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3 Talents et capacités

3.1 Apprendre le métier

3.1.2 Les manuels de l’ingénieur, ou comment on parle de so

Le manuel est un des moyens spécifiques de la formation du topographe militaire. Portatif, il est souvent conçu pour être un instrument continuellement utile, destiné à être transporté sur les lieux de la pratique topographique, et non seulement

appris une fois pour toutes. La lecture d’un éventail assez large de ces textes met en évidence un intervalle chronologique relativement long, qu’on peut approximativement placer entre 1760 et 1820, au cours duquel les manuels gardent une certaine cohérence, dans les arguments, la structure, et la vision du travail topographique qu’ils transmettent. Il ne s’agit pas, naturellement d’une concordance parfaite : les textes mettent en lumière des positions diverses, mais qui semblent renvoier au même système de références, dont on détaillera par la suite les caractéristiques. C’est cette harmonie relative qui nous permet de considérer cet ensemble en tant que corpus, et de l’utiliser comme une source privilégiée pour traiter de problèmes spécifiques, dans le cas présent du statut du topographe militaire et de l’image que les praticiens eux-mêmes, plus ou moins proches de l’institution, en donnent.

Les manuels et traités de topographie militaire écrits et publiés entre 1760 et 1820 ne constituent pas un corpus très nombreux : dans les bibliothèques parisiennes, on peut repérer et consulter moins d’une trentaine d’ouvrages de cette période qui sont spécifiquement consacrés au levé des plans et aux reconnaissances militaires. À côté de ce groupe, plutôt homogène par son contenu et sa structure, il existe des nombreux manuels et traités de fortification, ou d’arpentage, qui donnent eux aussi des informations précieuses sur la topographie militaire, et se lient, par citation explicite ou seulement par proximité d’arguments, aux œuvres qui en traitent spécifiquement. Les ouvrages considérés ici sont pour la plupart en langue française, mais les manuels en langue allemande, ou traduits de l’allemand, que l’on peut trouver dans les collections des bibliothèques parisiennes, semblent avoir été très importants et très lus. Pour ce qui concerne les genres, j’ai pris le parti de minorer les différences entre les divers ouvrages de topographie militaire que je vais considérer, en les appelant tous, de façon générique, manuels. Le choix de considérer l’ensemble de ces textes comme source, et donc

d’insister sur ce qu’ils ont en commun plus que sur ce qui les distingue, motive en partie cette généralisation. Une distinction plus précise serait naturellement possible : le corpus comprend des ouvrages à plus forte ambition théorique, quoiqu’il soit difficile de les définir comme des « traités » ; d’autres annoncent déjà dans leur titre le mot de « instruction », ils n’ont pas l’ambition d’être exhaustifs, et ils concernent des activités plus précises et limitées, comme, par exemple, la façon de faire le levé d’un fleuve ; jamais les instructions retenues ici ne se bornent à une mission en particulier. Il était en effet habituel d’accompagner l’ordre de mission d’une instruction particulière et détaillée, avec les indications propres au lieu et à l’objet. Ce genre de texte n’appartient pas à notre corpus ; nous y insérons par contre toutes les instructions d’ambition générale, toutes celles qui ont comme but affiché d’enseigner la manière d’accomplir un travail, un levé, un mesurage. Un autre critère de construction du corpus a été le choix des seuls ouvrages publiés, ou en tout cas conçus pour l’être et pour avoir une diffusion non limitée a priori. En conclusion, si l’on conçoit un manuel, selon la définition donnée par Hoock et Jeannin pour les textes à l’usage des marchands16, comme un livre destiné

par son contenu à être un instrument pratique, les ouvrages de topographie militaire dont on traitera ici peuvent tous être considérés comme des manuels.

Ces manuels s’adressent à différents niveaux d’apprentissage, mais la plupart visent à donner les bases de la pratique topographique, et renvoient à d’autres textes le lecteur qui nécessiterait aussi des connaissances mathématiques adaptées à cette pratique. La fonction de reconnaissance militaire est particulièrement traitée. L’explication de cette présence est simple : la reconnaissance n’est pas une fonction spécifique de l’ingénieur géographe, comme on l’a déjà fait observer ; elle peut être la

