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68 L1 Événement du 24 juin 1926, Georges Côté apporta quelques précisions sur

11 installation du sculpteur dans le haut-faubourg :

"C'est en 1879 que M. Ls Jobin vint s1 établir au coin des rues Claire-Fontaine et Burton [...] M. Jobin demeura d'abord sur la rue Burton, tout en face de son atelier, dans le haut de la maison de M. Eug. Trude 1. Plus tard, M. Jobin fit cons­ truire sur ses terrains de la rue Claire-Fontaine, une résidence qu'il vint habiter8."

Le 8 juin 1881, un gigantesque incendie dévasta le faubourg Saint-Jean, détruisant 1 200 maisons en plus de 1'église Saint-Jean-Baptiste, jetant 1 500 familles sur le pavé. Jobin perdit alors son atelier récemment construit et tout son contenu9. La même année, le recensement de Québec nous indique que Jobin et Marie-Flore, son épouse, sont parents d'une fillette de 12 ans, prénommée Eva10. En plus d'un nouvel atelier, le sculpteur ouvrit en 1882 un magasin au 41 de la rue Saint-Jean. Destiné à la vente de ses statues, cette boutique devait fermer moins d'un an plus tard11.

Dans son article de 1926, Georges Côté relate quelques anecdotes sur le séjour du sculpteur au "Fort-Pic"12. Il nous apprend notamment que diverses statues traînaient autour de la boutique de Jobin et que certaines ornaient, telles des enseignes, 1'extérieur de sa résidence, entre autres deux effigies qui impressionnaient particulièrement les enfants du voisinage :

"Parmi les quelques statues abandonnées ici et là autour de la boutique de M. Jobin, statues variant d'espèce et de gran­ deurs, l'on en remarquait tout particulièrement une qui attirait 1'attention. C'était un Napoléon Ier, qui avait été enlevé, paraît-il, de la proue d'un ancien bateau qui portait ce nom. Après avoir parcouru les mers, Napoléon vint s'échouer chez M. Jobin [...]

L'on remarquait aussi un policier, bâton en main, qui semblait faire la garde sur la gallerie [sic], au coin de la rue Burton. Que de fois, les mamans des alentours 1'indiquèrent du doigt à leurs marmots tapageurs et récalcitrants. Mais lorsque venaient les grandes chaleurs de l'été, le constable toujours fidèle à son poste, n'était cependant pas de saison, avec son casque en fourrure et son paletot d'hiver13."

69 Côté raconte aussi que durant la belle saison Jobin travaillait à 11 extérieur de son atelier, ce qui ne manquait pas d1 attirer les regards des passants. Les habitants du faubourg avaient même 11 occasion d'assister aux diverses étapes de fabrication de certaines statues et d'apprécier aussi bien le caractère du sculpteur que son sens de la persuasion :

"Les résidents du Fort-Pic se souviennent encore de ce statuaire de talent [...] Qu'il était intéressant de voir cet artiste ébaucher de sa hache une statue, dans un vulgaire billot de bois; puis au moyen de ciseaux et de gouges de grosseurs variées, terminer son oeuvre avec une perfection remarquable. Il était aussi attrayant de le voir plomber ses statues, en se servant de larges feuilles de plomb qu'il maniait avec une adresse consommée jusque dans les moindres plis des vêtements.

Trop à 1'étroit dans sa petite boutique, pour travailler à son aise, M. Jobin faisait le plus gros de sa besogne au dehors, ce qui attirait les curieux. Mais M. Jobin était d'humeur irritable, et il n'aimait pas la compagnie des gens et encore moins celle des enfants. Notre présence aux abords de son atelier 1'exaspérait, et il nous en chassait rudement d'un geste menaçant [...] Mais on s'en allait à reculons en ripostant [...] on n'était pas lent à revenir à la même place. Tout absorbé par son travail, M. Jobin n'était ni causeur, ni communicatif, mais avec ses contractants, il était d'une éloquence persuasive, et d'une gesticulation artistique de description14."

