• Aucun résultat trouvé

comme source d’éléments historiques et légendaires

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 148-153)

Fille du roi de Sparte Ménélas et d’Hélène, Hermione est, dès sa nais- sance, marquée par un destin tragique. Dans la mythologie grecque les individus doivent expier leurs fautes pendant sept générations ; il suffit donc à Hermione d’appartenir à la famille des Atrides, pour se voir punie par une suite d’événements dramatiques : elle n’a que neuf ans quand sa mère est enlevée par Pâris, événement qui déclenche la guerre de Troie, et quelques années plus tard, selon Apollodore, ce sera elle qui cette

fois sera enlevée par Néoptolème, fils d’Achille, qui ensuite affrontera

dans un combat singulier Oreste, fils d’Agamemnon1.

Hermione s’inscrit donc parfaitement dans la tradition légendaire du cycle troyen : elle appartient à la génération des enfants des protagonistes de la guerre de Troie. L’Iliade nous informe d’ailleurs qu’après la mort des deux héros ennemis Hector et Achille, c’est le fils de ce dernier, Néoptolème-Pyrrhus, qui s’illustre dans la prise de la ville de Troie grâce à la ruse du cheval. L’Odyssée nous raconte le retour des Grecs dans leur patrie, en premier lieu celui d’Ulysse, mais évoque aussi le

meurtre d’Agamemnon2 et introduit le personnage d’Hermione3, que

Ménélas se prépare à marier à Pyrrhus.

La littérature latine nous parle aussi de cette union : cependant Virgile,

dans l’énéide4 lie ce mythe à celui d’Andromaque, la veuve d’Hector,

car Néoptolème se tourne vers Hermione en abandonnant la princesse troyenne dont il était l’amant. Virgile propose donc le lieu, les per- sonnages et l’action pour une œuvre célébrant le mythe d’Hérmione ; cependant ces éléments ne sont pas nouveaux mais issus de la tradition tragique grecque, qui en offre un récit épars à travers plusieurs textes :

Andromaque et Oreste5 d’Euripide. Sénèque prendra le relais dans Les

Troyennes.

1 Hermione avait été fiancée à son cousin Oreste avant cette guerre, mais une fois le

conflit terminé, Ménélas la promet au fils d’Achille, Néoptolème (également connu sous le nom de Pyrrhus). Profitant de la folie d’Oreste (tourmenté par les Érinyes), Néoptolème enlève Hermione et l’emmène en épire, où il vit avec elle et Andromaque (qu’il avait capturée à Troie). Mais après être revenu à la raison, Oreste défie Néoptolème qu’il tue durant un combat singulier.

2 Assassiné à son arrivée par sa femme Clytemnestre (selon les tragiques) ou par égisthe,

son demi-frère et amant de sa femme (selon Homère) et ensuite vengé par ses enfants électre et Oreste.

3 L’Odyssée présente Hermione comme la « magnifique fille unique d’Hélène, la femme

de Ménélas ». Après Hermione, semblable à « Aphrodite d’or », les dieux ne permirent plus à Hélène d’avoir d’enfants (IV, 13-14). Dans l’épisode où Hermione est citée, Ménélas se prépare à la marier au fils d’Achille (IV, 5).

4 Chant II.

5 Cfr. Euripide, Oreste (v. 107 et suiv.). Hélène demande à électre de rendre les hommages

funèbres à sa sœur Clytemnestre. électre suggère que ce soit Hermione qui accomplisse cette tâche (II, 71-125). Euripide retrace le destin d’Oreste qui vient de tuer sa mère afin de venger son père au moment où Ménélas revient à Argos après la guerre de Troie. Hermione, élevée par la mère d’Oreste, accomplit au nom de sa mère Hélène les sacrifices pieux sur la tombe de sa mère. Oreste, en proie au désir de vengeance des

149

Toute tradition confondue, la légende s’organise ainsi : Hermione avait été promise à son cousin Oreste, mais Ménélas son père préféra finalement une alliance avec Pyrrhus ; ainsi, Oreste serait allé en Épire assassiner son rival et enlever la jeune fille. Entre temps, et ce avant l’arrivée d’Hermione, Pyrrhus se serait épris d’Andromaque, qui lui aurait donné un fils, nommé Molossos. Répudiée au profit d’Hermione, la princesse troyenne se serait alors offerte au divin Hélénos qui allait succéder à Pyrrhus, lorsqu’Oreste jaloux lui aurait ôté la vie ainsi que sa nouvelle épouse.

