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Tout comme L’Esquisse d’un nouveau chat (qui imitait le mode performatif de La Modification de Michel Butor), l’écriture du pastiche Lettre à mon fils coïncide avec la rédaction de la lettre d’un père adressé à son fils, qui est encore un bébé. Ce qui nous intéresse dans ce récit parodique est (cette fois-ci) son organisation discursive. Précisons d’abord que nous appellerons « discours » l'usage du langage en situation pratique, envisagé comme acte effectif, et en relation avec l'ensemble des actes (langagiers ou non) dont il fait partie. En ce sens, discours est un objet de connaissance, un regard porté sur le langage en acte.

1Voir à ce sujet le volume no. 3, Etendues de la réflexivité, de la revue « Methis » (Méthodes et

Interdisciplinarité en Sciences Humaines), édité par C. Letawe, E. Mouratidou et V. Stiénon, Presses Universitaires de Liège, 2010.

2Alain Goulet, « Aux sources de la mise en abyme. La rétroaction du sujet sur lui-même », « Elseneur » no. 11,

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En comprenant par organisation discursive la structuration de l'espace textuel, nous allons « dévoiler » dans ce pastiche deux particularités « secrètes » de l’écriture narrative d’Umberto Eco. La première, liée à sa soif d’Infini, se réalise concrètement au cœur de l’œuvre par le biais d’un procédé énumératif d’éléments ayant un signifié en commun. Quant à la deuxième, nous en parlerons tout à l’heure, une fois le moment arrivé.

À la veille de Noël, un père écrit à son enfant (qui est encore trop petit pour jouer) que dans les quatre années à venir, il lui offrira (dans le but de « façonner » sa « conscience de citoyen »), à chacun de ses Noëls, seulement des armes, « beaucoup d’armes, uniquement des armes » :

« … je t’offrirai des fusils. À double canon. À répétition. Des mitraillettes. Des canons. Des bazookas. Des sabres. (…). Des mitrailleuses, des poignards, des revolvers à barillet. Des colts, des winchesters, des rifles, des chassepots, des modèles 1891, des garands, des obusiers, des couleuvrines, des bombardes, des arcs, des frondes, des arbalètes (…) des épées, des piques, des harpons, des hallebardes et des grappins (…). Des rapières… des lames de Tolède… des haches d’armes, des pertuisanes, des poignards, des kriss, des javelots, des cimeterres, des viretons et des cannes-épées (…). Des sabres d’abordage… des pistolets ornés d’arabesques… des stylets… des arcs… des couteaux à scalp (…). Des pistolets petits et plats, à glisser dans la redingote… ou des lugers (…). Et encore des fusils. Des fusils de Ringo, de Wild Bill Hitchcock ou de Sambigliong (…). Bref, des armes, mon cher enfant, beaucoup d’armes, uniquement des armes. C’est cela que tu auras à chacun de tes Noëls1 ».

La récurrence incessante, dans ce passage, du même signifié, celui d’« arme », crée une impression d’infinité : l’univers des armes est si vaste, si diversifié qu’on le présumerait sans fin. Comme nous l’avons déjà exprimé, à l’ouverture de ce chapitre préliminaire de notre étude sur la technique de mise en abyme dans l’œuvre narrative d’Umberto Eco, cette réitération reflète l’unité dans la diversité.

Le terme « fractale », créé par Benoît Mandelbrot2, à partir de la racine latine fractus (qui signifie « brisé », « fractionné », « fragmenté ») désigne des objets dont la structure est invariante par changement d’échelle. Dans le pastiche l’idée (ou le concept) d’« arme » est la « structure » constante, transposée à l’échelle des signifiants (« mitraillettes », « canons », « bazookas », « sabres », « poignards », « revolvers », « arbalètes », « harpons » et ainsi de suite). On pourrait, donc, parler ici d’un phénomène de fractalité du concept d’« arme ».

1Umberto Eco, Pastiches et postiches, pp. 212-213.

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Dans son ouvrage Sémiotique et philosophie du langage, Umberto Eco spécifiait qu’il y a deux types de signifié : un « signifié lexical » et un « signifié textuel ». En précisant que même si on ne communique que rarement par des signifiés lexicaux isolés (car ils prennent sens en fonction des circonstances extratextuelles de l’énonciation), on ne peut comprendre le sens d’un texte (c’est-à-dire le « signifié textuel ») qu’à l’aide des signifiés lexicaux.

Nous avons annoncé au début du chapitre qu’une lecture de ce pastiche permettrait l’ouverture de la discussion sur la mise en abyme herméneutique. En effet, en le lisant attentivement, l’enchaînement de signifiants de ce pastiche affirme, per speculum, l’envers de ce qu’on pourrait croire à une première lecture :

« Vous me surprenez, Monsieur - me dira-t-on - : vous qui militez dans un comité pour le désarmement atomique et flirtez avec les comités pour la paix, qui faites des marches de protestation et professez des mystiques de l’Aldermaston. Je me contredis ? Eh bien, je me contredis (Walt Withman)1».

