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2 Institution et individus

2.1 Brève histoire du Dépôt de la Guerre et des ingénieurs géographes

2.1.4 La Commission de 1802 et le Mémorial

Parmi les nombreux projets pour la topographie militaire française qui voient le jour sous le Consulat, il y en a un, réussi, qui marque profondément la physionomie de l’institution Dépôt de la Guerre : il s’agit de la publication, commencée en 1802, du Mémorial topographique et militaire. Le Mémorial est un « ouvrage périodique »24, comme

le ministre de la guerre le définit dans son rapport aux Consuls pour en présenter le projet. Le périodique va paraître au rythme d’au moins un numéro tous les trimestres, ou plus, selon les disponibilités de textes à publier. Hormis un nombre restreint de copies, destinées à être offertes, le Mémorial est mis en vente. Les officiers de l’armée peuvent s’en procurer copie pour la moitié du prix du libraire. Ces informations sont fournies dans le premier numéro publié, et trouvent confirmation dans plusieurs lettres, à l’origine adressées à la direction du Dépôt de la Guerre25. Quelques personnages haut

placés remercient de l’envoi du Mémorial (on trouve une lettre de Lacuée, conseiller d’État, et futur gouverneur de l’École Polytechnique et auteur du Guide de l’officier particulier en campagne26, ainsi qu’une autre de Prony, directeur de l’École nationale des

24 « Annonce », in Mémorial topographique et militaire rédigé au Dépôt Général de la Guerre, N.1,

« Topographie », IIIe Trim. de l’an X, p.7 de l’édition in 8o.

25 On les trouve dans la correspondance générale du Dépôt de la Guerre conservée au SHAT, et

Ponts et Chaussées, qui joint des notes trigonométriques et géodésiques à publier dans un des numéros suivants27) ; bien plus nombreux, les officiers demandent d’obtenir le

Mémorial au prix réduit (Jacotin, directeur des travaux à la carte d’Égypte, en demande cinq copies, une pour chaque ingénieur employé sous ses ordres ; plusieurs chefs de sections font la même requête). Ce ne sont pas seulement les ingénieurs géographes qui demandent des exemplaires ; si l’on se fie à la correspondance, il semble que le Mémorial ait eu une bonne diffusion parmi les autres armes savantes, et même parmi les civils. On dénombre des demandes d’officiers du Génie, naturellement, mais aussi d’ingénieurs hydrographes, des Ponts et Chaussées, de l’École des Mines. Il n’est pas clair si les demandes des militaires étaient adressées au Dépôt tout simplement parce que c’était l’institution, et non pas le libraire, qui se chargeait de faire parvenir aux officiers le périodique, ou si une autorisation du Dépôt était nécessaire pour pouvoir obtenir l’ouvrage à prix réduit. Ce qui est certain c’est que les ingénieurs devaient payer pour leur exemplaire. Le Mémorial était donc bien un instrument de formation pour l’ingénieur, comme l’annonçait la Direction du Dépôt, mais un instrument payant. Une note jointe à une liste des ingénieurs occupés à la carte d’Italie qui veulent s’abonner au périodique fait penser que le Dépôt n’avait pas encore tranché sur la question du payement. Les ingénieurs devaient-ils payer sur les frais de bureau attachés à leur activité, ou à titre personnel?

« Le citoyen Brossier tiendra compte de l’abonnement général en diminution sur les frais de bureau qui lui sont attribués, ou de telle autre manière que le Dépôt Général de la Guerre jugera convenable d’adopter. »28

26LACUEE, Gérard (cte de Cessac), Guide de l’officier particulier en campagne, Barrois l’aîné et fils,

Paris, an XIII (1805).

27 Ces notes ne semblent pourtant pas avoir été publiées par la suite.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser en lisant ces lignes, l’ « abonnement général » n’est pas un abonnement collectif ; Brossier, le directeur du Bureau, s’occupe de tout, mais il commande une copie pour chaque ingénieur. Il ne s’agit donc pas d’avoir une copie du Mémorial au Bureau, mais de permettre à tous d’en avoir une. Il semble en tout cas qu’à quelques exceptions près, même le cinquième numéro, qui publiait les tables des nouveaux signes adoptés par toutes les institutions topographiques françaises, ait été payé par les ingénieurs, obligés pourtant par la pratique même de leur travail à en avoir une copie à disposition. On peut tenter une hypothèse : si le Mémorial est, ouvertement, un instrument de formation, sa fonction est au moins autant celle de présenter le Dépôt de la Guerre et son activité aux autres institutions concernées. La fonction de formation générale est contrariée au même moment qu’elle est affichée, par l’obligation de l’ingénieur, qui, comme on l’a vu, était en moyenne bien loin d’avoir des vastes ressources, à payer son propre exemplaire. L’affichage de la fonction de formation apparaît donc comme un biais pour l’autoprésentation et l’affirmation de l’institution. La publication du Mémorial est en premier lieu une intervention forte dans le débat29, contemporaine à la réunion de la

Commission Topographique de 1802, et une prise de pouvoir du Dépôt de la Guerre dans le domaine topographique.

