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Un déploiement de roulottes de chantier. Douze roulottes la porte ouverte surmontée d’une enseigne improbable : Déchiré ! Dépourvu ! Désorienté ! Arraché ! Exposé ! Instable ! Aveuglé ! Menacé ! Fragile ! Incertain ! Précaire ! Précaire. Précarité… tel est le thème de cette installation, cette Exposure, sur le parvis du musée de Grenoble. Ces portes ouvertes sur la rue ouvrent sur une autre rue lointaine et familière à la fois. Celle de ceux qui sont “à la rue”. Celle de ceux que l’on a “mis à la porte”. Les mots aux frontons des roulottes évoquent la brutalité et la souffrance. Mais ce ne sont que des mots, ils tiennent le réel à distance. Exposure relève le défi d’un propos qui permet une prise de conscience concrète, une proximité matérielle, un rapprochement physique.

Il n’y a donc pas de porte à pousser. Il suffit d’entrer ou parfois, simplement, de passer la tête à l’intérieur de la roulotte. La forme d’expression plastique de l’installation exprime ici toute sa force : l’espace s’offre à la visite, au regard, à l’écoute. Il accueille autant qu’il montre. Le regardeur déambule parmi les roulottes, il va et vient au rythme de ses interrogations et de ses hésitations. Mais il reste encore extérieur. La rue qu’il découvre est tenue en respect, de l’autre côté d’un seuil que finalement on ne franchit pas vraiment. C’est l’installation, la médiation de l’artiste, qui crée la fiction tangible d’un rapport matériel au monde. Elle permet des immersions tangentielles, osculatrices, dans la réalité. Ici, des couvertures, des objets et une image de la solitude. Là, des livres calcinés et une image déchirée, éclatée, recomposée. Ailleurs, la coupe géologique d’une fosse commune sur laquelle subsistent à la façon de plaques mémorielles les traces de désespoirs et d’humiliations gravées dans le marbre. Les mots de la misère quotidienne

que nous avons lus cent fois sur des bouts de cartons tenus à bout de bras ou posés sur le sol sous un regard presque toujours absent. Le leur, le nôtre. Ici des télévisions à l’abandon sur lesquelles le chagrin tourne en boucle, et là d’autres télévisions qui grésillent sans même s’excuser de l’interruption de l’image. C’est la dernière roulotte. Il ne reste plus que cette image technologique du lien brisé. Le regardeur est renvoyé à la solitude d’un sentiment dont il ne sait pas vraiment ce qu’il est. Entre élan de fraternité et désir de fuite, compassion et angoisse, le coeur et le corps subissent les effets d’une indicible pesanteur. “Précarité” est le mot autour duquel local. contemporain a construit l’exposition et l’ouvrage associé : “Le précaire, questions contemporaines“. “Pauvreté” et “misère” sont les mots qui me sont venus lorsque je déambulais entre les roulottes. Synonymes ? Certainement pas. Si la pauvreté a d’abord un sens économique, la misère y ajoute le poids d’une souffrance. La relation de proximité et de distance entre ces deux mots est bien illustrée par le face à face de deux photos dans l’ouvrage. Au sens que véhiculent ces mots là, “précarité” ajoute une dimension sociale : “la précarité est toujours le résultat d’une trajectoire en interaction avec une société” (Stefano Boeri). Substituer précarité à pauvreté revient à affirmer la misère, pas seulement le dénuement économique, comme un produit de la société. Le précaire devient l’une des modalités de notre avenir parce que nous sommes tous dans un équilibre qui peut se rompre et nous faire basculer de l’autre côté. Voilà le point auquel Exposure nous amène et que nous ne pouvons que difficilement regarder : et s’il arrivait que nous franchissions le seuil d’une roulotte et que la porte se referme ?

