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COLOGNE, 22 SEPTEMBRE

SÉQUENCE 7 ART ET INFORMATION COLOGNE, 22 SEPTEMBRE

LY

ON OCT

81 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008 tout ce qui s’incruste dans ces voies de transport

et de communication, dont les médias font partie ; une société qui se rêve comme fluide mais où il y a des espèces de caillots, de grumeaux dans la circulation des autres. Depuis 10 ans, le paysage parisien a été considérablement modifié, la précarité a considérablement augmenté, il y a davantage de mendiants. Ça devient gênant pour les bien-portants sociaux qui peuvent moins facilement vaquer à leurs affaires avec toutes ces personnes qui tendent la main…

Régis Debray a écrit un article assez intéressant sur la photo humanitaire. Il disait : Voilà, on voit fleurir des photos humanitaires qui sont des photos en gros plan ; on zoome sur des corps ensanglantés, hommes tués dans la rue, attentats terroristes, etc… Ce zoom avant laisse hors champ toutes les circonstances, les causes et l’histoire par laquelle ce corps arrive là. C’est une image forte mais sans force réelle parce qu’elle nous interdit de comprendre, elle est purement affective. Or, c’est peut-être le récit qui amène la compréhension et qui apporte l’implication. La loi du récit s’oppose au zoom avant, ce zoom avant qui coupe le récit alors que le zoom arrière dégage les circonstances, les causes et les conséquences d’une situation de fait. Il ne sert donc à rien de zoomer sur le fait, il faut zoomer sur le futur et sur le passé de ce fait. Il faut arriver à zoomer par zoom arrière ou par ouverture du champ ; le récit a des valeurs d’explication et d’implication. Une fois qu’on a mieux compris comment untel est tombé dans la précarité, on peut réfléchir à ses propres mécanismes de défense ou au contraire de catastrophes. Il faut mettre le récit face à la photographie parce que la photographie raconte peu.

Il est intéressant de voir le taux de récit qu’il y a dans une photographie : il y a des photos qui zooment avant et qui se privent des ressources

du récit et il y a des photos qui jouent la loi du récit.

Maryvonne Arnaud : Il y a quand même un contexte donné par la série de photographies… Daniel Bougnoux : …des mises en série, des insistances, des mises en relation. C'est la question du rôle du récit dans la fonction de prise de conscience. Avec le vieil optimisme psychanalytique : « racontez-moi vos rêves, récitez-moi votre vie et nous allons la changer. » Est-ce que les médias font encore du récit ? Est- ce que la façon de montrer les nouvelles dans les médias aujourd’hui correspond à un récit ? La fin des grands récits, dit Lyotard pour définir la post- modernité… La fin des grands récits concerne beaucoup la façon dont les médias montrent leurs nouvelles, leurs images, leurs sons… Par exemple, la publicité qui cherche le choc, l’affect, nous coupe de tout récit ; il n’y a pas de récit publicitaire. Beaucoup d’images sont produites sur le modèle publicitaire et l’image humanitaire est une image, malheureusement, souvent publicitaire. Comment allons-nous résister à la pub ? Je pense que ça a à voir avec la perception de la précarité.

SÉQUENCE 7 : ART ET INFORMATION COLOGNE, 22 SEPTEMBRE 2007

LY

83 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008 Janek Sowa : Je voudrais explorer la notion de

précarité et vous dire comment je la comprends. Le mot « précarité » n’existe pas en polonais ; même les racines de ce mot n’existent pas. En anglais, on peut expliquer de quoi il s’agit en utilisant « to care ». En polonais, ça n’existe pas, ça n’existait pas avant et même maintenant on ne l’utilise pas. Parfois, on peut le rencontrer en version allemande (précariat), sinon c’est une notion inconnue en Pologne.

La première fois que j’ai entendu parler de la précarité, c’était comme si j’entendais un terme technique tout à fait étrange. La notion de précarité couvre un espace très large, aussi bien les gens qui sont précaires au sens social que ce qu’on appelle les « creative class », par exemple les gens de Silicon Valley. Evidemment ce sont des gens qui au sens sociologique sont très différents, leur statut, leurs chances dans la vie, leur situation matérielle, mais on peut quand même dire que les deux sont précaires. Il y a aussi la situation des immigrés, des sans domicile fixe, des gens qui ne sont pas citoyens dans une société étrangère, de la population Rom…

En fait être précaire, c’est n’être pas vraiment chez soi, ne pas vraiment habiter le monde où nous sommes. Ça m’a conduit à utiliser la pensée d’un philosophe très important mais qui n’est pas vraiment évoqué dans le contexte social et politique, Martin Heidegger. Je voudrais me servir de trois termes de la philosophie de Heidegger : la notion d’habiter, la notion de soin et la notion d’angoisse. « Da-sein », c’est habiter le monde ; pour lui c’est existentiel, non au sens de situation existentielle mais au sens d'une catégorie qui parle de ce qu’on est. Habiter le monde veut dire être dans la paix, être dans un espace libre, apprivoisé ; et habiter veut dire aussi changer l’espace, l’environnement où l’on est, pour qu'il devienne l’extension de nous-mêmes. On peut utiliser cette

notion d’habiter pour comprendre la précarité à différents niveaux.

« Habiter le monde » au sens cognitif, c’est comprendre le monde, comprendre ce qui se passe, comprendre où est notre place dans le monde. En ce sens-là, on est précaire parce que le monde devient de moins en moins compréhensible, tout change très vite, il y a le mélange de ce qui est près et de ce qui est loin, c'est une précarité au sens cognitif. On ne peut pas vraiment habiter ce monde parce qu'il est incompréhensible. Habiter le monde au sens politique, c’est bien sûr la démocratie, c’est avoir le contrôle du monde où l’on est, de notre environnement, de notre espace politique ; on est précaires en ce sens-là parce que le monde politique est de plus en plus aliéné : il est contrôlé par les forces des corporations, des organisations internationales qui ne sont pas élues, qui ne sont pas démocratiques, comme le Fonds Monétaire International, l’Organisation Mondiale du Commerce… On ne peut pas vraiment dire que l’on habite le monde politique, ce n’est pas notre maison. Au sens social, « habiter le monde » c’est bien sûr être citoyen ; avec tous les problèmes de précarité pour les migrants et pour les gens qui n’habitent pas vraiment la société, sont rejetés par des événements qu’ils ne peuvent pas contrôler, ça évoque bien sûr les problèmes liés aux droits de l’homme.

Finalement, « habiter le monde » au sens économique signifie étymologiquement la science de gérer un foyer. On n’habite pas le monde au sens économique parce qu’on est aliénés. C’est la précarité au sens marxiste : le monde économique qui est finalement notre création nous apparaît comme un monde de forces que l’on ne peut pas contrôler.

Heidegger est un philosophe qui est très lié avec la langue allemande. En anglais, habiter est traduit par le terme « dwelling ». Le texte

SÉQUENCE 8 : D'UN REGARD POLONAIS SUR LA PRÉCARITÉ à LA