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LE MILIEU DES SCULPTEURS : MARCHÉS ET CONCURRENCE

Architectes-entrepreneurs. David Ouellet et Ferdinand Villeneuve. Constructeurs navals et meubliers (Drum et Vallière). Situation des grands ateliers et statut du sculpteur indépendant (Bertrand et Morel). Les sculpteurs sur bois de Québec. Jean-Baptiste Côté. Le statuaire-mouleur Michele Rigali. Quelques sculpteurs montréalais. Le sculpteur académique Louis-Philippe Hébert. Les maisons italiennes. Importations et manufac­ tures étrangères. Louis Jobin, sculpteur et statuaire. Avis publicitaires. Impératifs de la concurrence.

Le milieu et le marché de la sculpture de la fin du XIXe siècle connais­ sant de profondes mutations, les sculpteurs sur bois doivent assumer le poids de certaines traditions tout en composant avec des innovations engendrées par 11 industrialisation1. Ainsi, comme par le passé mais d'une manière tout à fait différente, le sculpteur est-il amené à travailler en étroite relation avec les gens de professions connexes, plus particulière­ ment avec des architectes-entrepreneurs, des constructeurs navals et des meubliers.

Aux alentours de 1875, la ville de Québec devait compter une bonne vingtaine d'architectes2. La plupart d'entre eux s'étaient spécialisés soit comme dessinateurs, entrepreneurs, ingénieurs, ou encore comme constructeurs, ornemanistes ou sculpteurs. Certains oeuvraient dans la conception de bâtiments publics et de résidences privées, d'autres dans la construction ou la décoration d'édifices religieux et conventuels.

La première génération de disciples de Thomas Baillairgé (1791-1859), chef de file de l'école de Québec, comprenait les élèves issus directement de son atelier et des architectes-sculpteurs indépendants, ceux-ci étant à ce moment-là soit décédés depuis quelques années, soit sur le point de prendre leur retraite. Nous pensons ici aux André Paquet ( 1799-1860), Léandre Parent (vers 1809-1889), Raphaël Giroux (1815-1869), Louis-Thomas Berlinguet (1789-1863), Louis-Xavier Leprohon (1795-1876) et François

80 Fournier (1790-1864). À cette première génération devaient succéder d1 autres disciples de Baillairgé, des architectes ou des sculpteurs tels François-Xavier Berlinguet (1830-1916), Ferdinand Villeneuve (1831-1909), Thomas Fournier (1825-1898) et Laurent Moisan (1847-1913). Parallèlement, on notait la présence d'un autre groupe d1 architectes, disciples lointains de Baillairgé ou professionnels indépendants, se composant des Charles Baillairgé (1826-1906), Pierre Gauvreau (181 3-1884), Harry Staveley (1848- 1925), Joseph-Ferdinand Peachy (1830-1903), Eugène-Étienne Taché (1836— 1912), David Ouellet (1844-1915), Paul Cousin (act. 1870-1891), Georges- Émile Tanguay (1858-1925) et Elzéar Charest. À 11 exception de ce dernier groupe, la majorité des architectes-sculpteurs s'inscrivaient dans ce qu'on a appelé "L'école de Québec".

Le cheminement de la carrière de quelques-uns d'entre eux nous permet de comprendre 1'évolution de la profession et du métier d'architecte- sculpteur dans la seconde moitié du XIXe siècle3. Certains sculpteurs- ornemanistes deviennent progressivement architectes-entrepreneurs et engagent, à leur tour, des sculpteurs. Ils dirigent alors des ateliers et des chantiers où ils confient à des artisans spécialisés le soin d'exécuter, sous leur surpervision et à partir de plans et devis précis, des meubles, ornements, statues et reliefs historiés. Ces entrepreneurs touchent à toutes sortes de travaux : architecture, menuiserie, sculpture, dorure, etc.4 Inutile de souligner que la lutte entre architectes- entrepreneurs pour 1'obtention de nouveaux contrats pouvait être féroce, notamment lorsque les fabriques demandaient des soumissions pour la construction ou la décoration de leur église5. Dans le domaine de l'architecture et de la sculpture religieuses, David Ouellet et Ferdinand Villeneuve seront probablement les concepteurs-entrepreneurs les plus productifs de l'époque.

David Ouellet, formé en architecture par F.-X. Berlinguet, est l'un des rares architectes de cette période à faire régulièrement de la publicité dans les quotidiens de Québec. On a attribué à cet architecte polyvalent la conception, la construction ou la rénovation de plusieurs églises de

81 l'est du Québec - une cinquantaine selon Jobin lui-même - ainsi qu'un grand nombre de pièces de mobilier liturgique. Ouellet semble avoir eu plaisir à jouer avec les ordres, les proportions et les styles, versant plus souvent qu'à son tour dans la grandiloquence et la confusion6.

