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De la littérature à la parole en musique : les deux Mefistofele d’Arrigo Boito

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 191-194)

Avant la mise en musique de Boito, les librettistes et compositeurs qui se consacrent au mythe de Faust furent nombreux à savoir que le texte poétique de Gœthe laissait place à une interprétation musicale. En plus d’une longue liste de musiciens mineurs, les mises en musique les plus célèbres sont La damnation de Faust d’Hector Berlioz de 1846 et en

1859 le Faust de Charles Gounod7. En réalité, la volonté de rendre une

vision organique du texte écrit par Gœthe était absente chez chacun de ces artistes, l’opéra de Gounod étant centré « quasi exclusivement sur l’épisode amoureux du héros, tandis que l’opéra de Berlioz se com- pose d’une série de tableaux détachés les uns des autres dont le texte est davantage redevable, comme le dit le titre, à Marlowe qu’au poète

7 Le premier musicien à s’être approprié le mythe de Faust fut probablement Joseph

Strauss en 1814 et deux ans après ce fut le Faust de Ludwig Spohr qui a vu le jour. Voici une liste non exhaustive d’autres mises en musique du mythe de Faust avant celle de Boito en 1868 : Albert Lortzing, Don Juan und Faust, musique pour la pièce théâtrale de Grabbe (1829) ; Felix Mendelssohn, Die erste Walpurgisnacht (1833) ; Richard Wagner,

Eine Faust-Ouvertüre (1840) ; Robert Schumann, Szenen aus Gœthes Faust (1853) ;

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allemand »8. Le jeune Arrigo Boito, âgé de 26 ans9, fut donc le premier

et le seul qui a tenté de mettre en musique le poème dans sa structure intégrale, essayant une synthèse des deux parties du Faust de Gœthe. Les thématiques principales qu’il garde sont : le grand défi entre le Ciel et l’Enfer concernant l’âme de Faust ; l’infatigable soif de connaissance du protagoniste ; l’astuce du tentateur Méphistophélès qui pousse Marguerite à sa perte mais non à sa damnation, ce qui permet à Faust, après une vie à la recherche de soi-même, de se dédier à la recherche du bonheur pour le genre humain. Seule cette aspiration finale garantit son salut ; en revanche, dans l’opéra de Boito, le salut du co-protagoniste sera atteint par le retour à la foi évangélique.

Boito représentait dans le Milan de la Scapigliatura10 une des figures

les plus en vue de la littérature italienne de la fin du XIXe siècle. Poète,

librettiste, compositeur, critique musical et théâtral, il est passé à l’his-

toire comme le librettiste de Giuseppe Verdi11, sans être reconnu à sa

juste valeur en tant qu’artiste à part entière. Né d’un père miniaturiste et d’une mère comtesse d’origine polonaise, Boito découvre très vite l’Europe grâce à une bourse de deux ans qui lui permettra, avec son inséparable compagnon Franco Faccio, de séjourner à Paris. Il y découvre la nouvelle musique française, notamment Berlioz et Meyerbeer, et est présenté à Rossini. C’est aussi l’époque où Wagner triomphe dans les milieux littéraires parisiens. De retour à Milan, Boito s’attèle à son premier opéra, Mefistofele, dont il écrit à la fois la musique et le livret qui suit de façon très fidèle le texte du Faust de Gœthe. Créé à la Scala de Milan le 5 mars 1868, cet opéra rompt avec la tradition italienne du

bel canto. Malheureusement la majestueuse représentation de presque

8 Domenico Del Nero, Arrigo Boito. Un artista europeo, Firenze, Le Lettere, 1995, p. 110.

9 Arrigo Boito naît à Padoue le 24 février 1842 et meurt à Milan le 10 juin 1918. Pour toute

information biographique cf. Piero Nardi, Vita di Arrigo Boito, Milano, Mondadori, 1942.

10 La Scapigliatura était un mouvement littéraire et artistique très éclectique, né en

Lombardie à la fin du XIXe siècle, qui rejetait tout dogme esthétique.

