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L’ « épiphanie du monde à l’envers »

1.1 La morphogenèse du Roman

1.2. La mise en abyme herméneutique

1.2.1. L’ « épiphanie du monde à l’envers »

Dans le recueil Les Ziaux de Raymond Queneau, il y a un poème qui s’intitule : « L’explication des métaphores », où la « métaphore » se définit comme « une image négative » ; elle construit un « double à toute vérité1 » en faisant jaillir ce qu’il y a de contradictoire dans la réalité. Ce « double » fonctionne comme une sorte de négatif. Tout comme la métaphore qui dit le contraire de ce qui est, la mise en abyme herméneutique construit « un double à toute vérité », en nous livrant deux images contraires. Le titre « L’explication des métaphores » montre que ce poème affiche d’emblée sa dimension

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« Oui, ce sont des reflets, images négatives, / S'agitant à l'instar de l'immobilité, / Jetant dans le néant leur / multitude active / Et composant un double à toute vérité » (Raymond Queneau, L'explication des métaphores, les

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métalittéraire. Tout se passe comme si le texte, se prenant pour objet, prenait en charge son propre commentaire, sa propre « explication ». Construisant « un double à toute vérité », la mise en abyme herméneutique nous montre que le réel est contradictoire, que la vérité est problématique. Elle ne livre jamais une vérité unique ; elle a le pouvoir de nous montrer et l’endroit et l’envers des choses. Certains énoncés le montrent clairement : les métaphores peuvent devenir un moyen de connaissance, une clé d’accès à la « réalité secrète de l’univers », comme l’aurait dit le poète allemand Archim von Arnim.

L’incipit du « Prologue » fait référence au commencement, au vide d’avant la création du monde quand il n’y avait que le « Verbe » :

« In principio era il Verbo e il Verbo era presso Dio, e il Verbo era Dio 1 ».

Pour le vieux Adso, ces paroles évangéliques constituent « l’unique » chose dont on peut affirmer qu’elle est « l’incontestable vérité » ; vieillissante et vivant dans l’égarement, l’humanité ne peut plus discerner cette vérité que « per speculum et in aenigmate2

».

D’une façon énigmatique et fragmentée, la vérité s’offre, à ceux qui « savent lire ses signes », tout comme un miroir, c’est-à-dire d’une manière renversée. Le narrateur diégétique précise dans le « Prologue » de son histoire que le manuscrit composé de « signes de signes », fut écrit avec « la prière de déchiffrement » adressée à ce grand inconnu qu’est le lecteur. En attendant de s’unir à jamais à la source éternelle, de perdre son individualité « nell'abisso senza fondo della divinità silenziosa e deserta3 », le vieux moine souhaite laisser un témoignage des événements auxquels il avait assisté dans sa jeunesse, « en répétant verbatim » tout ce qu’il avait vu et entendu. En 1327, il n’est qu’un novice bénédictin, un aspirant à la vie monacale. Issu d’une noble famille allemande, Adso est confié pendant son séjour en Italie (où il avait accompagné son père) au frère Guillaume de Baskerville, un « docte » franciscain, ancien inquisiteur. Il devient son secrétaire et son adepte; ils feront ensemble un voyage au Piémont pour visiter un monastère bénédictin fameux pour sa richissime bibliothèque.

Après avoir donné toutes ces précisions dans son « Prologue », Adson déplore l’état pitoyable du « monde qui vieillit » et qui « marche sur la tête » :

1Il Nome della rosa, p. 19. 2Loc.cit.

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« Gli uomini di una volta erano belli e grandi (ora sono dei bambini e dei nani), ma questo fatto è solo uno dei tanti che testimoni la sventura di un mondo che incanutisce. La gioventù non vuole apprendere più nulla, la scienza è in decadenza, il mondo intero cammina sulla testa, dei ciechi conducono altri ciechi e li fan precipitare negli abissi, gli uccelli si lanciano prima di aver preso il volo, l'asino suona la lira, i buoi danzano, Maria non ama più la vita contemplativa e Marta non ama più la vita attiva, Lea è sterile, Rachele ha l'occhio carnale, Catone frequenta i lupanari, Lucrezio diventa femmina. Tutto è sviato dal proprio cammino1 ».

