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Arrêt sur image

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 142-148)

Sur ce portrait de famille peint en 1780, donc contemporain de la composition d’Idomeneo et du départ de Wolfgang à Munich, Mozart et sa sœur Nannerl sont au pianoforte ; le père, Léopold, est accoudé au piano, il tient son violon. Un portrait d’Anna Maria, la mère, semble observer, dans son cadre, ce trio familial passablement compassé. L’ensemble, au-delà de l’académisme du tableau, dégage une curieuse impression d’ennui, et même de morne tristesse. Au moment où est peinte cette image, Wolfgang va sur ses vingt-cinq ans ; il est revenu depuis deux ans à Salzbourg après un périple désastreux qui l’a mené à Paris où sa mère, qui l’avait accompagné dans son voyage, est morte. Wolfgang est rentré en traînant les pieds à Salzbourg qu’il déteste. Il a repris son service de musicien serviteur auprès de l’archevêque Colloredo et s’ennuie ferme dans cette vie étriquée. De plus, les relations avec son père se sont détériorées car Léopold ne pardonne ni l’échec du voyage à Paris, ni surtout la mort de la mère dont il rend, à mots couverts, son fils responsable. Le malaise persiste d’autant que Wolfgang n’a qu’une idée en tête : s’échapper. La commande d’Idomeneo pour le carnaval de Munich, par le Prince Electeur de Bavière Karl Theodor, lui arrive donc comme un cadeau du ciel. En cet automne 1780, celui qui est chargé de la scrittura, de l’adaptation du livret pour la cour de Munich, est donc l’abbé Giambattista Varesco, vicaire à la cour de Salzbourg et homme de plume. Habile versificateur, certes, mais totalement dépourvu de sens dramaturgique. Wolfgang va devoir composer – dans tous les sens du terme – avec un libretto passablement tarabiscoté et surtout très bavard. Peu lui importe : il a enfin un opéra à composer, et il va pouvoir changer d’air ! Colloredo a accordé, à contrecœur, un congé de six semaines à son serviteur. Wolfgang quitte donc Salzbourg le 5 novembre 1780 avec allégresse : il terminera à Munich son travail de composition auprès des musiciens et des chanteurs.

C’est alors le début de l’incroyable, précieuse, correspondance : entre Salzbourg et Munich les lettres vont et viennent car Varesco est resté à Salzbourg. Curieusement, Wolfgang et l’abbé ne s’adressent pas directe- ment l’un à l’autre mais par le truchement de Léopold Mozart qui assure l’épineuse médiation entre le compositeur et son librettiste. épineuse en effet car Wolfgang réclame sans cesse à Varesco des modifications et surtout, encore et toujours, des coupures. Trop long, toujours trop long : « …La scène entre père et fils au premier acte – et la première du deu-

xième entre Idomeneo et Arbace – sont toutes deux trop longues – elles ennuient très certainement […] Je voudrais seulement que M. l’Abbate m’indique comment on peut les abréger – et le plus possible – car sinon

je devrai le faire moi-même… »3 ; « …Tu veux absolument abréger 2

récitatifs. J’ai donc aussitôt fait quérir Varesco, car j’ai reçu ta lettre à 5 heures ce soir, et la poste part demain matin. Nous avons lu dans tous les sens, et nous ne trouvons tous deux aucune possibilité d’abréger […]

Au deuxième acte, on ne peut supprimer rien d’autre, que dans le 2ème

discours d’Idomeneo […] Ensuite cela continue, et pas un mot ne peut raisonnablement être supprimé… » (lettre de Léopold Mozart à son fils – Salzbourg, 22 décembre 1780 –). Le père transmet les exigences de son fils, puis retransmet les réponses, ajoute ses remarques et ses suggestions. À travers l’opéra en construction, Wolfgang et Léopold retrouvent ce qui était perdu : le mode d’échange qui était le leur pendant longtemps et dont leur abondante correspondance porte témoignage. Plus jamais ils ne seront si proches, si complices. L’opéra en chantier reconstruit le fils, elle restaure aussi la relation au père. Séparés mais unis dans une même entreprise, entre les mots de la lettre et les notes de la partition, les deux Mozart réapprennent à se parler. Alors le silence est de rigueur, silence sur tout ce qui a séparé, blessé. L’échec du voyage à Paris, la mort de la mère, la rébellion du fils. L’opéra refonde le lien familial mis à mal par la vie, il tisse à nouveau entre père et fils un lien d’affection et de connivence, sans cesse réaffirmé au fil des lettres : « …Prends soin de toi. En composant, fais des pauses. Couche-toi tôt. Ne prends pas froid. Diète ! Bonne nuit ! Je suis ton père fidèle et sincère… » (lettre de Léopold Mozart à son fils – Salzbourg, 4 décembre 1780 –).