EXTRAIT DU BLOG :

HTTP://LARY-STOLOSH.BLOG.LEMONDE.FR/

12 OCTOBRE 2008

113 I le précaire / PUCA 12-2008 113 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008

115 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008 Yves Citton : Dans la plupart des roulottes, j'ai

senti l’impression d’un don qui avait été reçu. Il me semble que tous ces dispositifs se proposent comme si on avait reçu quelque chose ; lorsqu’on écoute par exemple les voix, il y a des gens qui souffrent, qui pensent, qui vivent, qui sentent… Ils donnent leur voix, ils donnent une partie de leur expérience. La capacité de cette exposition, c’est d’accueillir ce don, très humblement, et de pouvoir donner quelque chose en échange, qui serait de l’ordre de la mise en forme, de l’ordre de la projection justement : on reçoit quelque chose, un don d’humanité et on arrive à donner une capacité de projection.

Cette exposition peut aussi nous réinsuffler un souci de beauté là où on ne la voyait pas, c’est aussi une forme de résistance. Ce n’est pas « beauté » qui convient, c’est plutôt « vérité », cette capacité à rendre quelque chose par une projection enrichissante, c’était finalement un moment de vérité.

Finalement, ce que je retire de l’exposition et du dialogue qui s’instaure autour, c’est un souci de cultiver le commun. Pour moi, chacune de ces cabanes nous dit qu’il y a quelque chose de commun : on est tous passés par une matrice, on deviendra tous vanité, on a tous plus ou moins les ailes dans le mazout… Chaque scène est à la fois singulière et nourrit cette sensation du commun. Nous n'avons pas de concept, ni les instruments de base pour penser comment cultiver le commun alors que c’est le commun qui nous nourrit tous les jours.

Maurizio Lazzaroto, sociologue et philosophe, a fait une grande enquête sur les intermittents et précaires de l’Ile de France. Il a sorti un livre qui s’intitule « Le gouvernement des inégalités : critique de l’insécurité néo-libérale » (Editions

Amsterdam, 2008), il y a une page sur la pauvreté dans nos sociétés actuelles, qu’il qualifie de sociétés néo-libérales :

« La pauvreté dans le néo-libéralisme n’est pas liée à un manque de développement. Elle n’est pas le symptôme d’un retard que la croissance économique résorbera. La pauvreté est créée de toutes pièces à l’intérieur d’une société objectivement riche, par des dispositifs de segmentation, de division, de différenciation. La pauvreté néo-libérale est tout à fait différente de la pauvreté que les pays du Nord, comme l’Italie, connaissaient dans les années 1960. La nouvelle pauvreté est le produit d’une volonté politique dans une société capitaliste qui a vaincu la misère matérielle. La politique néo-libérale utilise la formidable accumulation de richesses, de savoirs, de possibilités qui placent l’humanité sur le seuil de la fin de la misère matérielle pour produire et reproduire une nouvelle pauvreté, une nouvelle précarité, une nouvelle insécurité. Son problème n’est pas celui de l’extinction ou de la diminution de la précarité, de l’absorption ou de la réduction des inégalités, la société néo-libérale est à son aise avec un certain taux de précarité, d’insécurité, d’inégalité, de pauvreté, comme les sociétés disciplinaires étaient à l’aise avec un certain taux d’illégalisme qu’elles avaient elles- mêmes créé. La logique néo-libérale ne veut ni la réduction, ni l’extinction des inégalités, pour la bonne raison qu’elle joue sur ces différences et gouverne à partir d’elles. Elle cherche seulement à établir un équilibre supportable par la société entre la normalité de la pauvreté, de la précarité et la normalité de la richesse. Elle ne s’occupe plus de la pauvreté relative, des écarts entre les différents revenus ; elle ne s’occupe pas non plus de ses causes, elle s’intéresse seulement à la pauvreté absolue qui empêche l’individu de jouer le jeu de la concurrence. Elle doit seulement

SÉQUENCE 12 : DÉBAT PUBLIC A PROPOS D'EXPOSURE