C’est à travers les deux pièces d’Euripide, en particulier Andromaque, qu’Hermione devient à proprement parler un personnage tragique au

même titre que l’héroïne éponyme6. À l’intrigue que nous venons de

voir, s’ajoute en effet le thème de la jalousie qui représente le véritable enjeu dramatique d’Hermione. Euripide nous raconte que Pyrrhus, après Molossos, a eu deux autres enfants d’Andromaque, tandis que d’Her- mione n’en a pas eu. C’est pour cette raison que cette dernière devient jalouse de la princesse troyenne et qu’elle l’accuse de sortilèges visant à la rendre stérile7.

En 1667, Racine récupère cette matière tragique en s’inscrivant dans la tradition : en effet dans sa préface, l’auteur affirme avoir repris le sujet abordé par Virgile dans le second livre de l’Énéide et dans la tragédie

Les Troyennes de Sénèque, tandis que pour le personnage d’Hermione il

dit avoir fait référence à l’Andromaque d’Euripide. Toutefois, il modifie et simplifie le sujet pour adapter la tragédie aux attentes du public de son époque en respectant les principes de vraisemblance et les « bien- séances » qui avaient pour objectif de ne pas choquer le public ni sur le plan moral ni sur le plan esthétique. Deux mille ans après Euripide, en effet, les exigences des spectateurs avaient changé ; c’est pourquoi Racine décide de modifier certains éléments de la tradition. Dans la Argiens, prend Hermione en otage et tente de tuer Hélène. Après bien des tumultes, Apollon destine cette dernière à épouser Oreste.

6 Andromaque était la fille d’Éétion, roi de Thèbes en Troade ; elle devint la femme

d’Hector. Achille tua son père et ses sept frères lors du siège de Thèbes et rançonna lourdement sa mère. Durant le siège de Troie, elle pressentit la mort prochaine de son époux qui fut effectivement tué par Achille.

7 Elle profita même de l’absence de son mari pour essayer de la tuer avec la complicité

de son père. Mais grâce à l’intervention de Pélée, grand-père de Néoptolème et père du meurtrier de sa famille, elle eut la vie sauve.

seconde préface de sa tragédie, l’auteur explique les différences entre son œuvre et celle de l’écrivain grec :

Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu’elle a eu de Pyrrhus et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit point de Molossus. Andromaque ne connaît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer un autre mari, ni un autre fils. Et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui d’Hector8.

Voici alors la nouvelle intrigue : Pyrrhus, bien qu’il ait promis sa main à Hermione, s’est épris d’Andromaque et pour la retenir, il lui propose de l’épouser ; en échange, il ne livrera pas son fils Astyanax aux Grecs qui le considéraient comme une menace. Cela provoque la jalousie d’Hermione, qui se venge en demandant à Oreste de tuer Pyrrhus.

Un autre changement concerne la psychologie des protagonistes : pour Racine il est opportun de remplacer l’unité d’action par une sorte d’« unité de ton » qui s’exprime à travers l’immutabilité du caractère des protagonistes. Dans sa première préface, l’auteur écrit : « [les per-

sonnages] je les ai rendus tel que les anciens poètes nous les ont donnés

[…] mais j’ai pris la liberté d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus » pour le doter, selon les suggestions d’Aristote, d’une « bonté médiocre,

c’est-à-dire d’une vertu capable de faiblesse »9 de sorte que le public

puisse d’identifier au héros. Pyrrhus ne se limite pas à être un souverain incapable de tenir ses résolutions, mais il se révèle aussi un homme enclin à l’amour, faisant preuve d’une certaine sensibilité : à l’acte II, notamment, il est habité par le remords que lui inspire son sentiment pour Andromaque, puisqu’il sait qu’il lui infligera une grande souffrance en faisant tuer son fils ; à l’acte III, il est ému par les plaintes de la prin- cesse et se dit prêt à changer d’avis et à lui donner une seconde chance, et à l’acte IV il a la délicate attention de se justifier auprès d’Hermione.

