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Faust : mythe moderne

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 189-191)

La mythologie moderne naît à cheval entre le XVIe et XVIIe siècle, et

c’est précisément à ce moment-là que l’Europe assiste à la création de quatre mythes fondateurs de sa culture actuelle. Les versions originales de trois d’entre eux – Faust (1587), Don Quichotte (1605) et Don Juan

(1620)2 – présentent des trames qui s’achèvent par une fin inquiétante :

Faust et Don Giovanni finissent en enfer et Don Quichotte devient l’objet de moquerie et de dérision sans fin. Leur destin reflète en substance l’anti-individualisme de leur temps. Quelques dizaines d’années plus

tard encore, au début du XIXe siècle, l’interprétation de ces trois figures

centrales de l’imaginaire occidental change radicalement : le Roman- tisme les recrée comme personnalités héroïques, objet d’admiration. Depuis et jusqu’à aujourd’hui, les trois personnages incarneront les problématiques typiques de l’individualisme moderne : la solitude, le narcissisme, et les revendications du Moi en opposition à l’oppression de la société. Enfin, la réélaboration de ces mythes dans l’œuvre de génies comme Rousseau, Gœthe, Byron, Dostoïevski, les connote défi-

nitivement comme des mythes laïques par antonomase3. La fascinante

légende de Faust comme mythe de la culture moderne a été assimilée par ailleurs au long voyage d’Ulysse entrepris pour étancher sa soif de connaissance. Nous allons à notre tour remonter aux origines du mythe afin d’en comprendre sa complexité.

Comme il arrive souvent, derrière le mythe se cache un personnage réel, et cela vaut aussi pour le légendaire Faust : philosophe, alchimiste,

2 Le quatrième mythe moderne est représenté par Robinson Crusoé, créé par Daniel

Defoe, qui pour la première fois relève d’une considération plus positive de l’individu en devenant le symbole de comportements sociaux, économiques et religieux nouveaux.

3 Pour plus d’information à ce sujet cf. Ian Watt, Miti dell’individualismo moderno. Faust, don Chisciotte, don Giovanni, Robinson Crusoe, trad. di Maria Baiocchi e Mimì Gnoli,

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médecin, humaniste né à Wurtemberg autour de 1480, il a mené une vie licencieuse. Le mythe du docteur Faust n’a donc pas été créé de toutes

pièces par l’imagination de Gœthe au XIXe siècle4 : c’est une figure en

partie historique, en partie légendaire qui naît à la fin du XVe siècle. C’est

une variante d’une typologie de personnage beaucoup plus général et qui remonte à la plus haute Antiquité : le magicien qui s’est développé pendant des siècles au sein de la tradition populaire et orale. Il ne serait alors pas étrange de supposer que l’intérêt que lui porte Poli serait dû en grande partie aux origines médiévales du personnage.

Mais revenons au mythe, ce Giovanni Faust – comme l’appelle Poli dans sa note d’intentions aux deux représentations, dans un élan d’italianisme et d’éponymie – « errant de ville en ville et qui se vante de ressusciter les œuvres de Platon et des grands poètes de l’antiquité et de posséder

les vertus thaumaturgiques »5 est probablement mort dans la misère en

1540. Quelque trente ans après sa disparition, des récits sur ses actes commencèrent à circuler : peu à peu l’homme devient mythe et, déjà en 1587, une Historia von Docteur Johan Faust, anonyme, est éditée à Francfort, aujourd’hui connue sous le nom de l’éditeur Johann Spiess. Ce texte fixait pour la première fois la légende dans ses caractéristiques fondamentales : le docteur Faust, astrologue, mathématicien et médecin, rencontre le diable avec lequel il signe un contrat par lequel il s’engage à rester vingt-quatre ans à son service en échange de l’abjuration de la foi. Dans cette toute première version Faust finissait dévoré par Satan et ses élèves retrouvaient quelques années après un manuscrit autographe de la vie du savant6.

Mais il faudra attendre 1589 pour que la légende fasse son entrée dans le monde de la littérature officielle avec The Tragical History

4 La légende de Faust accompagnera Gœthe tout au long de son existence : il commence

à y travailler en 1769, à un peu moins de 20 ans, en publie une première partie en 1808 (qui se termine à la scène de la mort de Marguerite) et une deuxième en 1832 quelques mois avant de mourir, qui paraîtra donc de façon posthume.

5 Giovanni Poli, Questa regia, in Programma di sala. Teatro dell’Opera di Roma, XXIX

stagione lirica Terme di Caracalla, “Mefistofele” 2 juillet-1er août (précisément 2-5-8-

11-14-18-22-29 juillet et 1er août) ; dans ma traduction, sauf indication contraire.

6 La seconde légende allemande date de 1599 et l’auteur s’appelle Georg Windman.

Le livre eut un grand succès et ses remaniements furent nombreux : dans l’un d’eux, ressorti en 1674, le personnage de Marguerite apparaît pour la première fois et enrichit ainsi le mythe d’une thématique amoureuse. Pour un approfondissement sur l’histoire du mythe de Faust, cf. Claude David, « Préface », in Gœthe, Faust, nouvelle traduction de Jean Amsler, Paris, Gallimard, 1988, 1995, « Folio théâtre », pp. 7-25.

of Doctor Faustus de Christopher Marlowe, plutôt fidèle à la version

Spiess. Le démon du nom de Mefistofilis y apparaît pour la première fois et l’œuvre finit encore par l’inexorable damnation de Faust. Il est intéressant de souligner, pour notre analyse, que le drame de Marlowe fut repris et monté par différentes compagnies allemandes, jusqu’à devenir, comme Don Juan, une des matières les plus courantes des canevas de la Commedia dell’arte. Le Puppenspiel, théâtre de marion- nettes, fut celui qui en assura le succès à la scène, vulgarisant ainsi le mythe dans de nombreuses villes allemandes ; il semble que Gœthe ait eu alors l’occasion d’assister pendant ses jeunes années à une de ces représentations. Dans le Puppenspiel, apparaissait souvent le masque de Kasperle, sorte d’Arlecchino allemand, qui d’une manière ou d’une autre inspire et justifie le choix de Poli d’insérer dans ses deux mises en scène de nombreux masques théâtraux et même un petit théâtre de comédiens dell’arte afin, selon notre hypothèse, de rendre hommage aux racines du mythe faustien.

De la littérature à la parole en musique :

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 189-191)