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L’abyssème et l’image séminale

2.2 « Ruses » de composition narrative

2.3. L’abyssème et l’image séminale

Le fond du récit principal de cette ode dédiée à l’Histoire et à la Fantaisie humaine, montre le choc de deux civilisations : latine et byzantine. Tout en éclairant la morphogenèse de l’œuvre, la poétique explicite nous fait comprendre que ce choix thématique s’enracine dans une « une première et poignante image1 », vue par le romancier lors de l’exploration de Constantinople. L’image fondatrice du roman est celle de cette ville, incendiée et saccagée par les croisés latins en 1204. L’écrivain visionnaire voit se déployer devant les yeux de son esprit une succession d’images (assez différentes les unes des autres) : tout d’abord, il lui apparaît Constantinople en proie aux flammes, puis il voit « un jeune affabulateur, un empereur germanique et quelques monstres d’Asie mineure2

». Tout comme l’abyssème (moine-livre- mort) du Nom de la rose, cette vision constitue le modèle quantique de Baudolino. Cette singularité se comporte comme une sorte de « chaos symétrique3 » qui réactive constamment forme (signifiant) et sens (signifié) au corps de l’œuvre. Synonyme de hasard, le chaos concerne l’arrangement imprévisible, inattendu de formes, tandis que la symétrie correspond à une idée de répétition d’un aspect, motif, image, etc. qui confère au récit romanesque unité et cohérence. Quand cette répétition, se fait « ambassadrice » de l’infini, c’est-à-dire quand l’itération devient incessante, démesurée (comme dans le cas de la mise en abyme

devrait toujours avoir quelqu'un à qui les raconter, et c'est ainsi seulement qu'il peut se les raconter aussi à lui- même »).

1Idem, Confessions d’un jeune romancier, p. 31. 2

Loc.cit.

3Le syntagme de « chaos symétrique » appartient aux chercheurs Michael Field et Martin Golubitsky, l’ouvrage

Symmetry in Chaos, Oxford University, 1992, traduit de l’anglais par Christian Jeanmougin : La Symétrie du chaos. À la recherche des liens entre mathématique, art et nature, InterÉditions, Paris, 1993.

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taxinomique) on peut parler de fractales symétriques. Dans Baudolino, le « monstre » constitue un exemple de fractale symétrique. Le signifié « monstre » appartient à cette unité archétypale, isolée et isolable (l’image séminale, qui est aussi le point initial de l’itération). Sa reproductibilité incessante dans l’immensité interne de l’œuvre, rend l’espace textuel essentiellement fractal. Épris depuis toujours de la culture byzantine, le romancier fait un voyage à Constantinople dans le but de récolter du matériel pour un roman. Pendant l’exploration de cette ville il a une vision contenant quatre éléments distinctifs : une ville en flammes, deux hommes, un jeune affabulateur (Baudolino) et un empereur germanique (Barberousse) et quelques monstres d’Asie mineure. Ces quatre composants constituent la charpente du roman, qui est, en fin de compte, la transcription de ces images oniriques, la variante discursive du contenu de sa vision. Lorsque l’une ou l’autre de ces subdivisions de l’abyssème fait son apparition à (au moins) deux niveaux narratifs, on considère alors qu’il est une fractale symétrique. Par exemple, la figure du « monstre » (qui est une sous-morphologie du signifié « merveille ») est visible, comme leitmotiv, aussi bien dans le récit cadre que dans les récits secondaires, emboîtés. Présenter une même structure à toutes les échelles de l’univers fictionnel est une caractéristique de composition du romancier Eco, qui se passionne pour les dédoublements et les constructions multipliées.

Le narrateur extradiégétique de Il nome della rosa affirmait qu’il existe dans la vie « des moments magiques, de grande fatigue physique et d’intense excitation motrice, où surgissent des visions (…) de livres non encore écrits », c’est précisément ce qui se passe pendant le séjour du romancier dans l’ancienne capitale de l’Empire romain d’Orient. Il capte des images de son futur livre. Comme il l’affirme dans ses Confessions, les images du livre pas encore né ne sont pas de simples images. Accompagnée d’un état non-ordinaire de la conscience, sa vision est, selon James Joyce (un de ses auteurs préférés), une épiphanie. Le personnage Baudolino décrit l’état de ravissement que la vue de la sainte ville lui a procuré, et à travers ses mots le lecteur peut s’imaginer l’émerveillement qui accompagnait la vision du romancier :

« Poi di colpo, ecco una grande ombra, ancora coperta da una serie di vapori che si sollevavano dalla sommità di un’altura e vagavano per l’aria, sino a che si vedeva campeggiare, armoniosissima e splendente sotto i raggi del primo sole, la cupola di Santa Sofia, come se fosse sorta per miracolo dal nulla.