En ce qui concerne le personnage d’Andromaque, dans le récit antique, elle apparaît d’abord comme la tendre épouse d’Hector, symbole de la ‘Mère féconde’ qui rend la violence dont elle a été l’objet. Chez Racine, Andromaque apparaît toujours comme une prisonnière et une exilée,

8 Jean Racine, « Seconde préface », Andromaque, édition de Patrick Dandrey, Paris,

Librairie Générale Française, 2011, p. 26.

151

mais elle est aussi une femme qui ne perd jamais sa dignité et qui ne cède aux chantages que pour sauver la vie de son fils, au point de se résoudre à se suicider à la fin de la cérémonie pour ne pas trahir la mémoire d’Hector. Au dernier acte, après la mort de Pyrrhus, elle décide de rendre hommage à cet homme qui lui a fait du chantage mais qui lui a tout de même permis d’accéder au trône.

Andromaque détermine ainsi l’action scénique, mais elle n’est pas la seule : elle partage cette charge avec Hermione qui est élevée au rang de co-protagoniste. éprise de Pyrrhus, elle se croit maîtresse de son cœur et de ses désirs, mais sa passion l’aveugle au point qu’elle n’hésite pas à utiliser l’amour qu’Oreste éprouve à son égard pour lui demander de la venger. Apparemment impassible, elle est en réalité déchirée par ses passions contradictoires, incapable de savoir si elle veut ou craint la mort de celui qu’elle aime mais qui l’a trahie. Elle le comprendra trop tard et il ne lui restera qu’à se suicider sur le corps de son bien-aimé.

Victime des souffrances qu’engendre l’amour, Hermione en est aussi la responsable envers Oreste, ambassadeur des Grecs auprès de Pyrrhus, qui révèle ses sentiments dès l’acte I. Il espère que son rival refusera de lui livrer Astyanax, de façon à ce que l’engagement de Pyrrhus envers Hermione soit rompu ; mais quand le roi semble accepter, il décide d’enlever la jeune fille. Ensuite, quand sa bien-aimée lui demande de commettre le double crime du régicide, celui-ci manque à ses respon- sabilités d’ambassadeur, est effrayé et essaie de persuader Hermione de fuir avec lui, quitte à faire la guerre plus tard à Pyrrhus. Dans la scène finale, foudroyé par la haine de la jeune fille et par l’absurdité de son acte, Oreste ne résiste pas à la nouvelle du suicide de la princesse et perd la raison.

Racine filtre et modèle le récit mythologique en lui faisant rencontrer

l’univers de la galanterie pastorale du début du XVIIe siècle10. En répon-

dant aux goûts littéraires des années 1660, les enjeux politiques et la fatalité conditionnent le retour de Troade et font se croiser les passions

10 La première moitié di XVIIe siècle, préoccupée par la notion de galanterie, qui repré-

sente une réflexion raffinée sur les conditions et les effets de l’amour, et régie par une monarchie en conflit avec les prétentions des grands, héritiers des conceptions féodales, avait organisé la tragédie française autour du conflit entre la passion amoureuse, le pouvoir politique et l’héroïsme chevaleresque, comme la Grèce antique avait organisé la sienne autour du conflit entre la fatalité et les illusions humaines. Sur ce sujet voir Jean Racine, Andromaque cit., p.136.

en chaîne et le chantage par amour. L’auteur fusionne l’esthétique propre à son siècle et la légende millénaire de telle manière que les relations entre amour et pouvoir font l’originalité de sa production tragique.

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 148-153)