Ces lettres dont l’œuvre en préparation est le support et le vecteur, constituent donc, en parallèle à Idomeneo, une sorte d’opéra sur papier, une commune partition qui s’élabore à deux voix égales : celle d’un vieil homme de soixante et un ans et d’un jeune homme de vingt-cinq printemps. Entre l’opéra et la vie, les fils se croisent, tissant la trame d’une autre histoire : celle d’un parcours intérieur, d’une ‘traversée’ aux multiples péripéties dont père et fils, sur la scène de l’opéra, comme sur la scène de la vie, sortiront autres. J’emploie le terme de traversée parce que Idomeneo commence par une traversée et une traversée dangereuse

3 Lettre de Mozart à son père (Munich, 19 décembre 1780), in Wolfgang Amadeus

Mozart, Lettres des jours ordinaires 1756-1791, choisies, présentées et annotées par Annie Paradis et traduites par Bernard Lortholary, Paris, Fayard, 2005, ouvrage auquel je renvoie pour toutes les autres citations.

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et parce que la traversée d’Idomeneo, pour les deux Mozart, est efficace symboliquement au sens ou après avoir rapproché – parfois trop, on le verra – le père et le fils, elle les sépare définitivement. La traversée, dans les opéras mozartiens est toujours dangereuse : entre celui qui part et celui qui revient, le passage par l’eau établit une distance irrémédiable. La musique de Mozart, toujours, entérine fortement cette fonction rituelle, initiatique de la traversée, même lorsqu’il s’agit d’un départ fictif comme dans Così fan tutte – trio « soave sia il vento » de l’acte

I. Dans Die Entführung aus dem Serail[, la traversée détermine pour

Belmonte, Constanze, Blonde et Pedrillo, une rupture avec l’Occident, inaugurant ainsi pour les quatre jeunes gens un parcours d’apprentis- sage. Die Zauberflöte décline sur un autre mode ce même thème : la traversée est l’étape ultime de l’initiation qui fait de Tamino et de Pamina un couple adulte.

Dans Idomeneo, quel est le rôle de la traversée ? Celle d’un passage, bien sûr, puisqu’elle est censée rendre un roi parti guerroyer à sa terre, la Crète ; mais la tempête noue le drame et initie pour Idomeneo un renversement, dans tous les sens du terme. Le début de l’opéra est, en fait, une fin. Pourquoi ? Voyons cela de plus près, entrons dans l’opéra. Acte 1, scènes 7 et 8. Le bateau d’Idomeneo a le vent en poupe, bientôt il atteindra les côtes de Crète. Le roi, vainqueur de Troie revient dans son royaume après une longue absence. Il va retrouver son peuple et son fils bien-aimé, le jeune Idamante. Le bateau file, les marins s’affairent. Soudain, c’est la tempête. Les vents se déchaînent, la mer se creuse en vagues monstrueuses, la nef craque de tous côtés, le naufrage est inévitable. Sur le navire en perdition, les marins implorent les dieux : « Pietà, numi pièta ». Sur la grève, épouvantés, les Crétois appellent en écho « Pietà numi piètà ». Et Idomeneo, le roi, le fier guerrier, tremble devant la colère divine, devant sa mort. Alors il convoque Neptune, négocie : si le dieu lui laisse la vie sauve, il lui sacrifiera la première personne rencontrée sur le rivage. L’ouragan faiblit, les flots s’apaisent,

piano, pianissimo. Retour au calme. Idoménée, entouré de ses marins,

débarque sur le sol natal : « Eccoci salvi alfin ». Qui débarque ? Un roi ? Non. Juste un homme. Pourquoi ?