Le sculpteur exposait également ses oeuvres devant "sa masure en pierres, qui lui servait de boutique", ce qui faisait accourir les curieux de tous les coins de la ville. Ces sculptures ainsi mises en évidence valurent à leur auteur plusieurs marques d'encouragement et d'estime de la part des journaux de la Vieille Capitale. Jobin recevait même, à 1'occasion, la visite de journalistes. Ainsi, dans un article intitulé "Un artiste humble" du Canadien du 9 juin 1886, A. Béchard fit état d'un entretien qu'il avait eu avec le sculpteur :

"Nous voici à 1'atelier de monsieur Jobin. Entrons.

Si vous n'avez jamais vu cet artiste, vous le reconnaîtrez facilement : de tous ceux qui travaillent, coupent, découpent, taillent et cisèlent dans cet atelier d'apparence modeste, c'est celui qui paraît avoir le moins de prétentions qui est le maître. Il a toute 1'urbanité franche et ouverte de nos anciens canadiens [...]

70 Dans mes fréquents arrêts à cet atelier, j'ai fait causer M. Jobin. Votre travail, lui ai-je demandé, un jour, vous procure-t-il les moyens de vivre à l'aise?

- Non, monsieur, nous vivons au jour le jour.

- Pourquoi, ai-je repris, ne vous mettez vous pas à un autre travail?

Parce que j'aime celui-ci et ne pourrais en aimer d'autre. Puis son oeil noir s'animait en parlant de son amour pour son travail d'artiste, il ajoutait : Je sais, monsieur, que je n'arriverai jamais à la fortune avec mes statues ; mais que voulez vous, je préfère mes statues à la fortune. [...] «Je mourrai peut être pauvre, dit M. Jobin [...], mais, de grâce, permettez que je ne m'éloigne pas d'un travail que j'aime d'amour ! »

Lecteurs, si vous désirez voir au travail un compatriote, devenu artiste distingué, faites comme moi : prenez la rue Claire Fontaine [...] puis montez [...] jusqu'à la rue Breton ou Burton et entrez dans 1'atelier qui porte en grosses lettres cette seule inscription, L. JOBIN. Voyez, pilées les unes sur les autres, ces grosses pièces de bois rond [...]. Repassez quelques semaines après votre première visite et vous verrez ce que sont devenues ces bûches : de l'une est sorti un saint Vincent de Paul tenant une couple d1 enfants dans ses bras ; de l'autre une sainte Philomène; une troisième a donné naissance à saint Isidore, laboureur, le pied droit appuyé sur une bêche ; d'un autre morceau informe est sortie une madone tenant le Dieu Enfant par la main ou dans ses bras.

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M. Louis Jobin est originaire de la Pointe-aux-Trembles de Québec ; ses ancêtres, cependant, étaient de Charlesbourg, car c'est là que se sont établis, en premier lieu, les Jobin venus au pays. Des descendants, devenus nombreux, plusieurs allèrent s'établir à Lorette, à Saint-Augustin, à la Pointe-aux- Trembles, etc.15."

Comme on le découvre à la lecture de cet article, Jobin avait à son atelier du faubourg des aides ou des associés. Dès son installation, en 1875, il s1 était adjoint un commis et associé, Charles Marcotte, qui était probablement affecté à la vente de ses oeuvres. Pour sa part, Georges Côté nous apprend que Jobin continuait d'embaucher des assistants. Parmi ceux- ci, deux habitaient la tour Martello N° 3, en face de la résidence du sculpteur : Tommy Dubuc et Michel Gagné16. À ce sujet, le témoignage le plus éloquent provient de Jobin lui-même. Le sculpteur confia en effet à

71 Barbeau qu'il engageait ces aides, avant tout des menuisiers, pour fabriquer le mobilier liturgique et les sculptures ornementales qu'on lui commandait de temps à autres dans les premières années de son séjour à Québec. Cependant, comme il se spécialisa progressivement dans la statuaire et que les contrats de mobilier liturgique n'étaient qu'occa­ sionnels, les menuisiers ne demeuraient que peu de temps à 1'atelier. Ces aides étaient soit des assistants, soit des apprentis, certains de ceux- ci continuant même à travailler avec le maître comme compagnons. Les plus connus de ces apprentis furent Michel Gagné dit Bellavance et Henri Angers. Ils firent auprès de Job in à peu près la moitié de leur apprentissage, qui devait durer trois ans, avant d'être réengagés plus tard par le sculpteur. Celui-ci employa également comme menuisiers son frère Narcisse, qu'il avait pris comme apprenti, on s'en souviendra, lors de son séjour à Montréal, de même que Narcisse Bertrand17.

