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Les Mefistofele de Poli et sa vision du Moyen-Âge

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 197-200)

Dans ses mises en scène de Mefistofele, Poli réinterprète l’œuvre à la lumière des anciens Mystères, en mobilisant sa connaissance profonde du théâtre du Moyen-Âge italien. Dans les deux notes d’intention, presque identiques, de Mefistofele, Poli dit expressément que le mythe de Faust s’insère dans la tradition du Miracle de Théophile de Rutebeuf et de certains anonymes italiens. Cette référence, à une première lecture, semble déplacée étant donné que Le Miracle de Théophile a été écrit par

un anonyme italien au XIVe siècle, et qu’il est devenu célèbre un siècle

plus tard dans la version française de Rutebeuf, donc un demi-siècle avant la naissance de l’homme-Faust. Cette référence qu’établit Poli avec tant de désinvolture dans le deuxième paragraphe de sa note d’intention nous a étonnée : pourquoi se réfère t-il de manière si précise à ce Miracle médiéval ? En faisant l’inventaire des documents d’archive, nous avons

retrouvé certains articles de presse27 qui attestent que Poli a porté à la

scène deux Miracles en 1966 à Milan, lorsqu’il était directeur artistique du Teatro Studio di Palazzo Durini avec la compagnie universitaire de la ville. Les deux représentations en question sont Le Miracle de Théophile et Le Miracle des trois Pèlerins. L’histoire racontée dans le premier est celle d’un moine qui vend son âme à Satan pour obtenir des biens temporels ; il se repent et sauve alors son âme grâce à l’intervention de la Vierge Marie. Il s’agit donc d’un Faust chrétien avant la lettre, qui pour autant n’est pas mû par un désir de conscience, mais plutôt par un désir de vengeance, le pacte avec le Diable devant lui permettre de récupérer la charge d’évêque dont il a été injustement privé. Il semble évident que Poli, pour sa mise en scène de l’opéra de Boito, se réfère à ses créations précédentes de Miracles et de Mystères, en cherchant à se

situer à mi-chemin entre l’ancien et le moderne28.

26 Giovanni Poli, in Non si va a teatro soltanto per ridere cit.

27 Una buona prova del teatro universitario, « Il giorno », 30 maggio, 1966 ; Sacre

rappresentazioni a Milano, « L’avvenire d’Italia », 30 maggio 1966 ; Universitari nel Medioevo, « La notte », 31 maggio 1966 ; Luigi La Rosa, Un teatro di studenti a Milano,

« Nazione sera », 3 giugno 1966 ; Due “miracoli” medioevali chiudono un anno di studi, « Il corriere della sera », 3 giugno 1966.

28 Laudes Evangeliorum en 1956 avec la compagnie universitaire de Ca’ Foscari ; La pas- sione di San Lorenzo en 1960 à l’occasion de la XIV Festa del Teatro di San Miniato ; L’alchimia en 1962 avec la compagnie universitaire de Ca’ Foscari ; Gli astrologi en 1965

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Ces années se caractérisent globalement par un intérêt croissant pour le théâtre des origines. En 1969, le chef d’œuvre de Dario Fo, Mistero

buffo, est présenté pour la première fois en Italie et précédemment, en

1949, le Festival de la Biennale du Théâtre de Venise avait accueilli le groupe parisien Les Théophiliens avec Le Miracle de Théophile de Rutebeuf, mis en scène par Leonard Cohen. Poli avait pu le voir puisqu’il était présent au même festival avec la sacra rappresentazione, Laudes

Evangeliorum interprétée par la compagnie universitaire de Ca’ Foscari.

Une vingtaine d’années plus tard, Poli, avec d’autres moyens scéniques, peut vérifier ses conceptions de mise en scène relatives aux drames sacrés dans l’opéra de Boito. Dans ses notes d’intention, il explique que le mythe de Faust conserve non seulement la thématique chrétienne du Mystère, mais aussi les formes scéniques particulières qu’il a pu étudier précédemment en profondeur. L’action se déroule, en effet, au-delà des normes pseudo-réalistes de temps et de lieu, dans un espace divisé en trois plans horizontaux qui correspondent aux trois règnes chrétiens : enfer, terre et ciel.

L’opéra de Boito est alors interprété par Giovanni Poli et par son scé- nographe et costumier Mischa Scandella en fonction de la simplicité et de la linéarité propre au théâtre médiéval, en privilégiant la pureté du symbole. Sur le plan scénique, ce travail a permis à l’artiste, comme il le déclare, d’insérer certaines « innovations qui s’inspirent directement

de la version de Gœthe »29 : la présence du chœur sur la scène durant

le Prologue ; la lutte entre les anges et démons durant l’épilogue ; et la composition, dans le Sabbat classique, du chœur masculin des gen- tilshommes allemands et non pas de satyres ou de Grecs, de manière à souligner l’apparition d’une nouvelle civilisation tant espérée par Gœthe et réalisable selon lui seulement à travers l’union de la beauté classique (pour cela le chœur féminin reste composé par des femmes grecques) et de l’esprit nordique.