De 1874 à 1876, il est désigné comme architecte et sculpteur et on le retrouve associé avec Louis Aimeras, un doreur et ornemaniste, avec qui il offre ses services pour 1'ornementation des églises. De 1877 à 1881, Ouellet s'affiche comme architecte spécialisé dans les édifices religieux et propose, en outre, d1 exécuter à son atelier toutes sortes d'ouvrages tels qu'autels, chaires et ornements "à des prix très modérés". Son atelier à cette époque est situé dans le faubourg Saint-Jean, au n° 60 de la rue Saint-Eustache. En 1890 et 1891, Ouellet, alors établi au 85 d'Aiguillon, s'associe J.-G. Bussières en tant qu'architecte-dessinateur. L'année suivante, il s'annonce seul comme architecte-évaluateur puis, en

1894 et 1895, mentionne qu'il a des ateliers d'exécution pour "tous genres de travaux d'architecture" et, particulièrement, pour des "ouvrages les plus difficiles en sculpture pour ornements d'église (autels, chaires, confessionnaux, tables de communion, etc.)". Il ajoute enfin qu'il a apporté des améliorations considérables à ses ateliers de la rue d'Aiguillon.

Ferdinand Villeneuve, quant à lui, est à 1'origine d'une école de sculpture qui s'implanta et se développa pendant plus de 75 ans dans le petit village de Saint-Romuald, sur la rive sud du Saint-Laurent, non loin de Québec. L'étude de Léopold Désy sur cette école a jeté un éclairage essentiel sur la composition et le fonctionnement des ateliers de Saint- Romuald en même temps qu'elle a révélé 1'abondance et la diversité de la production de ses divers architectes, sculpteurs et ornemanistes7.

Après avoir été 1 'apprenti de Raphaël Giroux de 1847 à 1853, Ferdinand Villeneuve ouvre son propre atelier à Québec. Entre 1858 et 1868, il s'établit à Saint-Isidore de Lauzon, où il travaille à l'église parois­ siale. En 1869, il fonde à Saint-Romuald une maison spécialisée dans la

82 conception, 11 ornementation et 11 ameublement des églises, maison qui emploiera jusqu'à une vingtaine de personnes à la fois. Administrateur de la boutique, Villeneuve se réservait le travail de concepteur, de des­ sinateur et de superviseur des chantiers, confiant certaines commandes particulières à des sous-contractants. Ainsi, il aurait souvent eu recours aux services de Louis Jobin, à titre de sculpteur-statuaire. Dès les débuts de sa maison Villeneuve eut, entre autres employés, le menuisier Louis Saint-Hilaire (1834-1877), qui devait décéder d'un accident de travail en 1877. De 1874 à 1879, il eut comme apprentis Joseph (1867- 1923), son deuxième fils, de même que Joseph Saint-Hilaire (1858-1943), le fils de Louis, qui en 1883 allait mettre sur pied son propre atelier à Saint-Romuald. En 1871, les ouvrages sculptés de Villeneuve, et notamment une statue du Bon Pasteur, avaient été fort remarqués à l'Exposition provinciale de Québec, remportant même un premier prix spécial. Alors qu'il était maire de Saint-Romuald depuis 1879, Villeneuve s'annonce, en 1880, dans les journaux de la capitale, comme architecte et sculpteur prêt à dresser tous les plans et devis de décoration qu'on voudra bien lui soumettre et à entreprendre des travaux d'ornementation et de rénovation d'églises. Entre 1870 et 1895, il devait mener diverses entreprises dans nombre d'églises de la grande région de Québec. En 1894, et de nouveau en 1901, son atelier devait encore se mériter un diplôme et une médaille d'or à l'Exposition provinciale à Québec. D'après Léopold Désy, l'organisation du travail et la répartition des tâches au sein de

l'atelier de Villeneuve empruntait beaucoup au modèle industriel :

"Cette entreprise [...] logeait dans un bâtiment de trois étages [...] Au premier étage, on y faisait le sciage, le planage et, tout près de la chaufferie, le collage du bois; au second, se trouvaient les ateliers de dessin, de menuiserie et de sculpture. Enfin, le troisième étage était consacré aux travaux de peinture, de vernissage et de dorure8."

En plus des architectes-entrepreneurs, les constructeurs navals, comme Narcisse Rosa, et les meubliers, tel que William Drum (1801-1876), em­ bauchaient eux aussi de nombreux artisans du bois, y compris des sculp­ teurs. En 1875, l'annuaire de la ville de Québec dénombre 11 constructeurs

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