À 1'exception d'Henri Angers (1870-1963), on sait peu de choses des apprentis et des assistants de Jobin. Sur Michel Gagné, le maître rapporta à Barbeau qu'il avait "fait un beau morceau de rocaille, de la fantaisie d'après 1'architecture représentant une face avec moustache impossible et des cornes [...] un beau morceau18". Quant à Narcisse Bertrand, Jobin mentionna qu'il lui "a fait faire des figures et il l'a rendu joliment bien surtout dans les cheveux. Il travaillait pas trop mal dans les figures, les chimères, il a arrivé pas mal dans les autres figures19".

Henri Angers est certainement le plus célèbre des élèves de Jobin. C'est à Neuville, où il habitait, que le jeune Angers fit la connaissance du sculpteur de Québec. De fait, dans les années 1880, Jobin rendait souvent visite à ses parents dans le comté de Portneuf20. Plusieurs années plus tard, Angers évoqua le souvenir de ses premières rencontres avec son futur maître :

"Louis Jobin qui habitait Québec, était originaire de ce qui constitue aujourd'hui Ste-Jeanne de Chantal (Pont-Rouge). Il revenait fréquemment dans son patelin et les détails qu'il donnait de ses travaux me passionnaient, tellement il y mettait d'amour. Un jour n'y tenant plus, je partis pour Québec et me fis embaucher par M. Jobin comme apprenti21."

72 D'après son témoignage, Angers aurait complété son apprentissage au cours des années 1889-1893, ne gagnant guère plus que sa pension. Vers 1895, après avoir travaillé pour le sculpteur Lucien Benoit à Montréal et pour 11 architecte David Ouellet à Québec, il fut de nouveau engagé par Jobin comme assistant22.

Tout au long du séjour de Jobin à Québec, les chroniqueurs évoquèrent à maintes reprises les déficiences de 11 enseignement des beaux-arts dans la province de même que le peu d1 encouragement manifesté à l'égard des artistes québécois. Rappelons que Jobin lui-même, après avoir été initié à la sculpture sur bois dans les chantiers maritimes, avait été engagé comme apprenti sculpteur chez François-Xavier Berlinguet. Cet engagement en atelier relevait alors non pas de 1'enseignement académique à 1'euro­ péenne mais plutôt du système d'apprentissage traditionnel. Adaptée aux multiples exigences du marché de la sculpture, la formation à la fois polyvalente et spécialisée de 1 'apprenti, fondée sur des connaissances théoriques et techniques issues de traités classiques, reposait surtout sur les travaux pratiques effectués sur le chantier.

Dès son installation dans la Vieille Capitale, Louis Jobin reçut de nombreuses commandes et exécuta toutes sortes de travaux23. Bien qu'à son atelier du faubourg il devint peu à peu un spécialiste de la statuaire religieuse d'extérieur, il n'en continua pas moins à fournir une produc­ tion très diversifiée. Comme lors de son séjour à Montréal, Jobin visait au départ des marchés très variés : sculpture navale, enseigne commer­ ciale, mobilier liturgique, sculpture ornementale et statuaire religieuse d1intérieur et d1 extérieur. Il réalisa des oeuvres de tous genres (monuments, bustes, autels), sur tous les sujets (animaux, héros natio­ naux, saints patronymes, figures mythologiques, etc.), de tous les formats possibles (des statuettes aux oeuvres colossales) et dans des matériaux très divers (bois, glace, métal).

Le passage progressif chez Jobin d'une production diversifiée à une sculpture spécialisée était tributaire de la situation même du milieu et

73 des mutations du marché dans le dernier quart du XIXe siècle. En effet, aussi bien au regard du métier que du statut professionnel et des productions, on assiste à cette époque à des bouleversements majeurs. Au nombre des causes de ceux-ci, mentionnons des facteurs aussi divers que la fin de la construction navale, le déclin de l'enseigne commerciale, la valorisation de la ronde-bosse, la vogue de certains pèlerinages, la popularité de grandes dévotions, l'influence de l'imagerie de Munich et de Saint-Sulpice, la faveur des styles dits revivais, la floraison de la statuaire d'extérieur, l'ascendance du plâtre, du marbre et du bronze, la concurrence des importations et des artistes étrangers, les innovations découlant de l'industrialisation, etc.

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