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Idomeneo ou l’émancipation

Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 139-142)

Premier grand opéra de la maturité, Idomeneo marque un seuil, un pas- sage pour Mozart lui-même, en traçant les voies/voix de l’émancipation. émancipation personnelle et professionnelle : après Idomeneo, le jeune musicien ne revient plus à Salzbourg, il coupe définitivement avec cette ville dont le climat provincial et l’esprit étroit lui pèsent. Il coupe aussi ainsi avec l’archevêque Colloredo, son ‘patron’ qu’il déteste, et avec sa famille, son père Léopold. Idomeneo marque aussi son émancipation artistique :

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avec cet opera seria, Mozart fait montre d’une inventivité foisonnante, d’une énergie créatrice et d’un sens de la dramaturgie qui annoncent les chefs-d’œuvre à venir.

Plus encore, l’opéra devient lui-même rite de passage, travaillant sur plusieurs plans dans lesquels mythe et rite sont étroitement imbriqués. Comment ? Considérons d’abord le mythe lui-même tels qu’il nous est

parvenu à travers l’Iliade d’abord et le Télémaque de Fénelon au XVIIe,

une œuvre que le jeune Mozart avait lu à quatorze ans, lors de son voyage en Italie, lorsqu’il recevait la commande de son Mithridate. C’est d’ail- leurs de cette œuvre que les librettistes Crébillon (1705), Danchet (1712), puis Varesco se sont inspirés. Sujet inépuisable donc pour les librettistes qu’est la guerre de Troie ; non la guerre elle-même mais celle du nostos, du retour difficile des vainqueurs dans leur patrie. Souvent effort d’acte de refondation d’une royauté, d’une communauté autour d’un roi parti longtemps au loin. Ce mythe de la fondation ou refondation d’un royaume, d’une société, passe, dans beaucoup de cultures, par la dette de sang, par l’obligation rituelle, symbolique ou réelle, d’un sacrifice afin que l’édifice construit ou reconstruit tienne, soit solide, pérenne. On s’en souvient : c’est le sacrifice d’Iphigénie dans le mythe, qui permet le départ de l’expédition vers Troie. Quant à Idoménée, roi de l’île de Crète, en danger de naufrage lors de son retour, il fait vœu de sacrifier à Poséidon le premier être humain qu’il rencontrera dans son royaume s’il y débarque sain et sauf. Or, cet être humain est son fils Idamante. Lié par son vœu, Idomeneo le sacrifie. Saisis d’horreur pour l’action barbare de leur roi, les Crétois se soulèvent unanimement contre lui, et l’obligent à l’exil. Il se retire sur les côtes de la grande Hespérie, c’est-à-dire de l’Italie, où il fonde Salente. Donc : mythe de fondation et en même temps, sotto voce, de quoi est-il question ? De la succession problématique des générations, c’est-à-dire de la crainte des pères de se voir supplanter par les fils. C’est bien cette difficulté, ce pro- blème qui tisse la trame de l’Idomeneo de Mozart. Non seulement celle de l’opéra lui-même, dans son action, mais – et c’est cela qui est remarquable et que je me propose d’analyser – celle qui tisse la trame de la relation entre Mozart et son père, lors de l’élaboration de l’opéra.

Reprenons au début, à l’histoire, au livret de Varesco. Cinglant toutes voiles dehors vers son royaume de Crète qu’il a quitté depuis longtemps, le vieux roi Idomeneo s’en revient donc de guerre. Cependant la tempête se lève, fait rage, le naufrage est proche. Alors, imprudemment, Idomeneo fait un vœu à Neptune : s’il sort vivant du désastre, il sacrifiera au dieu la

première personne rencontrée sur le rivage de son île. Neptune accepte le marché, calme la colère des eaux et des vents, Idomeneo débarque ; le rivage est désert mais voici que quelqu’un marche au loin, s’approche. C’est le jeune prince Idamante, son cher fils. Dès lors tout l’opéra va se nouer et se jouer autour de la relation entre Idomeneo et Idamante, entre un père et un fils. Relations complexes et ambiguës, puisque Idomeneo, contraint par son vœu à Neptune, doit sacrifier son fils – gage de la refondation du royaume – et ne peut s’y résoudre, ce qui va entraîner quelques tragiques péripéties, tandis qu’Idamante tente de comprendre pourquoi ce père qu’il aime et dont il souhaitait ardemment le retour, le fuit et même le chasse. Situation inextricable. Comme toujours dans les opéras mozartiens, c’est la jeune fille aimante, la troyenne Ilia aimée d’Idamante, qui fera la médiation nécessaire entre le père et le fils et dénouera la situation, rétablissant ainsi l’ordre dans la cité, et assurant, en même temps que la refondation du royaume, la succession des générations. Fin heureuse de l’opéra : abdication d’Idomeneo, avènement du couple Idamante/Ilia.

Voici pour le mythe de refondation. Mais le rite, où est-il ? Il est d’abord, séquence après séquence dans l’opéra, sur le fil des épreuves que traversent les personnages, un parcours d’apprentissage où chacun va faire un che- min au terme duquel il trouvera la place qui doit être la sienne dans sa société. Changement de statut, d’âge social. Tous les opéras mozartiens, ainsi que je l’ai montré dans ma thèse, fonctionnent sur ce modèle d’un

parcours rituel d’apprentissage2. La singularité d’Idomeneo, son extraor-

dinaire richesse, est que l’action centrale de l’opéra, le drame qui se noue entre le père et le fils, entre Idomeneo et Idamante, fait écho, comme je l’ai annoncé et comme je vais tenter de le montrer, à ce qui se passe à l’extérieur de l’opéra, sur la scène de la vie, entre un père et un fils, entre Léopold et Wolfgang Mozart.

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Dans le document Les contre-ut de la Sibylle. Mythe et Opéra (Page 139-142)