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La pensée holiste 4 des personnages d’Umberto Eco

2.2 « Ruses » de composition narrative

3. La pensée holiste 4 des personnages d’Umberto Eco

Les personnages Adso, Hypatie, Casaubon et Belbo sont des êtres mystiques unis au tout. Ils vivent dans un monde où un immense réseau relie des événements de la vie des hommes aux livres, unit les plantes aux astres, et où chaque élément de ce monde (à savoir chaque personne, chaque pierre, chaque fleur, chaque corps céleste) masque le principe primordial et ultime de cet univers, Celui qui ne naît ni ne meurt. Roberto de la Griva vit lui

1Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves. La narration de l’expérience onirique dans les œuvres de la modernité,

José Corti, Paris, 1993, p. 22.

2La mise en abyme du sujet consiste dans « l’auto-représentation de celui-ci dans le récit qu’est le rêve » (K.

Movallali, Contribution à la clinique du rêve. La psychanalyse et les neurosciences, L’Harmattan, Paris, 2007, p.49).

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Le niveau de réalité auquel cette instance se situe est autre (au-dessus ou en-dessus) que ces deux niveaux-là (de la veille et du rêve). Dans le contexte de l’œuvre littéraire, le niveau de réalité de cette instance correspond au monde de l’auteur (le principe créateur suprême).

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aussi des expériences similaires ; parmi lesquelles on rappelle celle de la mystérieuse poudre de sympathie (qui dans la fiction montre que tous les constituants du monde subissent des influences communes) et les états méditatifs de ce naufragé dans lesquels il éprouve le sentiment de faire un avec le cosmos. Tous ces personnages constatent qu’ils se trouvent dans un monde où les choses se connectent inlassablement. Mais, leur observation ne s’arrête pas là, ils découvrent des synchronicités répétitives entre leur intériorité psychique et les objets ou les phénomènes du monde physique, extérieur. Les héros du Pendolo di Foucault cultivent passionnément ces coïncidences énigmatiques. Ils arrivent à croire en un monde d’illusions et à vivre un continuel délire interprétatif. Débuté comme un jeu innocent, le « Plan » les amènera à leur perte. Au fur et à mesure, Casaubon et Belbo se laissent prendre à l’ampleur et à la force de leur propre jeu. Ils suscitent l’intérêt et provoquent la colère d’autres « psychotiques » qui prennent le jeu au sérieux et qui sont prêts à tuer pour un secret inexistant. Dans Mysterium Conjunctionis, Jung a défini comme « coïncidence signifiante » un rapport entre des phénomènes apparemment non reliés par la causalité. Belbo, Casaubon et Diotalevi cultivent excessivement ce type de coïncidences qui finalement s’avèrent être les symptômes d’une pathologie. Ainsi, les synchronicités des personnages seraient provoquées par eux-mêmes, en écho à leur intérieur. Également, les « découvertes » d’Adso sont souvent en simultanéité (et en résonance) avec ses préoccupations intimes.

Pour les personnages des deux premiers romans d’Umberto Eco les signes signifient toujours quelque chose d’autre. En d’autres termes, ils sont des interprètes très actifs du grand Livre de la création. Adso de Melk et les trois protagonistes du Pendolo di Foucault, pratiquent une semiosis de la similitude (ou de la ressemblance) basée essentiellement sur une pensée holiste du monde et des événements. Adso, Belbo, Casaubon et Diotallevi sont tous des visionnaires sensibles aux symboles, et pour lesquels la séparation entre la réalité de l’état de veille et d’autres réalités (comme celle du rêve ou celle des livres) est extrêmement mince. Tout comme les « diaboliques » et les autres « mordus du mystère », ils se montrent attentifs à un niveau de réalité non perceptible immédiatement. À la fin de la fiesta ésotérique du Piémont où Agliè fait le guide pour eux et pour leur patron Garamond, Belbo a un moment de lucidité et affirme qu’il n’y a aucune différence entre lui (qui cherche Madame Bovary pour lui faire une scène) et ces fanatiques des sciences occultes. Il se rend compte que, tout comme les « diaboliques », lui et ses deux amis sont les victimes d’un délire interprétatif, mais il lui est impossible de s’arracher à cette psychose collective d’un sens caché des choses.

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Nous proposons dans ce qui suit un regard transdisciplinaire sur l’œuvre romanesque d’Umberto Eco, et de sa relation à l’ontologique1, ceci au travers de l’idée de mise en abyme.

3.1. La mise en abyme ontologique

Tout comme la mise en abyme onirique, la mise en abyme ontologique est une enclave narrative qui décrit un état particulier de la conscience des personnages. Pareillement au récit onirique, le récit ontologique a ses propres formules de début et de fin. Plus précisément, il s’agit d’un fragment de texte qui décrit une expérience méditative profonde, une épiphanie, une extase amoureuse ou mystique, etc. Le récit ontologique est un trait caractéristique de l’art narratif d’Umberto Eco. Sa fonction dans la fiction a une importance majeure : il a souvent pour but de faire réfléchir sur les données philosophiques, métaphysiques ou / et parfois poétiques de l’œuvre. Il va de soi que cette forme de mise en abyme est en rapport étroit avec le contexte culturel de l’époque en question. Le romancier se donne le plaisir de faire de la réalité représentée par le roman une réalité vécue, expérimentée directement, où les héros romanesques explorent une réalité différente, autre que celle de la veille quotidienne. L’aventure se passe à l’intérieur du microcosme, dans les profondeurs de leur psyché.