Da quel punto in avanti era stata una rivelazione continua, con altre torri e altre cupole che emergevano in un cielo che si sgombrava a poco a poco, tra un trionfo di verzura, colonne dorate, peristili bianchi, marmi

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rosati, e la gloria intera del palazzo imperiale del Bucoleone, con i suoi cipressi in un labirinto multicolore di giardini pensili1 ».

Baudolino exposait avec émoi le coup de cœur qu’il a eu lors de sa première visite à Constantinople. On peut interpréter cette « révélation continue » du protagoniste comme réflexion de la réalité ontologique expérimentée par le romancier lors de sa vision. Si le fragment que nous venons de citer est l’équivalent discursif de l’épiphanie de l’écrivain, on peut dire qu’il est aussi l’un des points d’ancrage de l’abyssème dans le texte. La basilique Sainte-Sophie « issue par miracle du néant » (du brouillard) apparaît en toute sa splendeur devant les yeux de Baudolino ; de la même façon la visio séminale de l’œuvre, surgissait du néant (abyme) de sa conscience. Matière première de l’œuvre, ces images parcourent un long voyage depuis leur naissance d’un chaos originaire (le sous-conscient du voyant) jusqu’à leur ordination au sein du roman. La morphogenèse du monde fictionnel de Baudolino est équivalente à un travail ordo ab chao de notre romancier, passionné par la création de symétries aux différents niveaux textuels.

Il nome della rosa met en scène des intellectuels, des savants employant un langage élevé ; c’est une œuvre qui ordonne à la fois les connaissances de l’époque médiévale et les traditions de la pensée antique. Le quatrième roman d’Eco, ce « contrepoint picaresque au Nom de la rose 2», quoiqu’il présente « un monde de paysans, de guerriers et de goliards impudents3 », est tout autant nourri d’érudition. L’univers de Baudolino, parsemé de créatures difformes qui occupent le quotidien et l’imaginaire des personnages, met en jeu toute une série de pratiques, de modes de pensée et toute une littérature de voyage, antique et médiévale, dans le but d’arriver à la question de la production des histoires. Baudolino réalise un survol des réalités de cette époque, dite époque de la falsification, où chroniques historiques et fables s’entremêlent sans trop se soucier de la réalité ou de l’exactitude des

1Baudolino, pp. 250-251; (« Tout à coup, une grande ombre, là, encore couverte d'une série de vapeurs qui se

levaient de la cime d'une éminence et erraient dans l'air jusqu'au moment où l'on voyait camper, si harmonieuse et resplendissante sous les rayons du soleil, la coupole de Sainte-Sophie comme issue par miracle du néant. / À partir de ce moment-là, ce fut une révélation continue, avec d'autres tours et d'autres coupoles qui émergeaient dans un ciel peu à peu dégagé, entre un triomphe de verdure, des colonnes dorées, des péristyles blancs, des marbres rosés, et la gloire entière du palais impérial du Boucoléon, avec ses cyprès dans un labyrinthe multicolore de jardins suspendus »).

2Idem, Confessions d’un jeune romancier, p. 31. 3Loc.cit.

