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2.2 « Ruses » de composition narrative

2.5. Analepse et mise en abyme

La structure en analepse prime dans toute l’œuvre romanesque d’Eco. Les narrateurs (Adso, Baudolino, Casaubon, Roberto de la Grive, Bodoni, Simonini, Colonna) racontent

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toujours des événements antérieurs au présent narratif. Indice de repli sur soi, le dédoublement fictionnel (que représente l’évocation d’autres d’œuvres) éclaircit un présent individuel « à la lumière du passé ». Ces analepses relèvent de la mise en abyme dans le sens où le récit temporellement second est contenu dans le premier, est une véritable « histoire dans l’histoire », un récit enchâssé qui réfléchit le récit-cadre en l’expliquant. Ces mises en abyme anachroniques, qui non seulement interrompent la diégèse, mais sont censées être prises en charge par un narrateur interne, relèvent de ce que Dällenbach appelle des métarécits réflexifs.

L’acte de raconter une histoire est la fonction première d’un roman. Baudolino maîtrise parfaitement l’art de manier des mots au pouvoir évocateur qui fait naître des images et des émotions. Son interlocuteur témoigne qu’il avait su être « tendre et pastoral en relatant la mort d’Abdul » et « épique et majestueux » quand il raconta la traversée du Sambatyon, le fleuve de pierre. Par le souvenir, qui est une rétroaction du sujet sur lui-même, permettant au passé de survivre et de pénétrer le moment présent, Baudolino arrive à une compréhension des mystérieux chemins de son existence. Il a perdu tout ce qu’il avait écrit sur son passé et à présent, pour arriver à donner un sens à tout ce qu’il a vécu, il a besoin de le raconter à quelqu’un. Ce quelqu’un est un écrivain d’histoires qui l’aidera à reconstituer son histoire personnelle.

Le troisième chapitre intitulé « Baudolino spiega a Niceta cosa scriveva da piccolo » revient au fragment manuscrit écrit par le jeune Baudolino dans la langue vulgaire de sa région natale. Ainsi, l’histoire du personnage est reprise à zéro pour la troisième fois : Baudolino ouvre un sachet en cuir, tend à Nicétas le parchemin et lui dit : « Questo è l’inizio della mia storia1 ». Il évoque avec douceur et nostalgie la campagne où il est né, la lande appelée Frascheta Marincana baignée par un brouillard des plus accueillants et protecteurs :

« …quando cammini per i boschi nella nebbia, ti sembra di essere ancora nella pancia di tua madre, non hai paura di nulla e ti senti libero2 ».

Il y évoque aussi ses nombreux voyages (en Italie et vers la terre sainte, avec Frédéric) et ses longs périples à travers des déserts et des prairies qui semblaient sans fin jusque dans les contrées peuplées par des créatures fabuleuses. On remarque que la structure

1Ibidem, p. 33; (« C’est le début de mon histoire »).

2Ibidem, p. 34; (« quand tu marches à travers les bois, dans le brouillard, tu as l’impression d’être encore dans le

