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NOTES DE LECTURE DE ZYGMUNT BAUMAN LA DÉCADENCE DES INTELLECTUELS, DES LÉGISLATEURS AUX INTERPRèTES (EDITIONS JACQUELINE CHAMBON, 2007)

LA VIE EN MIETTES. EXPÉRIENCE POSTMODERNE ET MORALITÉ. (EDITIONS DU ROUERGUE, 2003)

LE COûT HUMAIN DE LA MONDIALISATION. (HACHETTE LITTÉRATURES, 1998)

Parce qu'il devait revenir à Gdansk, dans son pays natal, pour participer à l'atelier-fragile et parce qu'il nous a accompagné depuis longtemps par ses écrits, nous laissons une place à Zygmunt Bauman dont l'acuité d'analyse est toujours éclairante.

123 I précarités contemporaines / PUCA 12-2008 Il existe aujourd’hui une asymétrie nouvelle entre la nature déterritorialisée du pouvoir financier et le maintien de la vie dans des cadres territoriaux, cette vie que le nouveau pouvoir, capable de se déplacer brusquement et sans prévenir, est libre d’exploiter puis d’abandonner aux conséquences de cette exploitation sans avoir à assumer les conséquences de ses actes. Il n’est plus aujourd’hui nécessaire d’ajouter le prix des conséquences humaines, écologiques, sociales… au calcul de rentabilité. On peut parler pour le nouveau pouvoir d’une fin de la géographie puisqu’il n’y a plus de différence entre ICI et LÀ-BAS, DEDANS et DEHORS, PRES DE et LOIN DE. L’espace « proche » est celui à l’intérieur duquel on peut se sentir chez-soi, un espace où l’on se sent rarement, voire jamais, désorienté. (C’est le maillage serré caractéristique des communautés d’autrefois où la communication est quasi instantanée à l’intérieur de la petite communauté réduite aux limites naturelles de la vue, l’ouïe, la mémoire, alors que cette communication était coûteuse en temps et en argent entre les communautés). L’espace « lointain » est en revanche celui où se déroulent des choses que l’on ne peut prévoir ou comprendre. Cette opposition entre le proche et le lointain comprend l’opposition entre la certitude et l’incertitude, l’assurance et l’hésitation. La pression qui s’exerce pour supprimer les derniers obstacles à la libre circulation de l’information et de l’argent est inséparable de la pression qui s’exerce pour priver de mouvements ceux qui sont déracinés matériellement et spirituellement. Le feu est vert pour les touristes et rouge pour les vagabonds. Il n’y a pas de touristes sans vagabonds, et il n’est pas possible de laisser les touristes en liberté si on n’enferme pas les vagabonds. Les touristes voyagent parce qu’ils le

veulent, les vagabonds parce qu’ils n’ont pas le choix. Les touristes bougent parce que le monde se tient à portée de main, irrésistiblement attirant, les vagabonds bougent parce qu’ils trouvent que le monde qui se tient à portée de leurs mains (locales) est inhospitalier.

Aujourd’hui certains êtres humains s’émancipent des contraintes territoriales alors que d’autres regardent désespérément la seule localité à laquelle ils sont attachés leur glisser entre les mains à grande vitesse. Ce qui est vécu comme une libre décision pour les uns s’apparente pour les autres à un destin cruel ; les premiers vivent dans le temps, l’espace ne compte pas pour eux, puisqu’ils peuvent franchir instantanément toutes les distances. Ceux de l’autre monde sont écrasés par le fardeau du temps abondant, redondant, inutile. Dans leur temps à eux, rien n’arrive jamais. Ils ne contrôlent pas le temps, mais le temps ne les contrôle pas non plus, alors qu’il réglait minutieusement la vie de leurs ancêtres. Et entre ces deux figures ? Les premiers, les modernistes sans modernité c’est-à-dire sans projet universaliste, n’ont rien à dire aux seconds, rien qui retentirait dans leur esprit comme l’écho de leurs propres espoirs. La conséquence de cette rupture a de redoutables conséquences : les postmodernes sont perdus quand ils sont confrontés aux réalités de l’islam militant, aux noirs squattant une maison du South Bronx. L’obscurité grandissante des règles du jeu qui rend incertaines la plupart des actions ainsi que leurs conséquences est perçue comme une menace. La quête de sécurité entraîne une grande tension. Dans un monde de moins en moins sûr et prévisible, choisir la sécurité offerte par le havre de la territorialité est une tentative irréversible. La défense du territoire, du havre de paix devient

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donc la clef de toutes les portes si l’on veut se protéger de la triple menace dirigée contre le confort matériel et spirituel.

Les ensembles qui détiennent le plus de pouvoir sont ceux qui parviennent à rester une source d’incertitude pour les autres. La manipulation de l’incertitude est le premier stade et l’essence même de la lutte pour le pouvoir et l’influence. Les personnes mûres moralement sont celles qui ont appris à avoir besoin de l’inconnu, à se sentir incomplètes, sans une certaine anarchie dans leur vie, à aimer « l’autre » qui est parmi eux. À l’inverse, la suspicion à l’égard de l’autre, l’intolérance à l’égard de la différence, le ressentiment contre les étrangers et le besoin de les séparer de soi ou de les bannir accompagnent la paranoïa pour les questions de sécurité. Ces principes sont à leur sommet dans les communautés locales les plus uniformes et les plus homogènes sur le plan racial, ethnique et social. L’uniformité est la mère du conformisme, et l’autre visage de l’intolérance. L’angoisse : personne ne maîtrise plus la situation. Il n’y a pas moyen de dire quand et d’où viendra le prochain coup, jusqu’où iront les vagues et à quel point le cataclysme sera mortel. L’incertitude et l’angoisse de l’incertitude sont les produits de base de la globalisation. Les pouvoirs de l’état ne peuvent pratiquement rien pour apaiser, et encore moins étouffer cette incertitude. Le plus qu’ils puissent faire est de la recentrer sur des objets à portée de main ; la déplacer des objets auxquels ils ne peuvent rien vers ceux pour lesquels ils peuvent au moins donner l’illusion d’être capables d’avoir la situation en main et de la maîtriser. Les réfugiés, les demandeurs d’asile, les immigrés – les déchets de la globalisation - font parfaitement l’affaire. D’autant que tous les réfugiés apportent