16 Jochen HOOCK, Pierre JEANNIN, (éds.), Ars Mercatoria. Manuels et traités à l’usage des marchands,

tâche de n’importe quel militaire qui se trouve en mesure d’approcher l’ennemi, ou de donner des informations sur une portion de territoire particulière. Ce sont les officiers qui ne sont pas ingénieurs, mais qui se trouvent à devoir assumer la fonction du topographe militaire, qui ont le plus besoin de se former : les manuels sont souvent spécialement conçus pour eux. Plusieurs textes que nous considérons ici sont en effet des guides complets pour les officiers, dans lesquels un chapitre ou une section est consacrée à la connaissance du terrain : les instructions sont dans ces cas plus génériques, mais elles ne diffèrent pas sensiblement de celles des manuels spécifiques, desquels on peut parfois pressentir qu’elles sont tirées. Les ingénieurs géographes, et ceux du Génie, sont plus souvent du côté des auteurs de ces textes, que de celui des lecteurs. Même les guides génériques pour les officiers sont parfois écrits par des ingénieurs géographes, qui semblent avoir, surtout au début de la période considérée, vers 1760, la légitimité nécessaire pour écrire sur tout ce qui a rapport à l’art de la guerre, et pas seulement à la topographie. L’exemple le plus célèbre est celui, déjà cité, de Dupain de Montesson17. Mais un autre ingénieur géographe du Roi, Le Rouge, peut

écrire et publier, en 1760, un guide pour l’aide de camp, qui, tout en donnant beaucoup de place aux reconnaissances, se veut un moyen d’instruction complet pour tout jeune militaire18. Pour les ingénieurs géographes auteurs de manuels et pour leurs collègues,

le texte constitue plus un soutien pour la mémoire qu’un véritable moyen d’apprendre les modes du travail topographique. Les tables de calculs, le rappel des méthodes, les indications d’utilisation des instruments rendues portatives ont toutefois une utilité pratique directe, même pour les plus experts. Le discours de la plupart des manuels est pourtant souvent bien plus complexe et ambitieux : sans se limiter à fournir un guide

17 Voir 2.1.7. : DUPAIN [DE MONTESSON], Les amusemens militaires, Paris Desprez 1757.

18LE ROUGE, Le parfait aide de camp, où l’on traite de ce que doit savoir tout jeune militaire qui se propose

du travail, il affronte, de façon parfois très pointue, le problème du statut du topographe, son importance à l’intérieur de l’armée, la difficulté du travail, la nécessité du talent. Les manuels de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et de la période

révolutionnaire et napoléonienne dressent ainsi une vision d’ensemble assez homogène de ce que l’ingénieur géographe et le service topographique de l’armée devraient être. S’agit-il simplement d’une liste de desiderata, ou d’un portrait qui a quelque rapport avec la réalité ? Le degré de cette correspondance est difficile à saisir, mais le discours n’en est pas moins intéressant pour autant : les topographes militaires nous livrent, à travers leurs plaintes autant qu’à travers leurs indications de méthodes, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.

Le premier point, fondamental, sur lequel assez prévisiblement la totalité des manuels concorde, est l’importance militaire de la topographie, ou mieux, sa nécessité absolue pour toute action de guerre, et pour toute opération de connaissance en temps de paix qui puisse être militairement utile. Cette position ne semble pas avoir besoin d’être fortement défendue : l’importance de la topographie est normalement reconnue à l’intérieur de l’armée. Seul le degré de cette importance semble être parfois mis en discussion. Le Dépôt de la Guerre est naturellement l’instance officielle qui défend le plus fortement la nécessité absolue du travail topographique, face à d’éventuels détracteurs19. Les auteurs des manuels arrivent jusqu’à affirmer que la topographie et la

science de la guerre ne font qu’une et seule connaissance. Les conséquences possibles de cette affirmation sont multiples : d’un côté, le topographe devient le militaire par excellence, et le meilleur soutien du commandement ; de l’autre, on affirme une fois encore l’importance de l’expérience de la guerre, et ceci plus ou moins explicitement

19 Voir 2.1.4. : le commentaire à l’Esprit du système de guerre moderne de von Bülow, commentaire

contre la primauté des connaissances théoriques. Du point de vue de notre interprétation, le lien entre l’introduction d’éléments de science de la guerre dans la formation, et le discours qui pose la pratique et le savoir-faire du topographe devant toute possible connaissance théorique se précise encore davantage. Lacuée, général, conseiller d’État, et auteur en 1805 d’un Guide de l’officier particulier en campagne20,

recommande dans son texte la connaissance de la topographie à tout officier qui veut rejoindre des grades élevés. Le même Lacuée avait présenté et défendu au Conseil d’État en 1804 un projet visant à établir une école pour les géographes militaires21. Le

projet, qui ne vit pas le jour, ne mentionnait pas de privilège de l’École Polytechnique : aucune priorité d’accès était explicitement réservée aux élèves sortant de ses premières années. Ce projet se présentait donc comme une relative défense de l’indépendance de la formation géographique et topographique face à la centralisation opérée au bénéfice de l’École Polytechnique, et à l’augmentation des heures de formation théorique, aux dépens de la pratique, dont cette centralisation était responsable22. Lacuée est d’ailleurs

nommé gouverneur de l’École Polytechnique dans cette même année 1804, et accroît considérablement la part de la formation géographique et du dessin, chargeant de la tâche un ingénieur géographe recruté comme professeur externe, Castres de Vaux d’abord, puis Nicolas. Le Guide de l’officier particulier en campagne est un ouvrage complet, réunissant tous les domaines qui peuvent intéresser l’officier qu’on imagine être le destinataire du livre. Aux reconnaissances militaires est consacré le chapitre XIX. La structure ne diffère pas sensiblement de celle des manuels du XVIIIe siècle ; le

format, le contenu, et le ton sont aisément comparables. Lacuée insiste sur l’habitude et

