanarrateur a eu vent des aventures du personnage. Évidemment, l’effet d’incertitude est voulu : l’œuvre dit (une fois de plus) à son lecteur qu’elle est un texte de fiction (qui parle de choses invraisemblables, inexistantes). Le regard « à la dérobée » de Baudolino invite à une suspension d’incrédulité de la part du lecteur. Ce regard est le regard même de l’œuvre qui affirme son statut fictionnel. L’œuvre va même jusqu’à émettre des jugements quant à sa constitution, à son assemblage. Le métanarrateur nous informe que Nicétas suivait difficilement l’histoire de son sauveur, étendue sur plusieurs années, et qu’il trouvait que les événements concernant l’empereur allemand se répétaient

1Ibidem, p. 19 ; (« Ce qui frappait chez Baudolino c’était que, quoi qu’il dît, il regardait son interlocuteur à la

dérobée, comme pour l’avertir de ne pas le prendre au sérieux. Manière que l’on peut permettre à quiconque, sauf à quelqu’un dont vous attendez un témoignage véridique à traduire en Histoire »).

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incessamment, qu’ils étaient toujours similaires. Cette réitération lui provoque vertige et confusion. Le passage suivant est une sorte d’« icône symétrique1 » du macro-récit :

« Niceta faceva fatica a seguire la storia di Baudolino, anno per anno. (…) Se questa fosse una cronica, si diceva, basterebbe prendere una pagina a caso e vi si ritroverebbero sempre le stesse impresse. Sembra uno di quei sogni dove torna sempre la stessa storia, e tu implori di svegliarti2 ».

L’histoire de Baudolino est ici comparée à un songe qui se répète obsessionnellement, autrement dit, un rêve sans fin qui, à force de revenir toujours au même point, tourne (pour le dignitaire grec) en cauchemar. Les pensées du chroniqueur byzantin trahissent l’ordination en boucle du contenu narratif. Il est indéniable que ces deux phrases constituent une auto- observation de l’œuvre. À l’intérieur de ces deux énoncés l’œuvre affirme sa contigüité au rêve, et attire l’attention sur l’incessante ritournelle des thèmes abordés et des événements racontés. Ici l’écriture met en scène sa propre structuration, qui renvoie à l’infini, aux profondeurs, au vertige.

Les ressources littéraires de la mise en abyme sont exploitées profusément dans cette prose d’Umberto Eco. Procédant de l’autoreprésentation diminutive, la mise en abyme ne se réduit pourtant pas à un simple doublage miniaturisé de l’œuvre, elle met plutôt en évidence des thèmes ou des motifs essentiels (par des effets de reprise ou d’allusion parfois à peine dissimulés) de l’univers de la fable. Au début du neuvième chapitre on apprend que Baudolino, a consacré quatre années aux études (et aux jeux imaginaires). Trop désireux de revoir son père adoptif, et surtout Béatrix qui était devenue pour lui une « habitante » du paradis (presque comme la princesse lointaine d’Abdul), il quitte Paris en emportant dans son bagage les lettres de sa correspondance fictive avec l’impératrice, ainsi que le poème Salve mundi domine. Écrit pour sauver la réputation du Poète, auquel Rahewin (arrivé entre temps archevêque de Cologne) avait réclamé une ode en l’honneur de Frédéric, ce poème, dans lequel Barberousse était mis au-dessus de tous les monarques, confirme les dires du narrataire à propos de l’itération persistante des exploits de l’empereur. Leur reprise dans la poésie de Baudolino constitue une mise en abyme, tout comme la brève analogie entre les

1Nous empruntons ce terme à René Thom (employé dans son étude Modèles mathématiques de la

morphogenèse). Dans le cas d’une analyse littéraire, un « icône symétrique » est, selon nous, tout énoncé qui

relie le microcosme du texte au macrocosme de l’œuvre.

2Baudolino, p. 107 ; (« Nicétas avait du mal à suivre l’histoire de Baudolino, année après année. (…) Si c’était là

une chronique, se disait-il, il suffirait de prendre une page au hasard et on y trouverait toujours des entreprises identiques. On dirait un de ces rêves où revient toujours la même histoire, et où tu implores le réveil »).

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deux amours éloignés (l’impératrice de Baudolino et la princesse du mirage d’Abdul) de ces jeunes bardes. La Gesta Friderici (commencée par Otton et continuée par Rahewin après la mort de celui-ci) est une autre « œuvre dans l’œuvre » qui fait référence aux « bravoures » du seigneur allemand que Baudolino « peinait » à résumer à Nicétas. Le poème de Baudolino et cette Gesta sont tous deux des « œuvres dans l’œuvre » qui met en abyme l’entreprise des personnages : créer une auréole infaillible de la royauté de Frédéric. Les retrouvailles de Baudolino avec sa famille d’adoption se passent en Italie. L’épisode de l’entrevue avec l’empereur montre le contraire de ce que ces « œuvres insérées dans l’œuvre » s’efforçaient à montrer. On y apprend que l’histoire sur les moines occis par Barberousse (qui constitue la cause du différend entre le fils et le père adoptif) est épongée par le chroniqueur impérial de sa Gesta.

L’œuvre expose (et se compose) des nombreuses démarches réalisées par les personnages pour créer à Frédéric une image de roi suprême du monde, de rex et sacerdos qui est au-dessus de toute loi et soumis à aucune. La Constitutio Habita, la canonisation de Charlemagne, la fabrication des reliques des trois rois mages, la rédaction de la lettre du Prêtre Jean, ainsi que toutes ces œuvres élogieuses, ont le même but : celui de faire de Barberousse un souverain infaillible. Cependant, Baudolino ne passe pas sous silence les actes moins dignes d’éloges de l’empereur et n’hésite pas à lui faire des reproches. Doublement aveuglé, par la révolte contre la cruauté guerrière de son père et par l’amour pour Béatrix, le jeune homme (qui a maintenant vingt ans) montre à l’impératrice leur correspondance fictive. Le fragment de texte qui raconte cet épisode constitue une subtile mise en abyme des lettres d’Abélard et d’Héloïse. Les feuillets à « double calligraphie » que Baudolino tend à Béatrix, rappellent le fait que l’authenticité des lettres du célèbre couple fut ardemment contestée. On a longtemps supposé qu’elles étaient des extraits d’un recueil anonyme de lettres et de poèmes, intitulé Lettres des deux amants.

Par ce jeu de redoublements des couples : Abdoul et sa princesse, Baudolino et son impératrice, Abélard et Héloïse, le texte met en abyme le thème de l’amour : de l’amour- obsession et inabordable entre lui et sa souveraine, de l’amour tragiquement interrompu de Baudolino et de sa femme Colandrina et enfin de son amour, aussi impossible, pour Hypatie cette créature hybride moitié-femme, moitié chèvre.

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