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faits. Le roman respecte la forme et la structure des récits médiévaux dont les frontières entre l’expérience transmise (qui fait souvent appel à l’imaginaire, à l’onirique et au surnaturel) et la réalité s’estompent. « Au fond, je relis l’histoire de cette période - affirme l’écrivain - comme si elle était le fruit des inventions d’un gamin, qui, devenu grand, imaginera avec une bande d’amis la légitimation ultime de l’Empire par les juristes bolonais, une partie de la correspondance entre Abélard et Héloïse et la légende du Graal telle qu’elle sera ensuite racontée par Wolfram von Eschenbach1 ». L’édification de ce « monde possible 2» repose sur des aspects et critères spécifiques de l’époque. Baudolino, aussi menteur qu’il soit, incarne l’esprit d’un créateur de mythes et de légendes. Son aptitude à inventer des histoires est similaire à celle d’un chroniqueur médiéval (comme Otton de Freising ou Nicétas Khoniatès, par exemple) dans l’œuvre duquel fictionnel et non-fictionnel sont au service d’un « Sens » qui permettrait enfin à l’histoire de se travestir en « una testimonianza verace, da tradurre in Istoria3 ». Le romancier imagine une chronique fictionnelle au sein de laquelle évoluent des « personnages référentiels4 », dont le plus célèbre est Frédéric Barberousse. L’alfa et l’oméga de son entreprise est de raconter une histoire, et comme d’habitude, d’y insérer de nombreuses réflexions métadiégétiques sur ce que signifie écrire (ou raconter) une histoire. Selon nous, l’abyssème, l’unité minimale de la mise en abyme s’identifie à l’acte de l’écriture (qui implique inexorablement la création d’un monde possible). Bâti à l’image de notre monde, le monde possible de la fable est semblable au monde du rêve. Ce monde « mensonger » se nourrit de notre monde, mais à son tour, il nourrit celui-ci, et parfois le modifie. Notre protagoniste passait ses journées et ses nuits à inventer d’autres mondes croyait fermement qu’en créant d'autres mondes, on arrive à changer le nôtre. C’est autour de cette idée que l’œuvre prend forme. C’est en ce sens qu’on doit interpréter le fait que l’Histoire » surgit des « mensonges » d’un « animal fabulateur5 ». Depuis l’âge de quatorze ans, Baudolino continuera à écrire pendant toute sa vie. Il suivra les conseils d’Otton qui lui a appris que pour « écrire des Histoires », il doit savoir aussi « mentir et inventer des historiettes », autrement son Histoire serait « monotone ». Cependant, il ne faut pas en abuser, mais mentir avec pondération et seulement au sujet des choses mémorables, tout comme les poètes le font :

1Umberto Eco, « Interview avec Laura Lilli », paru dans La Repubblica.

2Dans Lector in fabula, un monde possible est définit comme une construction culturelle. 3

Idem, Baudolino, p. 19.

4Selon l’expression de Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-

Macquart d’Emile Zola, Éditions Droz, Genève, 1983.

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« Il mondo condanna i bugiardi che non fanno altro che mentire, anche sulle cose infime, e premia i poeti, che mentono soltanto sulle cose grandissime1 ».

L’expérience narrative qui précède Baudolino, tourne également autour de l’idée d’écriture : le personnage naufragé tient un Journal, il écrit des lettres à sa Dame et aussi un roman. Un narrateur métadiégétique résume les événements et lance au lecteur des hypothèses quant à l’existence du roman qu’il est en train de lire : qui a trouvé les papiers de Roberto, de quelle façon ses écrits sont-ils arrivés jusqu’à nos jours ? Un des chapitres de L’isola del giorno prima, intitulé « De l’origine des Romans » (le titre à lui seul suggère la réflexivité et l’hypertextualité) renvoie à l’ouvrage du même nom de Pierre-Henry Huet. D’ailleurs, tous les chapitres du roman font référence à des œuvres (artistiques, philosophiques) du dix- septième siècle ; de cette manière le roman s’imprègne de tout cet enchevêtrement culturel et met en abyme son propre discours. Les livres parlent toujours entre eux (Adso et Guillaume nous l’ont parfaitement démontré) et nous verrons à plusieurs reprises que les romans d’Eco communiquent aussi entre eux. Un extrait de l’ouvrage de Huet nous a semblé très illustratif à ce sujet. Il affirme que, selon une maxime d’Aristote, un « Poète est plus Poète par les fictions qu’il invente que par les vers qu’il compose2

» et que de cette manière « on peut mettre les faiseurs de Romans au nombre des Poètes3 ». Notre Baudolino, qui a composé de très beaux poèmes pour l’impératrice et aussi par générosité pour son ami le Poète (qui s’empare sans gêne de ses vers et les fait siens) est aussi bien Poète qu’Artisan d’histoires ou des récits en romanz (comme on disait à son époque).