Ce fragment est une mise en abyme annonciatrice, car l’image « du monde à l’envers » reviendra à plusieurs reprises et aux différents niveaux du récit; nous la retrouverons dans le récit-cadre mais également dans les récits encadrés ; elle apparaîtra à l’état de veille des personnages, mais aussi quand ils rêvent ou quand ils ont des visions.

« Les hommes d’autrefois étaient beaux et grands (maintenant ce sont des enfants et des nains) » dit le vieux moine au début de son récit. À ses yeux, hommes, animaux, oiseaux sont tous déviés, à présent, de leur cours naturel, « le monde entier marche sur la tête », « des aveugles guident d’autres aveugles », des oiseaux se jettent dans l’abîme avant d’avoir appris à voler, « l’âne sonne de la lyre », « les bœufs dansent ». Le moine énumère quelques malheurs du monde qui « vieillit » : l’ignorance des jeunes et la décadence de la science et de la vie spirituelle (« Marie n’aime plus la vie contemplative »), la fainéantise (« Marthe n’aime plus la vie active »), la déchéance (« Caton fréquente les lupanars » et « Titus Lucrèce devient femme »). Politicien, historien et militaire romain, Caton était l’un des conservateurs des traditions romaines ; il s’est scandalisé par le caractère débauché des Bacchanales. Quant à Titus Lucrèce, il est l’auteur du long poème d’inspiration épicurienne De rerum natura (De la nature des choses) où il enseignait que les sources de plaisir ne sont ni naturelles ni nécessaires. Ce passage est, en vérité, une reprise du texte de Curtius2 où l’on affirme que rien ne va plus comme il se doit, que le monde entier a perdu le « droit chemin ». La chrétienté vit une efflorescence de prévisions sur la fin imminente du monde (trop corrompu par les vices pour pouvoir recevoir le salut). Le roman nous montre que même si le problématique an mil s’est écoulé, ces prévisions continuèrent à bouillonner et à agiter les

1Ibidem, p. 23 ; (« Les hommes d’autrefois étaient beaux et grands (maintenant ce sont des enfants et des nains),

mais celui-ci n’est qu’un seul fait parmi tant d’autres qui témoignent de la ruine d'un monde qui vieillit. La jeunesse ne veut plus rien apprendre, la science est en déclin, le monde entier marche sur la tête, des aveugles conduissent d’autres aveugles et les font se précipiter dans les abîmes, les oiseaux se jettent avant de prendre le vol, l'âne jouant de la lyre, les bœufs dansent, Marie n'aime plus la vie contemplative et Marthe n'aime plus la vie active, Léa est stérile, Rachel a l’œil charnel, Caton fréquente les lupanars, Titus Lucrèce devient femme. Tout est détourné de son propre chemin »).

2Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l’allemand par Jean Bréjoux,

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esprits. Le lecteur est ainsi préparé dès le début à comprendre l’omniprésence de l’Apocalypse dans le livre. La fin imminente du monde sénescent, est pressentie en la multitude d’hérésies, de violences, en le désordre et la misère, les débauchés et les vices qui rongeaient les âmes (même celles des moines, ces « athlètes du Christ »). En somme, la fin de ce monde délabré est devinée à partir du sombre tableau social où, pauvreté et famine, richesse et luxure, convoitise et pillage, sont autant de signes de son terminus. Les prédictions de l’arrivée de l’Antéchrist et de l’Apocalypse s’inscrivent parfaitement dans ce contexte où l’on attribuait à l’invisible autant de réalité et davantage de puissance qu’au visible. Des récits de Salvatore et du cellier Rémigio (les deux anciens adeptes de Fra Dolcino), il s’ensuit qu’à la fin du 13e

siècle et au début du siècle suivant, l’Europe a connu une période bouleversée : le monde ressemblait à un carnaval : « un gran carnevale, e a carnevale si fanno le cose alla rovescia1 », comme l’affirme le personnage d’Eco.