chez nous de lointains bruits de guerre, l’odeur nauséabonde des maisons ravagées et des villages brûlés, qui ne peuvent que rappeler avec quelle facilité le cocon de la routine sûre et familière peut être déchiré et écrasé.

Plus nous disposons d'instruments pour remanier les réalités de la vie, plus les aspects du cadre social dans lequel nous vivons ressemblent à des problèmes. De plus en plus de gens nous apparaissent comme des problèmes. Or /…/ il ne semble pas y avoir de raison pour laquelle nous devrions tolérer et souffrir leur présence, contraignante, offensante et oppressive. Il existe des symptômes de cet holocauste nouvelle formule… Il serait irresponsable de minimiser les tentations de solutions totalitaires lorsque l'on déclare certains humains redondants bien que, selon toute probabilité, les solutions de type totalitaire se cachent actuellement sous d'autres noms, plus acceptables. A une époque où l'on intègre la grande majorité des hommes et des femmes des pays riches par la séduction, les relations publiques et la publicité, la surveillance, la répression des marginaux échappant aux mailles du filet de la séduction ou incapables de s'y accrocher devient un complément inévitable de la séduction. En 1986 aux USA, 26% des jeunes noirs ayant abandonné l'école se trouvaient en prison.

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Ils semblent avoir accosté là par soustraction. Entre le fleuve et l’autoroute, sur un espace qui n’existe pour personne, qui n’est ni vu ni convoité par personne. Ils se fabriquent un toit, une cabane, une tente, puis une caravane hors d’âge se greffe à l’ensemble, une nouvelle tente se dresse contre un mur, des chaises, des fauteuils, des tables se bricolent à partir de matériaux, de cette immense production de rebut de notre société. Ce ne sont pas des tentes, plutôt un amoncellement de couvertures évoquant une tente. Ils recyclent tout, additionnent les matériaux les plus incongrus, tressent, tissent, clouent, rempaillent et la vie démarre : un coin cuisine, un lit, chaque famille a son espace, ils sont cousins, frères, sœurs, …, un lien de parenté les unit.

Peu sûre de mon droit à être là, je me suis approchée à pied, deux hommes sont venus à ma rencontre... Ils parlent un peu français, je tente de leur expliquer ma présence et leur demande l’autorisation de les photographier. L’un deux refuse tandis que l’autre prend la pose dans un fauteuil de récupération, devant une caravane…. Il me propose de revenir un autre jour et de m’emmener dans d’autres campements. La semaine suivante je leur apporte les photos…. Il y a quelques « unités d’habitations » supplémentaires. L’homme n’est pas là, il y a seulement des femmes et des enfants. Mes photos ont un grand succès, ils rient aux éclats, se les passent de main en main et veulent être photographiés à leur tour, par deux, par trois, devant la tente, devant le Rhône, avec un vélo, avec le cousin. Il y a de plus en plus de monde autour de moi et tout ce monde me semble anormalement joyeux dans ce contexte d’apocalypse.

Je repars avec beaucoup d’interrogations en promettant de revenir avec les photos. Comment

font-ils pour être joyeux ? Est-ce pire en Roumanie ? Les enfants vont-ils à l’école ?

Nouvelle visite la semaine suivante. Je rapporte les portraits, et des sacs de vêtements et de couvertures. Nouvelle joie, nouvelle séance d’essayage, nouvelle prise de vue avec les vêtements apportés. Une complicité s’établit avec un jeune couple, elle, 20 ans, attend un enfant. Ils veulent me montrer l’intérieur de leur tente. J’entre. C’est « coquet ». C’est une chambre d’adolescent avec des peluches, un porte-bonheur, des guirlandes de Noël….

Je reviens ainsi plusieurs fois. L’hiver s’installe. Un jour, ils ne sont plus là, le campement est sens dessus dessous. J’aperçois de l’autre côté de l’autoroute un immeuble muré, et qui me semble voué à la démolition. Je m’approche. Un chemin est tracé parmi des immondices et des détritus. Visiblement il y a de la vie. Une jeune femme entre, elle porte une pile de « Sans Abri ». Je la suis, lui montre les photos. Elle m’entraîne alors dans les étages de cet immeuble. Chaque pièce est habitée, décorée, il y fait très chaud, des plaques électriques rougeoyantes servent de chauffage, je vois de nouveaux visages et des nouveaux- nés. On m’invite à goûter des galettes. Je perçois du bonheur dans ces familles Roms, une grande solidarité, une réelle communauté organisée où chacun a un rôle : ramasseur d’objets abandonnés, fournisseur de nourriture à la date périmée provenant des grandes surfaces voisines, récupérateur de ferraille, vendeur de « Sans Abri» et, surplombant le tout, les regards attentifs des grands-mères sur les enfants. Dernière visite, c’est le printemps, ils ne sont plus là, de nouveaux individus ont réinvesti les berges du Rhône. Je ne les photographie pas.