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Suivant une vocation irréversible, Milan pourra devenir dans les prochaines années une vraie « ville-monde », capable d’accueillir dans ses quartiers l’archipel des différences ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses, qui caractérisent le monde contemporain.

Une politique d’assistance aux flux migratoires et une série de mesures fiscales pour la récupération et l’entretien des immeubles dégradés conduiront à aménager d’authentiques quartiers à connotation ethnique, où se développeront de manière stable des styles de vie et des comportements de consommation enracinés dans les traditions des communautés d’origine.

Une « Charte de la cohabitation urbaine », grâce à laquelle les mairies acquérront une position de force dans le gouvernement de la ville, conduira à la déclinaison des principales infrastructures sociales dans le nouveau principe de la multiculturalité. Des écoles, des marchés, des agences pour l’emploi, des circonscriptions culturelles et créatives à base linguistique ou religieuse verront le jour.

Milan deviendra simplement une ville de villes. Le marché du travail sera cosmopolite, en liaison étroite avec la géographie des marchés d’origine. À une ville ouverte aux différences et au côté méditerranéen des coutumes, très souvent vécues dans les espaces ouverts et dans les zones commerciales (où on notera une augmentation significative des marchés à ciel ouvert, des casbahs et des souks) s’opposera la résistance et le retranchement des couches marginales de la population indigène et résidente dans le centre et dans la banlieue. Avec la répartition entre les mairies monoculturelles des nouvelles populations (dont certaines seront composées de

MILAN KALEIDOSCOPE STEFANO BOERI

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résidents milanais de longue date), on assistera au retranchement dans la zone centrale de la ville des couches de population indigène les plus riches. Un authentique ghetto de luxe s’organisera autour des zones Magenta-Cordusio (à proximité du « Village de la finance ») : une enclave résidentielle isolée dans ses immeubles et jardins, protégée par des systèmes très performants de télésurveillance, dotée de structures écolières, sportives et culturelles propres auxquelles s’ajoutera un héliport dans la zone de Sant’Ambrogio.

En contrepoint du cœur financier autour de la Bourse, on trouvera un grand Bazar multiculturel, né dans la zone de l’ancien Ortomercato et très vite converti en un immense centre d’assemblage, de maintenance, d’échange et de vente des marchandises produites et récoltées dans les différentes mairies. Ce sera un moteur urbain intense et moléculaire qui aura tendance à s’étendre en colonisant de nouvelles parties de la ville.

Le conflit entre ces deux systèmes - le premier ouvert sur le monde, l’autre basé sur un marché d’échanges internes fermés -, comme d’ailleurs le conflit entre les différentes populations coexistant en ville, sera cependant limité et réduit par un accord de fond sur la répartition en zones monoculturelles séparées. L’image d’un archipel d’îles autonomes et dotées d’une forte identité constituera la base d’un pacte social stable et partagé, générant ainsi une grande ville multiforme.

CONCLUSION

Une grande scène pour des événements et des populations temporaires ? Une ville de micro- milieux dynamiques et auto organisés ? Un archipel

d’îles ethniques et religieuses différentes ? Faut- il encore ajouter que le fait d’avoir poussé à l’extrême certaines des prédispositions évolutives du Milan contemporain nous permet d’imaginer les risques potentiels qui découleraient de la suprématie de chacune d’entre elles ? Simuler le futur sert effectivement à mettre sous tension les représentations du présent : il s’agit d’une forme de réflexion critique sur son potentiel. MILAN KALEIDOSCOPE STEFANO BOERI

157 I le précaire / PUCA 12-2008 157 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008

159 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008 Photographier la ville contemporaine m’amène

depuis longtemps à être attentive à ces personnages qui “habitent” chaque jour plus nombreux des espaces improbables, indéterminés, inexistants, vacants comme les dessous de ponts, ou de circulation comme les abords de rails, de route et les trottoirs, attentive à leurs inventions quotidiennes pour survivre, dormir, travailler, se nicher, se terrer ou se montrer selon la nécessité de l’instant.

Ils oscillent entre une sur-visibilité où ils encombrent, puent, occupent l’espace public, dérangent nos bonnes consciences et une totale invisibilité qui n’influe en rien sur la vie économique et ne dérange pas l’ordre du monde. Ils agissent comme des révélateurs. Ils condensent le monde contemporain dans beaucoup de ses contradictions et de ses excès, incarnant à eux seuls les signes du désordre.

Mon appareil photographique légitime ma présence dans ces lieux difficiles et me permet de m’approcher, de regarder, de saisir des scènes ou des détails de vies fragiles, d’additionner des points de vue, de comparer, de fabriquer de la compréhension, des interrogations, de la lisibilité. L’intrusion de mon appareil dans ces vies modifie toujours un peu le comportement des sujets photographiés et de leur environnement, mais j’essaie de jouer avec cet impact pour entrer dans la réalité que j’ai sous les yeux.

Je n’ai pas de méthode ou de préparation pour réussir une prise de vue. Avant tout, je dois trouver en moi le désir, la curiosité et le plaisir de rencontrer ces personnes en situation de précarité, le plaisir d’être avec « eux », différents de moi. Faire des photographies de ces moments toujours riches et précieux me permet ensuite de les partager avec les différents regardeurs, comme au cours

des “atelier-fragile”, de prolonger mon travail par un jeu de va-et-vient entre les interrogations, les mots des philosophes ou des sociologues, et ma tentative de représenter certaines de ces idées ou de les contrarier. La manière de photographier une scène (lieu + moment) dépend de ma proximité ou de mon éloignement géographique et affectif, entre la scène proprement dite et mon lieu de vie. Je peux effectuer de nombreux allers-retours sur les lieux de précarité, réaliser des centaines de photographies et n’en conserver qu’une, m’approcher toujours plus, à la recherche de la bonne distance.

Le premier cycle de photographies de cette recherche autour des formes contemporaines de précarité en Europe a débuté avec cet homme. Les prises de vue s’étalent sur trois années avec une fréquence aléatoire. Il a été le premier de cette longue constellation d’exclus à attirer mon regard. Il vit dans la rue, enfin plus exactement il habite toute une rue, soit environ 400 mètres de long. Comme des centaines d’autres habitants de l’agglomération grenobloise, je le croise tous les jours depuis dix ans. Je passe en voiture tous les matins dans son salon, dans sa chambre à coucher, dans sa cuisine et dans sa salle de bain. Je l’observe, je m’inquiète si je ne le vois pas. Il semble hors du temps. Rien ne semble l’affecter, ni le froid, ni la chaleur (il est toujours autant vêtu), ni la fumée des pots d’échappement, ni le regard des passants. Il ne fait pas la manche, il attend, devant un feu en hiver, avec une bouteille de vin été comme hiver. Il se déplace dans son territoire comme un chat, guettant le premier et le dernier rayon de soleil, utilisant les différents murs, rebords de fenêtres, escaliers, bancs, recoins pour dormir, cuisiner, faire la sieste, boire, prendre le soleil, semant ou disposant des objets personnels le long de son