Commençons cette analyse par Il nome della rosa, roman issu, d’une part, de l’épiphanie vécue par le romancier lors d’un séjour dans une abbaye2

, et de l’autre part, de l’immense érudition de son auteur. Dans le chapitre « Quatrième jour », « Tierce » est décrit l’état d’Adso qui « voyait » la jeune fille partout dans la nature. Le novice, récemment initié au mystère de l’union érotique, vit un état modifié de la conscience où l’objet de son désir est vu, déchiffré, tout comme la divinité, dans chaque parcelle de vie, dans chaque brin d’herbe, dans chaque bête ou oiseau. En proie aux « mille mouvements d’âme » provoqués par l’amour, qui lui procurait « extase » et « une mystérieuse illumination », Adso avoue voir son amoureuse tout autour de lui (dans la nature et dans les activités des ouvriers de l’abbaye) :

1La notion d’ontologie vient du grec to on (« être ») et logos (« discours, langage »). Le mot « ontologie »

apparaît au début du 17e siècle dans l’article « Abstractio » du Lexicon philosophicum de Rudolf Göckel (en 1613 exactement), où l’ontologie est définie comme la philosophie de l’être ou des transcendantaux ; le terme est repris par Johannes Clauberg, pour désigner la science première, qu’il appelle également « ontosophia ». L’ontologie correspond donc à la science qu’évoquait Aristote en disant : « il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’être » ; aujourd’hui, elle est une partie de la philosophie qui a pour objet le sens de l’être (considéré simultanément en tant qu’être général, abstrait, archétypal et en tant qu’être singulier, concret, existentiel).

2Dans son adolescence l’écrivain a vécu quelque temps dans un monastère. Sur cet épisode et sur bien d’autres

informations biographiques voir les entretiens avec Umberto Eco que le chercheur allemand Thomas Stauder a réalisés depuis une trentaine d’années : Thomas Stauder, Gespräche mit Umberto Eco aus drei Jahrzehnten, Verlag, Münster, 2012.

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« La fanciulla mi appariva nella natura e nelle umane opere che mi circondavano. Cercai quindi, per felice intuito dell'anima, di immergermi nella distesa contemplazione di quelle opere. Osservai il lavoro dei vaccari che stavano portando i buoi fuori della stalla, dei porcai che recavano cibo ai maiali, dei pastori che aizzavano i cani a riunire le pecore, dei contadini che portavano farro e miglio ai mulini e ne uscivano con sacchi di buon cibo. Mi immersi nella contemplazione della natura, cercando di dimenticare i miei pensieri e cercando di guardare solo gli esseri come essi ci appaiono, e di obliarmi nella loro visione, giocondamente1 ».

Absorbé dans sa contemplation active, le cœur léger et embaumé de félicité, Adso fait le tour de l’abbaye et regarde les êtres qu’il rencontre. La profondeur de son état est reflétée par l’expression s’abîmer dans la vision des êtres et des choses, autrement-dit il vit un état d’ex-stasis. Hors de l’état normal de la perception du monde extérieur, le jeune moine est en contact avec une dimension subtile de la réalité. Les deux formules finales : « dans cette bonne disposition d’esprit » et « le cours de mes songeries » confirment notre hypothèse selon laquelle le récit ontologique est une enclave narrative isolable, qui a comme but de multiplier les niveaux de la narration ; et par ailleurs de mettre en abyme le réel même, expérimenté par les personnages :

« In questa buona disposizione di spirito mi trovò il mio maestro quando, trascinato dai miei piedi e senza rendermene conto, compiuto quasi il periplo dell'abbazia, mi ritrovai dove ci eravamo lasciati due ore innanzi. Lì stava Guglielmo, e quanto mi disse mi distrasse dei miei pensieri e mi volse di nuovo la mente ai tenebrosi misteri dell'abbazia2 ».

L’arrivée de Guillaume interrompt cet état de « songeries » incompatible avec la réalité ténébreuse de l’abbaye. Adso reprend le mode de pensée logico-déductif que son maître lui enseigne. Il serait injuste d’aller plus loin sans préciser que le mode de pensée du moine franciscain n’est absolument pas stérile de point de vue ontologique. Avant de passer au deuxième exemple de mise en abyme ontologique de ce roman nous souhaitons dire quelques mots sur la façon personnelle dont Guillaume vit l’extase. Selon notre interprétation, il est fort possible que ce vieux moine pratique une sorte de méditation (ou d’exercices spirituels) qui sous-tendent son activité cognitive. À notre avis, il est fort probable qu’il utilise une prière dite « monologique » comme support transcendent de ses investigations de

1Il nome della rosa, pp. 284-285; (« La jeune fille m’apparaissait dans la nature et dans les œuvres humaines qui

m’entouraient. Je cherchai donc, par une heureuse intuition de l’âme, à me plonger dans la contemplation détaillée de ces œuvres. J’observai le travail des vachers qui menaient les bœufs hors de l’étable, des porchers qui remplissaient la bauge des cochons, des bergers qui excitaient les chiens à réunir les brebis, des paysans qui apportaient épeautre et mil aux moulins et en sortaient avec des sacs de bonne farine. Je m’absorbai dans la contemplation de la nature, en cherchant à oublier mes pensées et à ne regarder que les êtres tels qu’ils nous apparaissent, et à m’abîmer dans leur vision, joyeusement »).

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Ibidem, p. 287; (« C’est dans cette bonne disposition d’esprit que me vit mon maître quand, entraîné par mes pas et sans m’en rendre compte, ayant presque accompli un périple autour de l’abbaye, je me retrouvai où nous nous étions quittés deux heures auparavant. Là était Guillaume, et ce qu’il me dit détourna le cours de mes songeries pour diriger de nouveau ma pensée sur les ténébreux mystères de l’abbaye »).