20 Jean-Gérard LACUEE (comte de Cessac), Guide de l’officier particulier en campagne, Barrois l’aîné

et fils, Paris an XIII [1805].

la pratique comme base du travail topographique militaire. L’ensemble des connaissances ainsi accumulées fait en sorte que l’officier acquiert une « logique militaire »23, une habitude donc à penser autrement, militairement. L’acquisition de

cette « logique », qui se fait forcément dans la pratique du travail et sur des temps longs, est ce qui distingue le bon topographe et le bon militaire.

Un texte prussien de l’ingénieur royal Hayne, apparemment hors de polémique, rappelle l’importance de la topographie, ou plus précisément, du talent pour apprécier le terrain :

« En général, quelques connaissances militaires qu’on possède, elles seront à-peu-près nulles, tant qu’on n’y joindra pas le talent d’apprécier le terrain : c’est la base de toute la science de la guerre. »24

L’original allemand est traduit par un ingénieur du Génie et publié en 1806, peu après le texte de Lacuée. Il s’agit, encore une fois, d’un texte qui vise à enseigner la « manière » de faire : après une partie introductive et générale sur la géographie, qui occupe la place normalement donnée dans les manuels français aux principes de la géométrie, on passe à décrire les techniques du dessin et celles du levé militaire, en structurant les indications, pour ce qui concerne le levé, par objet : on donne par exemple les explications nécessaires pour lever les chemins, les eaux, les bois, ou les lieux habités. Le choix de l’auteur est d’évidence du côté des praticiens. Le niveau élémentaire du texte s’adresse à tout officier, et affirme en même temps la possibilité de se préparer aux reconnaissances, au moins aux plus faciles, par le seul moyen d’un manuel pratique,

22 Sur les oppositions à l’École Polytechnique et à son emprise centralisatrice, voir 3.1.4, et

Conseil des Cinq Cents, Opinion de THOMAS (de la Marne) sur le projet de Berthelemy (de la Corrèze),

relatif à une nouvelle organisation de l’école polytechnique. Séance du 2 Vendémiaire an 8.

23LACUEE, op. cit., p. 220.

24, J.E.G HAYNE, Élémens de topographie militaire, ou instruction détaillée sur la manière de lever à vue

sans demander plus que des connaissances élémentaires dans le domaine mathématique. Il semble que la traduction ait été décidée par un officier général, qu’on ne nomme pas, et qu’elle n’ait donc pas été le fruit de la simple initiative d’un capitaine du Génie. Le choix officiel de traduire cet ouvrage, sans aucun commentaire qui en modère ou change le ton, mais seulement avec des adaptions techniques à la réalité française (explications des correspondances de signes conventionnels, des usages différents dans le dessin), dans un moment où la tension entre deux modèles de formation commençait à s’affirmer, ne peut certainement pas être considéré anodin.

Quels sont les arguments en faveur de la nécessité de la topographie pour toute action militaire ? Quelle est la fonction qui lui est plus spécifiquement attribuée? Dans le discours des manuels, comme dans ce qui émerge de l’étude des réalisations matérielles des ingénieurs géographes, le topographe est avant tout censé voir, remarquer, et reproduire. Cette fonction multiple, qui exclut ou presque la responsabilité d’expliquer les faits et les objets qu’on reproduit, est au cœur de la légitimité militaire du topographe, autant que de sa légitimité scientifique.

« Il ne s’agit pas ici d’expliquer les phénomènes, mais de les remarquer ; de se livrer à des études de théorie, mais de se rendre familières quelques notions simples, positives, et de pratique ; d’approfondir quelques sciences, mais de connaître leurs résultats, et de les appliquer à la guerre. »25

Dans la conclusion de son Essai sur les reconnaissances militaires, Allent marque ainsi une limitation des compétences nécessaires et conseillées au topographe militaire. D’une part, on est en face du désormais connu soutien à la pratique comme base du travail topographique : les sciences ne doivent évidemment pas être approfondies pour elles- […] Revu et augmenté de notes et figure additionnelles par un officier au Corps impérial du Génie de France [BAYART, B.H.J., capitaine], Paris Magimel 1806.

