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D’Hermione à Ermione

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 153-155)

C’est surtout à travers l’œuvre de Racine que le mythe d’Andromaque – et celui d’Hermione qui lui est strictement lié – devient la matière du théâtre en musique. Le sujet a inspiré un certain nombre d’opéras, tels que l’Astianatte d’Antonio Salvi (1701), ou celui de Niccolò Jommelli (1741) et l’Andromaca d’Antonio Tozzi (1765), outre l’opéra Ermione de Gioacchino Rossini qui fait l’objet de la seconde partie de cette étude.

En plus de cette azione tragica, Andrea Leone Tottola avait déjà écrit pour Rossini le livret de Mosè in Egitto (1818) et collaborera à nouveau avec le compositeur pour La donna del lago et Zelmira. C’est une période très intense pour Rossini, qui écrit pas moins de sept opéras entre 1818 et

181911, dont quatre pour le Théâtre San Carlo de Naples12, sans compter

une réduction d’Armida, des cantates en l’honneur des Bourbons et une deuxième version de Mosè in Egitto.

Si les changements opérés par Racine sont à attribuer aux goûts du public de son temps, dans le cas de Rossini et Tottola, le décalage entre l’époque d’origine du mythe et celle de leur réélaboration lyrique est encore plus grand ; c’est pourquoi ils ont préféré puiser dans la tragédie française, plus proche de la sensibilité de leur public. C’est donc par le filtre de Racine que les deux auteurs reproposent le récit mythologique concernant les enfants des héros de la guerre de Troie. De fait, la légende n’offrait ni la série des amours non réciproques, ni le chantage du conquérant menaçant la mère à travers son enfant, ni même le meurtre de l’amant infidèle par un rival, qui sont précisément les éléments que recherchent le compositeur et son librettiste. Les thèmes politiques et sentimentaux se côtoient, mais l’opéra met l’accent sur l’individualisme des sentiments et sur l’affrontement de personnalités fébriles, altérées et changeantes, suivant la logique de l’amour non partagé qui est le moteur tragique de l’opéra. Comme le prouve d’ailleurs le choix du titre de l’œuvre, consacrée non plus à Andromaque, qui est tiraillée entre son

11 Adina (représentée à Lisbonne en 1826), Eduardo e Cristina (Venise), Bianca e Falliero

(Milan) auxquels il faut ajouter les opéras de la note suivante.

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fils et son amour pour Hector, mais à Hermione, désintéressée par les enjeux politiques et qui n’est guidée que par ses passions.

Chez Racine, l’introspection des personnages est assez développée ; l’auteur se rapproche ainsi de l’humanité du théâtre d’Euripide ; chez Rossini et Tottola, en revanche, pour des raisons strictement liées à la nature de l’opéra, les caractères lyriques, tout en conservant la même psychologique d’un bout à l’autre de l’opéra, sont beaucoup moins nuancés que dans la tragédie-source et les situations sont simplifiées. Seule Ermione montre une certaine complexité et elle a l’occasion, durant l’acte II, d’exprimer une palette d’émotions qui vont de la féro- cité à l’amour le plus tendre. Les trois autres personnages principaux sont plutôt stéréotypés et les mises en scène contemporaines n’ont pas manqué de remplir les ‘creux’ laissés par le livret. Quant aux confidents, qui dans la tragédie ont le mérite d’éclairer et de compléter le propos des premiers rôles et sont l’occasion d’un contrepoint dramatique constant, dans l’opéra leur présence est fortement réduite ; cependant certaines de leurs interventions ont tout de même une fonction décisive dans l’économie générale de la pièce, comme l’annonce de l’arrivée d’Oreste par son ami Pilade.

Un autre changement essentiel qui se produit lors du passage de la tra- gédie à l’opéra est la modification du finale. Chez Racine les personnages ne trouvent d’échappatoire à leur destin que dans la mort (Pyrrhus et Hermione) ou dans la folie (Oreste), ce qui provoque un rebondissement politique car Andromaque, émue par la mort de son nouvel époux, soulève le peuple d’épire contre les Grecs. Chez Rossini et Tottola ce dernier élément est absent, mais il est vrai que Racine, dans une version d’Andromaque de 1673, avait déjà supprimé l’apparition de l’héroïne au dernier acte. Dans l’opéra les destinées des personnages sont moins dramatiques : Pilade et les siens entraînent Oreste vers le bateau pour le soustraire à la colère du peuple (sans avoir provoqué d’autres guerres) et Ermione ne se suicide pas, mais s’évanouit. L’action n’a donc pas de véritable accomplissement et on pourrait alors se poser la question : une fois Pirro mort, que devient la rivalité entre Andromaca et Ermione ? La première, régnera-t-elle en obligeant Ermione à l’exil ? Les Grecs, enverront-ils un nouvel ambassadeur ?

C’est sans doute ce finale dramatique, nouveau pour l’époque, qui expliquerait que cet opéra n’a pas été compris à l’époque de sa création ;

à cela s’ajoutant les innovations sur le plan musical. Représentée pour la première le 27 mars 1819, l’œuvre n’a connu que sept représentations, dont deux limitées à l’acte I ; l’opéra a été retiré de l’affiche dès le 19 avril suivant. La distribution, pourtant composée des plus grands artistes de l’époque - Isabella Colbran (Ermione), Rosmunda Pisaroni (Andromaca), Andrea Nozzari (Pirro) et Giovanni David (Oreste) – ne semble pas avoir suffi à convaincre le public et la critique ; c’est ainsi que l’opéra est entré dans l’oubli, étant l’un des moins représentés parmi ceux de Rossini.

Aujourd’hui Ermione a été largement réévalué par les musicologues et il est apprécié précisément pour les éléments qui avaient autrefois désorienté le public napolitain : une tension dramatique constante basée sur des récitatifs presque déclamatoires et un belcanto qui se fait instrument du désespoir, de l’hystérie et de la rage des personnages. L’opéra a été considéré comme novateur également de par la dilatation du traditionnel numéro fermé - comme dans le cas du deuxième duo entre Ermione et Oreste (« Che feci? Dove son ») ou dans la grande scène finale d’Ermione – ou encore en raison de la modification de la fonction du chœur, qui devient partie intégrante de l’architecture dramatique, intervenant dans les morceaux solistes et dans l’introduction. Ce qui permet de considérer Ermione comme un opéra progressiste, malgré un ton général très tragique qui anticipe toutefois le caractère sombre de nombreux opéras romantiques, surtout dans la grande scène d’Ermione à l’acte II, faisant de la protagoniste un personnage de melodramma avant la lettre.

Le compositeur ne reviendra pas sur son œuvre, ce qui est un cas à peu près unique dans la carrière de Rossini ; il ne changera pas certains éléments, comme le finale – suivant l’exemple de Tancredi –, ni ne l’adaptera au goût français – ce qu’il fit pour Mosè in Egitto et Mao-

metto II – probablement en raison de la célébrité de la tragédie de Racine.

Il réutilisera, en revanche, des morceaux de l’opéra dans ses ébauches d’Ugo, re d’Italia, opéra inachevé, destiné au King’s Theatre de Londres.

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 153-155)