Un critique de la représentation de Trieste note justement : « La col- laboration entre le metteur en scène Poli et le scénographe Scandella a permis de réaliser ici, avec une véritable audace, l’aspiration de purger

Mefistofele de ses oripeaux mélodramatiques pour l’axer dans la nouvelle

avec la compagnie de Palazzo Durini à Milan ; Il miracolo di Teofilo et Un miracolo dei

tre pellegrini en 1966 avec la compagnie universitaire de Milan ; De Jerusalem celesti et de Babilonia Civitate infernali en 1970 avec la compagnie du Teatro all’Avogaria.

simplicité du Théâtre médiéval, du Mystère et des Moralités. Pour cette raison il n’y a aucune projection et supra-structure, mais seulement

des changements à vue et l’utilisation de trappes et de chariots »30. Il

est intéressant de noter que même dans la majestueuse mise en scène romaine le principe des entrées et des sorties par les trappes reste inchangé, maintenant ainsi cette idée de pureté et simplicité scéniques lorsque les conditions économiques auraient permis l’emploi d’autres machines de théâtre.

Dans la maquette du Prologue de la mise en scène de Trieste (doc. 6), « considérée comme la plus surprenante de la saison », la référence à la conception appienne de la scénographie, évoquée dans la notice « Regia Lirica », est immédiate. Pour Poli « les escaliers, les plans inclinés et les tréteaux aux hauteurs différentes sont les éléments physiques où le chœur et les acteurs peuvent se disposer horizontalement et verticalement et exprimer ainsi figurativement une ambiance déterminée, en animant et en faisant participer tous les éléments fixes de la scène à l’action

dramatique – qui est dynamique et variable »31. Dans le registre des

indications pour les maestri sostituti32, nous pouvons lire que pendant

le Prologue, depuis la trappe positionnée à droite, entrent sur scène six diables et six danseuses (inexistant dans le Mefistofele de Boito) suivis par Mefistofele. Au lever de rideau, nous trouvons soixante hommes et quarante-cinq femmes choristes, douze garçons chanteurs figurant le chœur des âmes bienheureuses ainsi qu’un chœur composé de vingt- quatre pénitents. Toute cette foule impressionnante de choristes aurait dû se trouver, selon les indications scéniques de Boito, en dehors de la scène. Ce choix scénique a probablement influé aussi sur la partition ou du moins sur la perception du public qui entendait la voix des choristes sans le filtre des parois latérales. La critique de l’époque s’aperçoit aussi de cette nouveauté scénique et déclare : « le chœur a eu dans cette édition

30 Danilo Soli, Forza e candore medievale nel ritorno di Mefistofele, « Messaggero

Veneto », 20 febbraio 1968.

31 Giovanni Poli, « Regia Lirica » cit., p. 550.

32 Le maestro sostituto ou collaboratore, en français « remplaçant » ou « collaborateur »,

est le répétiteur, l’assistant du chef principal. Dans les archives de la famille Poli, nous avons retrouvé la distinta, c’est à dire le registre, de la mise en scène, des accessoires, des costumes, ainsi que les maquettes des accessoires (masques, costumes, objets de scène) réalisés par Mischa Scandella, le plan du théâtre avec les indications des mou- vements des chanteurs, les indications pour les maîtres remplaçants et quelques notes personnelles du metteur en scène relatives à la représentation de Rome en 1970.

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un rôle de premier plan »33. En effet même au niveau visuel, comme on

peut le remarquer grâce aux photos de scène de la première édition (doc. 5), l’impact du chœur dans le Prologue devait être impressionnant. Sur scène se trouvait une foule de choristes représentant les âmes blanches entourant le mal et s’opposant à lui dans une confrontation compacte. Au niveau tonal, Poli et Scandella ont décidé de jouer sur l’opposition nette entre le blanc des bienheureux et le noir des esprits de l’enfer. Ce choix nous semble une autre tentative de la part de Poli de se rappro- cher de la conception gœthéenne du drame. De ce fait, dans l’œuvre de Gœthe, surtout grâce à la Dédicace et au Prologue au théâtre (ces deux premiers moments de réflexion ne paraissent pas dans la deuxième version de Boito), il est clair que Dieu et Méphistophélès représentent les symboles de la polarité humaine de l’âme de Faust et de l’homme moderne avec « l’esprit en tumulte qui le mène loin » et qui « prend au ciel les étoiles les plus belles et de la terre les plaisirs suprêmes »34.

Il nous semble que Poli ait voulu rendre cette conception bipolaire du monde, continuellement en tension entre la lumière et les ténèbres, à travers un chromatisme bien précis par lequel le scénographe Mischa Scandella décide de caractériser la scène du Prologue et de l’épilogue, et d’une façon générale toute la mise en scène de Trieste.

Il nous semble alors évident que Poli attribue une place centrale dans son Mefistofele au chœur, conçu comme le protagoniste absolu de la scène, de même que dans la tradition pré-eschyléenne. Une concep- tion éloignée du théâtre psychologique où le personnage-protagoniste exprime ses propres problèmes et angoisses, à l’écart des autres. Ce choix de donner une place principale au chœur dans l’action se charge de significations nouvelles et plus profondes, comme si Poli voulait souligner que cette recherche de la vérité dans l’époque moderne ne concerne pas l’individu isolé mais la société tout entière. L’être humain n’est plus vu dans sa recherche solitaire et romantique de la vérité mais comme une partie d’un tout, dans une société en mouvement : les échos des mouvements de révolte de 1968 se font entendre aussi sur la scène de l’opéra italien.

L’influence du Moyen-Âge gothique est très présente aussi dans la scène du dimanche de Pâques dans la version de Trieste (doc. 7), clai- rement inspirée des peintres nordiques, notamment le hollandais Bosch

33 Mefistofele a Caracalla dopo qualche difficoltà, « Il popolo », 7 juillet 1970. 34 Gœthe, Prologo in cielo, in Faust cit., p. 28.

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 197-200)