Suivons encore Idoménée : il est à présent seul sur le rivage. Toute la joie du retour s’est envolée : « O voto insane, atroce ». Comment a-t-il pu, se demande-t-il, faire ce vœu insensé, atroce ? Et peu à peu s’impose à lui une vision de cauchemar, celle de la victime innocente qu’il devra

immoler à Neptune : « Vedrommi intorno / L’ombra dolente ». La trans- gression introduit une discordance que le mythe est chargé d’exposer. Quelle est cette transgression ? Le vœu d’Idomeneo : une vie contre sa vie. Un sacrifice humain. Vœu irréfléchi qui détourne un rite collectif : le sacrifice, à des fins personnelles. Premier et grave manquement. On se souvient que dans le mythe, Idomeneo sacrifie son fils et que les Crétois horrifiés par cet acte le forcent à s’exiler. Plus encore : Idomeneo est le souverain de Crète, c’est-à-dire le garant de la loi et de l’ordre dans la cité. Ne respectant pas ses propres lois, pervertissant son propre code, il s’exclut lui-même. Symboliquement, socialement, le roi est mort. Le pacte passé avec Neptune ôte au roi sa souveraineté parce qu’il est transgressif, impie. Ce n’est donc pas un roi qui débarque, c’est un mort qui revient. Conséquence de ce désordre, Idamante, Ilia mais aussi la collectivité tout entière sont engagés par le défaut de son souverain. La faute individuelle devient la faute de tous. Ilia et Idamante (comme Tamino et Pamina plus tard) devront passer, dernière étape du parcours, par une mort symbo- lique. Les Crétois devront payer le prix fort : la destruction de leur cité, de leur monde, par un monstre gigantesque surgi de la mer. Chaos, fin d’un monde. Fin du deuxième acte.

Allons à la scena ultima, à la fin de l’opéra. Que s’est-il passé ? Ido- meneo, devant tant de tragédie, se résout à immoler son fils qui accepte par amour filial le sacrifice. Devant les prêtres et le peuple rassemblé, le couteau se lève. Surgit Ilia qui s’offre en victime expiatoire à la place d’Idamante. Alors, on entend un grand tumulte souterrain, la statue de Neptune s’ébranle, le grand prêtre tombe en extase devant l’autel. Tout le monde reste immobile, pétrifié. Une voix profonde, caverneuse, prononce la sentence du ciel, dit le livret. Adagio, ut mineur. Précédée de la voix sépulcrale des trombones, la statue se met en branle, la Voce édicte son arrêt : qu’Idoménée cesse d’être roi, que le soit Idamante, et qu’Ilia soit son épouse. Ce passage est très intéressant parce que cette version lapidaire de l’oracle est la dernière de trois, de plus en plus écourtées par Mozart. La première comportait soixante-dix mesures accompagnant le texte initial de Varesco : l’amour a vaincu. À Idomeneo le ciel pardonne la grande faute, mais non au monarque à qui il n’est pas permis de manquer à ses promesses. Qu’il abdique et qu’Idamante monte sur le trône et épouse Ilia. Neptune sera satisfait. Le Ciel content et l’innocence récompensée. Dans la paix revenue au royaume de Crète, le Ciel bénira une union si noble. La deuxième version n’en comporte plus que trente et une : l’amour a vaincu. Qu’Idomeneo cesse d’être roi. Que le soit Idamante et qu’Ilia soit

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son épouse. Ainsi satisfait sera Neptune, content le ciel et récompensée l’innocence. La version définitive, elle, se résume à l’essentiel, elle ne comporte plus que neuf mesures !

J’ai choisi cet exemple des trois versions de plus en plus raccourcies de l’intervention de la voix, la Voce, parce que je pense qu’il montre bien la préoccupation centrale de Mozart tandis qu’il compose son opéra : contre les longueurs de son librettiste, faire court. Partant, couper, couper encore. Si l’on envisage l’ensemble des lettres échangées entre Wolfgang et son père pendant l’élaboration de l’opéra, on est vraiment frappé par ce souci, pour ne pas dire cette obsession de la coupure. Bataille avec Varesco jus- tement à propos de la voix souterraine : « …Dites-moi, vous ne trouvez pas que le discours de la voix souterraine est trop long ? Réfléchissez-y bien. – Imaginez le théâtre, la voix doit être effrayante – elle doit péné- trer – comment peut-elle avoir cet effet si son discours est trop long ?… » (lettre de Mozart à son père – Munich, 29 novembre 1780 –) ; « Je vous ai écrit qu’à moi (et aussi à d’autres) le discours de la voix souterraine pour qu’elle fasse son effet, paraît trop long ; examinez cela ! » (lettre de Mozart à son père – Munich, 5 décembre 1780 –) ; « Les paroles de l’Oracle sont encore bien trop longues – je les ai abrégées – Varesco n’a pas besoin de savoir tout cela… » (lettre de Mozart à son père – Munich, 18 janvier 1781 –). Cette obsession de la coupure, d’enlever ce qui est en trop va loin, puisque Wolfgang ne coupe pas seulement dans le texte de Varesco mais aussi parfois dans sa musique quand il le juge nécessaire.