11 En 1875, l’éditeur milanais Ricordi le met en rapport avec Giuseppe Verdi pour qu’il

remanie le livret de Simon Boccanegra (1881), puis écrit les livrets de ses deux derniers opéras Otello (1887) et Falstaff (1893) d’après Shakespeare. Il a écrit, sous l’anagramme de Tobia Gorrio, La Gioconda pour Ponchielli d’après Victor Hugo et Amleto pour Franco Faccio. Il publie aussi des recueils de poèmes : Il Re Orso (1864), Il libro dei

versi (Turin, 1877) ; et traduit les livrets d’opéras de Wagner (Rienzi, Tristan und Isolde).

Un second opéra, Nerone , auquel il travaille depuis 1870, demeure inachevé à sa mort en 1918. L’orchestration en est complétée par Vincenzo Tommasini sous la supervision de Toscanini, qui crée l’opéra à la Scala de Milan le 1er mai 1924.

six heures fut un échec terrible, au point que Boito détruisit entièrement la partition musicale. Son intention était de créer un exemple d’« arte

dell’avvenire ». Il se proposait de sortir de la « formule » (définition

attribuée à l’opéra par l’auteur) pour révolutionner l’opéra italien, en conjuguant poésie et musique dans une véritable unité. Adriana Guar- nieri, à propos de cette première représentation et de sa vocation de renouvellement très significative, affirme que la grande ambition du premier Mefistofele était « en substance la création d’un opéra italien «réformé» dans le sens d’un drame musical italien compétitif par rap-

port au drame musical wagnérien »12. Mais la critique de l’époque ne le

comprit pas ; au contraire ce fut la ‘wagnérienne’ Bologne qui accueillit l’œuvre avec succès, en 1875, après que Boito l’eut amplement revue et réduite. Certains critiques considèrent cette seconde édition comme

« le fruit d’un compromis qui trahit l’esprit philosophique »13 ; elle n’en

demeure pas moins le magnifique ouvrage théâtral que nous connais- sons et qui malheureusement a souffert d’une absence prolongée des scènes italiennes.

L’opéra de Boito, au-delà de sa valeur artistique et de son potentiel d’innovation, n’a donc pas connu le succès mérité. Une recherche dans les archives des plus importants théâtres d’opéra italiens montre que le

Mefistofele de Boito n’est pas représenté avec régularité (doc. 1). Quand

Giovanni Poli le met en scène en 1968 au Teatro Verdi de Trieste, l’œuvre

n’a pas été jouée depuis dix ans en Italie14. Les raisons de cette absence

demeurent un mystère : on peut faire état des hypothèses d’historiens et de spécialistes qui, évoquant un complot maçonnique, catholique ou bien communiste, parlent d’une conspiration qui aurait tenu Boito

éloigné de la scène15. Il nous semble ici inapproprié de nous prononcer

à ce sujet ; nous chercherons plutôt de comprendre ce qui a poussé le vénitien Giovanni Poli à accepter ce projet ambitieux, quelle a été son

12 Adriana Guarnieri Corazzol, Scapigliatura e musica: il primo “Mefistofele”, in Arrigo

Boito. Atti del convegno internazionale di studi dedicato al centocinquantesimo della nascita di Arrigo Boito, a cura di Giovanni Morelli, Firenze, Olschki, 1994, p. 226. 13 Domenico Del Nero, Arrigo Boito... cit., p.110.

14 La dernière représentation remonte à la saison 1959-60 au Teatro dell’Opera de Rome,

sans tenir compte de la courte reprise (quatre représentations) que le Teatro di San Carlo de Naples proposa en 1965-66 dans la scène estivale «Estate musicale napoletana».

15 Nous renvoyons aux essais recueillis par l’« Associazione amici di Arrigo Boito » sur

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approche du mythe faustien et de l’opéra de Boito et surtout comment il a réussi à redonner vie et honneur à ce texte presqu’oublié.

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 191-194)