Baudolino raconte à Nicétas une histoire (en grande partie invraisemblable) qui peut être lue comme une sorte de reconstitution historique et individuelle. Il explique à son interlocuteur les raisons de sa mission : il désirait donner une légitimité historique et un pouvoir sans égal à l'Empereur Frédéric Barberousse en trouvant pour lui le Saint Graal. Voilà les raisons de son cheminement vers le légendaire royaume du Prêtre Jean4 (et jusqu’aux frontières du monde connu et du paradis terrestre). C'est ainsi qu’un groupe d'anciens

1Baudolino, p. 48; (« Le monde condamne les menteurs qui ne font rien d’autre que mentir, fût-ce sur les choses

infimes, et récompense les poètes, qui mentent seulement sur les choses éminentes »).

2Pierre-Henry Huet, De l’origine des Romans, 1670, in Gérard Genette, Fiction et Diction, Éditions du Seuil,

Paris, 1991, p. 17.

3Loc.cit. 4

Sur la légende du Prêtre Jean voir Umberto Eco, Le royaume du Prêtre Jean, dans Le renversement du Ciel.

Parcours d’anthropologie réciproque, Alain le Pichon et Moussa Sow (dir), CNRS Éditions, Paris, 2011, pp.

327-338 ; voir aussi Umberto Eco, Storia delle terre e dei luoghi leggendari, Bompiani, Milan, 2013, trad. fr

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étudiants, incluant Boron, le futur auteur de la Geste arthurienne, s'assembleront autour de Baudolino afin de donner corps à une série de rumeurs et de légendes, entreprise qui les conduira aux confins du monde connu. Des phrases comme celles qui s’ensuivent présentent l'un des plus grands enjeux de tout romancier :

« Non c’è nulla di meglio che immaginare altri mondi (…) per dimenticare quanto sia dolorosa quello in cui viviamo. Almeno così pensavo allora. Non avevo ancora capito che, ad immaginare altri mondi, si finisce per cambiare anche questo1 ».

Ce sont des formules ou des matrices de signifiants dont le but est de mettre en lumière la poétique narrative du romancier. Le regard approfondi de cette quatrième œuvre romanesque d’Eco nous montre la présence de diverses formes de mise en abyme, technique narrative définie par certains théoriciens comme « un miroir interne2» ou comme une forme fractale dont les plus petits éléments reflètent la macrostructure du récit romanesque. En tant que générateur de fractalité, l’abyssème permet l’élaboration d’une théorie de la fiction à l’intérieur même de la pratique fictionnelle. Baudolino est un roman qui pose la question de l’écriture à des niveaux narratifs différents. Premièrement, l’univers mis en scène se présente comme étant l’œuvre de l’imagination déchaînée, débordante du narrateur diégétique (et intradiégétique) qui affirme avoir rempli beaucoup de parchemins et dont la seule raison d’exister était celle de pouvoir raconter le soir ce qui lui était arrivé le matin. Il dit qu’il a voyagé très loin, jusqu’à l’Inde Majeure, c’est-à-dire aux confins du monde connu où les auteurs des bestiaires situaient les monstres (« uomini cornuti, e quelli con la boca sul ventre3 ») et avoue à son narrataire que, en traversant ces déserts et ces prairies infinies, il s’est senti comme prisonnier, captif de quelque chose qui dépassait les pouvoirs de son imagination. Il nous semble que ce qu’il éprouve ici est le sentiment d’être lui-même un personnage engendré par une instance créatrice supérieure à lui. Deuxièmement, la trame narrative et le fil du récit sont constamment ponctués par les ajouts du métanarrateur qui accentuent l’aventure souterraine de l’écriture du livre. Dans ces deux cas de la représentation l’œuvre (tout en exposant ses propres codes de lecture) s’évertue à attirer l’attention sur son statut d’œuvre fictionnelle.

1Baudolino, p. 104; (« Il n'y a rien de mieux qu'imaginer d'autres mondes (…) pour oublier combien est

douloureux celui où nous vivons. Du moins, c'est ce que je pensais alors. Je n'avais pas encore compris que, à imaginer d'autres mondes, on finit par changer celui-ci »).

2Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, p. 52. 3Baudolino, p. 34.

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Fondée sur la ressemblance et sur l’inclusion, la mise en abyme est une particularité de composition de l’œuvre d’Umberto Eco. Ce que nous avons nommé abyssème, touche de très près dans Baudolino le procédé de la création fictionnelle. Par le truchement de diverses techniques (en grande partie spéculaires) est rédupliqué (et mis en abyme) l’acte de créer, d’imaginer, de rêver, d’écrire et d’inventer des histoires.