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utilisée ici (comme d’ailleurs dans tous ses sept romans) est celle dans laquelle le personnage principal se remémore sa vie passée en « analepse mixte complète 1». L’analepse « rejoint le récit premier non pas en son début (comme une analepse externe complète), mais au point même où il s’était interrompu pour lui céder la place [...] le mouvement narratif accomplit un parfait aller-retour 2». Cette analepse est liée à la pratique du début in medias res qu’on retrouve à l’œuvre dans tous les six romans d’Eco. Ce retour en arrière reflète la discordance entre l’ordre de l’histoire (de la diégèse) et celui du récit (la narration). Récapitulons les événements. Le premier chapitre, écrit par l’enfant Baudolino en décembre 1155 quand il allait vers ses quatorze ans (dans une langue encore jamais écrite par personne) raconte ce qui s’est passé quand il avait douze ou treize ans (il ignore l’âge qu’il avait). Le deuxième chapitre nous amène au « présent » de la narration : la matinée du 14 avril 1204, Baudolino (qui maintenant a plus de soixante ans) montre au chancelier grec son manuscrit. Ensuite, un « saut » dans le passé récent nous apprend les circonstances de la rencontre de nos deux personnages (qui a eu lieu la veille, le 13 avril). Tout de suite après avoir tué un homme, Baudolino sauve la vie du haut fonctionnaire de l’empire byzantin. Le troisième chapitre nous fait donc revenir à la matinée du 14 avril quand les deux hommes (refugiés chez les amis génois de Baudolino) s’entretiennent. Redevable à son sauveur, le chroniqueur grec est disposé à écouter Baudolino, qui semble pressé de parler pour se délivrer « de choses qu’il gardait en lui » depuis longtemps. Le dignitaire regarde et retourne sur tous les côtés le parchemin écrit en une langue complètement inconnue et se montre curieux de connaître le contenu du manuscrit : « mais que racontes-tu ? » demande Nicétas. La réponse donnera l’occasion à l’histoire personnelle de Baudolino de recommencer et d’être complétée par les précisions du personnage qui entre temps est devenu un homme cultivé :

« All’inizio di quell’anno io vivero ancora con moi padre e mia madre, qualche vacca e un orto. Un eremita di quelle parti mi aveva insegnato a leggere. Giravo per la foresta e la palude, ero un ragazzo fantasioso, vedevo unicorni, e (diceva) mi appariva nella nebbia San Baudolino… 3

».

Ensuite il ajoute que s’il voyait réellement le saint, cela est une autre histoire, mais une chose est sûre et certaine : il a toujours confondu ce qu’il voyait et ce qu’il désirait voir. Plus mystérieux encore est le fait que cela lui est arrivé tout au long de son existence. Plus

1Gérard Genette, Figures III, Seuil, collection « Poétique », Paris, 1972, pp. 77-105. 2

Ibidem, p. 102.

3Baudolino, p. 35 ; (« Au début de cette année-là, je vivais encore avec mon père et ma mère, quelques vaches et

un potager. Un ermite du coin m’avait appris à lire. Je parcourais la forêt et le marécage, j’étais un garçon fantasque, je voyais des unicornes, et (je disais) que m’apparaissait dans le brouillard saint Baudolino »).

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précisément, Baudolino ne peut s’expliquer comment ses inventions sont accueillies comme des vérités par ses semblables qui lui donnent l’impression qu’ils attendaient déjà ces histoires :

« … appena io dicevo ho visto questo, oppure ho trovato questa lettera che dice così (che magari l’avevo scritto io), gli altri sembrava che non aspettassero altri1 ».

C’est ce qui s’est passé le jour où il a rencontré Barberousse :

« Così io andavo per la Frascheta e vedevo santi e unicorni nella foresta, e quando ho incontrato l’imperatore, senza sapere chi fosse, e gli ho parlato nella sua lingua, gli ho detto che a me San Baudolino aveva detto che lui avrebbe conquistato Terdona. Dicevo così per fargli piacere, ma a lui conveniva che lo dicessi a tutti, e soprattutto ai messi di Terdona, così loro si convincevano che anche i santi erano contro di loro, ed ecco perché mi ha comperato da moi padre …2 ».

C’est toujours pour faire plaisir à son auditoire qu’il racontera, au retour de l’expédition de Rome, les prodiges de cette ville dont lui avait parlé un certain prêtre Conrad. Pendant que les autres combattaient l’ennemi, le jeune Baudolino se promenait dans les rues de la cité antique, où il ne voyait que des ruines et des moutons. Sur le chemin de retour en Allemagne, afin de pas désenchanter la légende des merveilles de Rome, il fait à ses camarades guerriers un récit encore plus embelli et plus sensationnel sur ces mirabilia, et dont on parle même au présent de la diégèse (en 1204) grâce à notre jeune affabulateur.