Si cette obsession est d’ordre avant tout artistique, car Mozart est extrê- mement attentif à l’effet théâtral, c’est-à-dire à l’efficacité dramatique, elle se double sans doute d’une autre logique, plus secrète et impensée qui tient, d’une part, à la relation père/fils traitée par l’opéra – rompre le maléfice d’un face à face, d’un dialogue impossible. (ce que fera la médiation d’Ilia) – et, d’autre part, comme en écho, à la relation Léopold/ Wolfgang dont j’ai déjà montré qu’elle n’avait jamais été aussi proche, aussi harmonieuse, et même trop proche, trop harmonieuse au gré du fils. Pourquoi ? « À propos, où en est-on avec l’Archevêque ? Lundi prochain, cela fera six semaines que je suis parti de Salzbourg ; vous savez, mon très cher père, que c’est uniquement pour vous complaire que je suis à Salzbourg – car par Dieu, s’il ne tenait qu’à moi – cette fois, avant mon départ, je me serais torché le derrière avec ce dernier décret car, sur mon honneur, je supporte chaque jour de moins en moins le Prince, la noblesse arrogante… » (lettre de Mozart à son père – Munich, 16 décembre 1780 –).

Cette dissonance que Wolfgang introduit volontairement dans cette lettre est destinée à remettre de la distance ; à rappeler au père qui l’a oublié – ou qui fait semblant – que le fils n’a qu’une idée en tête : rompre avec Salzbourg, avec sa condition de serviteur, être libre, ailleurs. Léopold ne répond pas à ce rappel, tout comme dans l’opéra, Idomeneo ne répond pas à son fils Idamante. L’explication, sur la scène de l’opéra comme sur la scène de la vie, entre le fils et le père, est impossible.

D’ailleurs, partie prenante par son rôle de médiateur, dans la composition de l’opéra, Léopold a tendance à se l’approprier un peu trop au goût de son fils. Il faut donc se séparer, couper, s’individualiser. Comment faire quand le père fait silence ? Quand il intervient un peu trop directement dans le travail du fils ? Qu’est-ce qui appartient en propre au fils ? Sinon l’œuvre en train de prendre forme ? Alors le jeune homme, au fil des lettres, de plus en plus souvent revendique ‘son’ opéra, et à travers lui, il se revendique lui-même, cet être autonome que l’opéra justement est en train de former : « J’ai la tête et les mains si pleines du troisième acte qu’il ne serait pas étonnant que je me transforme moi-même en troisième acte ». Quel meilleur moyen de suggérer que l’opéra n’est pas l’opéra du père et du fils, mais on pourrait dire le fils lui-même ? De plus en plus ouverte- ment le jeune homme revendique, en y mettant les formes, la paternité et la responsabilité de son œuvre : « Ne vous faites pas de souci au sujet de mon œuvre, père chéri ». Et il se fait un plaisir de relater à son père les moments justement dont le père est exclu mais qui le valorisent, lui, le

compositeur : « La dernière répétition a été magnifique. Après le 1er acte,

le prince électeur s’écria très fort : “bravo”. Et lorsque je vins lui baiser la main, il dit « cet opéra sera charmant, il vous fera sûrement honneur ».

Mozart ne retournera pas de longtemps à Salzbourg. À Vienne, peu après, il trouve ce qu’il cherchait : sa liberté. Idomeneo a achevé son œuvre de formation. Le lien a été tranché. À Salzbourg, le père tempête mais le règne du fils commence. Peut-être fallait-il ces retrouvailles en forme d’embellie, cet opéra construit, pendant un an, à deux voix presque égales, cet ultime face à face, pour que le fils franchisse enfin le seuil, et entame, libre et joyeux, sa vie d’adulte.

Ermione de Rossini

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