mêmes, mais seulement en fonction de leur application pratique à la guerre, qui est la vraie science à laquelle le militaire doit s’attacher ; les autres ne sont qu’auxiliaires, et doivent être connues en tant que telles. D’autre part, la recommandation qui est faite de remarquer plutôt que d’expliquer reproduit une règle du travail de reconnaissances, qu’on trouve répétée dans les manuels du XVIIIe siècle, et particulièrement chez

Bourcet26: les données du travail doivent être fournies brutes. Le détail de la description

et l’éventuelle spéculation de l’auteur de la reconnaissance doivent être traités séparément. Allent va jusqu’à recommander aux topographes de ne pas faire d’hypothèses :

« La rédaction des mémoires militaires n’a pas d’autres règles que celles des mémoires descriptifs27. Seulement il importe que l’officier ne s’y livre point à des hypothèses trop

nombreuses, qui le jettent dans des discussions inutiles et fatigantes pour le Général. Il est impossible, à la guerre, de tout prévoir. […] Il faut donc que l’officier, s’il a besoin de présenter ces combinaisons, les ordonne et les rapporte à quelques hypothèses principales, dans lesquelles toutes les autres rentrent et se confondent. Il vaut mieux encore, et telle est peut-être la méthode la plus parfaite, mais la plus difficile, que le mémoire présente les élémens propres à résoudre tous les problèmes, et laisse au Général le soin de les choisir et d’en chercher la solution. »28

Le travail idéal, quoique difficile, est donc celui qui présente des données pures, et réutilisables, au général. C’est à ce dernier que revient la responsabilité de l’action, et le talent nécessaire pour la conduire : la représentation de la réalité que le topographe lui

25A. ALLENT,.«Essai sur les reconnaissances militaires », in Mémorial Topographique et militaire,

n.4, IIe Trimestre, An XI, [1803], pp.185-186.

26Pierre BOURCET, « Mémoire sur les reconnaissances militaires », in Journal de la librairie militaire,

1875-1876, pp.1-102. Voir particulièrement pp.46-47. Le mémoire a été écrit très probablement dans les années 1750, et il parait avoir abondamment circulé sous forme de copies manuscrites.

27 Avec le mot « mémoire descriptif » Allent fait référence au texte qui accompagne une

reconnaissance ou une autre carte topographique, et qui réunit les détails physiques et statistiques du pays. Le mémoire militaire évoqué ici concerne plus spécifiquement l’histoire militaire du lieu, la description des positions éventuelles, les obstacles majeurs au transit des troupes ou de l’artillerie. Les deux mémoires sont souvent réunis dans un même texte.

fournit lui sert pour l’organiser, sur la base de cette connaissance du terrain qu’on définit presque unanimement indispensable. C’est l’exercice du commandement à tous les niveaux, mais en particulier au sommet de la hiérarchie, qui rend nécessaire la connaissance du terrain, parce que les décisions qu’on est forcés de prendre doivent être fondées sur les données recueillies. L’officier auteur de la reconnaissance n’est que l’œil qui voit et assemble ce que le général seul ne saurait voir directement. Dans cette relation de communication se joue l’essentiel du rapport hiérarchique : le topographe n’est pas seulement censé obéir aux ordres, mais il est surtout censé comprendre de quoi le général a besoin, non seulement selon des principes pré-établis, mais selon la situation qui se présente, sans que les termes de cette nécessité lui soient obligatoirement explicités. Le général doit pouvoir faire confiance aux données qui lui sont présentées, comme s’il en avait été lui-même le témoin. Or, la garantie de la possibilité de cette opération n’est pas dans l’objectivité absolue de l’établissement des données, qui reste utopique, mais dans la communication préférentielle établie entre le responsable du commandement et donc de l’action, le général, et le responsable de la vision, le topographe. Sur cette communication préférentielle se fonde, naturellement, la plus haute conscience de l’importance du métier que les topographes traduisent dans les manuels.

L’affirmation du rôle spécifique du topographe est d’autant plus forte que la communication peut s’établir seulement sur la base d’une logique commune, d’un système de pensée militaire, qu’on ne peut acquérir, encore une fois, que par des longues années de pratique de la topographie et de la guerre. Il reste à comprendre ce que signifie réellement le fait de penser militairement. Les auteurs des manuels semblent s’accorder sur le fait qu’il manque une définition qui puisse expliquer ce

savoir, entre le développement du sens tactique, la capacité de penser comme le général, le talent de voir immédiatement sur le terrain les avantages portés à l’action de guerre. La notion de coup-d’oeil militaire29 semble être fondamentale dans la définition de cette

logique, et les deux notions semblent même parfois coïncider ; mais les manuels en donnent des définitions difficiles à cerner, et s’efforcent souvent de différencier un type de coup-d’oeil qui présenterait des caractéristiques particulières, ou qui serait plus au moins utile à une tâche déterminée. Bourcet affirme à ce propos que la guerre est une