Lettre à mon fils semble convier le lecteur à prendre conscience que notre représentation de la réalité se fait, principalement et habituellement, par le biais du langage. La réduplication du signifié lexical « arme » se fait en vue d’éblouir le lecteur, de le déranger dans ces habitudes de lecture et de le pousser à voir, au-delà des mots pris dans leur dimension littérale, un sens plus profond, qui est, en dernière instance, le « signifié textuel ». Par la prolifération et la dissémination du même signifié tout au long du texte, l’auteur ne fait pas l’apologie des armes et de « leur valeur guerrière », mais au contraire, il désire faciliter la réception de son message ; il se sert d’un code (inventé par lui-même) pour travailler à l’accentuation du message. Sa stratégie consiste à répéter, à accumuler, à amplifier, voire à exagérer pour mieux faire passer son message. Pour cela, il insérera dans le pastiche son « mode d’emploi », des indices destinés à assurer le décodage du « signifié textuel » : « J’ai eu une enfance fortement, exclusivement guerrière », raconte le pasticheur qui nous dit que de « cette orgie de jeux guerriers » est sorti un homme qui n’a jamais aimé les armes et qui « a réussi à faire dix-huit mois de service militaire sans toucher un fusil », un homme qui a « horreur de la guerre »2. Un des passages du texte qui dévoile sa vraie intention est celui où (après avoir exposé les effets nocifs des Noëls industriels sur les enfants et insisté sur le fait que tous ces jouets automates, ces trains électriques, ces voitures radioguidées contribuent à

1Umberto Eco, Pastiches et postiches, p. 213. 2Ibidem, p. 215.

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métamorphoser l’enfant en un « petit monstre », en un « futur directeur de camp de la mort »1) on nous explique la raison d’offrir de tels cadeaux à un petit garçon :

« Stefano, mon fils, je t’offrirai des fusils. Parce qu’un fusil n’est pas un jeu. C’est le départ d’un jeu. À partir de là, tu devras inventer une situation, un ensemble de rapports, une dialectique d’événements. Tu devras faire « poum » avec la bouche, et tu découvriras que le jeu vaut par ce que tu mets dedans, et non par ce que tu trouves de tout fait2 ».

Après lui avoir appris la pars construens du jeu, le père passera à l’étape de la transmission des valeurs :

« Avant tout, je ne t’apprendrai pas à tirer sur les Indiens. Je t’apprendrai à tirer sur les trafiquants d’armes et d’alcool qui détruisent les réserves indiennes. (…). Je ne t’apprendrai pas à tirer sur les cannibales congolais, mais sur les marchands d’ivoire (…). Nous jouerons du côté des Arabes contre Lawrence (…). Si nous jouons aux Romains, nous serons dans le camp des Gaulois, qui étaient des Celtes, comme nous autres Piémontais3… ».

Son intention est celle de montrer à son fils (tout comme Guillaume à Adso) que la vérité n’est jamais dans un seul camp :

« Ainsi, cher Stefano, je t’offrirai des fusils. Et je t’apprendrai à jouer à des guerres très compliquées, où la vérité ne se trouve jamais d’un seul côté…4 ».

Le « signifié textuel » est exposé explicitement à la fin du pastiche : une fois adulte et grâce à tous ces jeux Stefano aura, peut-être, acquis « une conscience critique à l’égard des fables », il aura appris à se « mouvoir de façon critique dans le monde réel ». Ce procédé spéculaire où l’on montre une réalité sous ses deux aspects : envers et endroit, est une des particularités du style d’Umberto Eco. On le retrouver assez souvent dans ses romans, et pour ne dévoiler que quelques exemples, citons-en trois : le thème récurrent du « monde à l’envers » (dans Le Nom de la rose), l’image dans le miroir de la page du journal Times qui devient Sémit (dans La Mystérieuse Flamme de la reine Loana) et le double journal de Simonini et de l’abbé Dalla Piccola qui présentent en alternance la face et le revers de la réalité de ce personnage avec une double personnalité (dans Le Cimetière de Prague). Nous avons nommé ce procédé « mise en abyme herméneutique », c’est l’équivalent de ce que Lucien Dällenbach appelle « mise en abyme du code » de déchiffrement d’un texte.

1 Ibidem, p. 216. 2Ibidem, p. 217. 3Ibidem, pp. 218-219. 4Ibidem, p. 220.

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2. Une énonciation mise en abyme

Un aspect qui, à nos yeux, semble relier la poétique narrative d’Umberto Eco à sa poétique de l’œuvre ouverte est celui de l’œuvre prise dans son acception de « forme » en cours de réalisation. En effet, toutes les œuvres narratives d’Umberto Eco sont construites sous forme d’œuvres en cours d’exécution. L’acte d’écriture et de lecture, ainsi que l’instance, de création et de réception, se font ingénument place au cœur de l’œuvre. Cette sorte de composition s’avère une constante de la poétique narrative de notre auteur. Depuis ses premiers essais jusqu’à son septième roman, la mise en abyme de l’énonciation (et de ses actants) demeure un des traits définitoires de sa vision d’écrivain conformément à laquelle l’œuvre doit elle-même montrer le comment et le pourquoi de son existence. Travail en cours de réalisation, l’œuvre littéraire d’Umberto Eco est une entité capable de penser sa genèse, son créateur et aussi sa postérité, c’est-à-dire ses lecteurs, situés à des décennies et des centaines d’années de distance, qui la ressuscitent et l’enrichissent en sens et symboles.