Le Mémorial, pour ainsi dire, parle beaucoup de lui-même, illustre ses propos et ses buts dans un discours fortement affirmatif. Des longs textes initiaux, anonymes, introduisent à l’utilité de la publication du périodique, et des articles et des notices qui le composent. Le lien est de cette façon établi entre les informations historiques et topographiques contenues, et la science militaire dans son ensemble, dont le Mémorial se

29 La question de la formation des officiers, en particulier ceux des armes savantes, est très

veut le divulgateur. Il ne s’agit pas d’un simple recueil, il s’agit d’un ouvrage, dominé par un esprit commun. Le fait que les textes initiaux, qui remplissent cette fonction de réunion théorique, soient anonymes, ajoute encore à l’effet d’ensemble qui est censé guider la lecture. Il n’y a pas un auteur, c’est le Dépôt de la Guerre en tant qu’institution qui intervient. Le directeur du Dépôt écrit-il directement ? Il n’y a pas de traces disponibles qui permettent d’identifier l’auteur réel de ces nombreux textes anonymes. Le premier d’entre eux, l’ « Annonce » qui introduit le numéro 1, explique pourquoi on a inauguré le projet d’un périodique consacré à la topographie et à la science de la guerre. La science militaire ayant atteint, dans les années précédentes, un développement inouï, grâce à la force et à la générosité des armées révolutionnaires, il est du devoir du Dépôt de la Guerre d’en rendre compte :

« Le monde a vu quels hommes la guerre seule a formés ainsi pour la gloire et le bonheur de la France. Inspirés par le génie et secondés par l’enthousiasme, ils ont frayé de nouvelles routes à la victoire ; et leurs succès ont donné à la science militaire d’immenses développemens, comme ils en ont obtenu d’immenses résultats. Déterminer les uns et constater les autres, est une œuvre que semblent commander, dans les loisirs de la paix, l’intérêt de l’instruction commune et le soin de la gloire nationale. »30

On remarquera que la guerre est considérée comme la « seule école » de la génération révolutionnaire. Le Dépôt revendique cette spécificité qui fait que les connaissances des cadres de l’armée dont il fait partie sont essentiellement basées sur la pratique, mais il propose en même temps une alternative, une meilleure utilisation des principes, et ceci à travers la lecture du Mémorial. Le périodique s’adresse aux praticiens de la guerre, non pas à ses théoriciens. Et tandis qu’il tente de fournir les principes d’une instruction théorique à ses lecteurs, il n’a de cesse de rappeler que la pratique, l’école de la guerre,

est fondamentale. C’est d’ailleurs pour cela que la distinction n’est pas opérée entre la topographie et la science de la guerre, qui sont les deux objets du périodique du Dépôt : ils semblent ne faire qu’un, se fondre dans un unique savoir militaire. Par la suite, nous tenterons d’arriver par d’autres moyens d’explication, notamment les méthodes de travail des topographes, à cette même conclusion : la topographie et la science de la guerre ne font qu’une, quand on a de la seconde une vision éminemment pratique, comme celle qui est prônée par le Mémorial. L’application de la science militaire exige, en effet, la vision du terrain, du célèbre « coup d’œil »31 de prévision, en un mot le

savoir topographique appliqué à la guerre. C’est seulement dans une vision fermée par l’esprit de système, considérée excessivement théorique, qu’on peut imaginer se passer de la topographie, et la détacher ainsi de la science militaire. Les premières « Réflexions »32 sur un ouvrage publiées sur le Mémorial concernent l’Esprit du système de

guerre moderne33, écrit par von Bülow, mais resté anonyme dans la traduction française

de 1801, et dans la critique du périodique34. On en trouve une longue critique dans le

numéro 2, consacré aux thèmes historiques. Si l’ouvrage mérite toute cette attention, c’est précisément parce que l’esprit de la guerre qu’il propose ne coïncide pas avec celui que le Dépôt de la Guerre et son périodique défendent35. Dans le but affiché de

31 Le « coup d’oeil » est en même temps le concept fondamental de la science de la guerre et de la

topographie. Voir 5.1.1.

32 « Réflexions sur un ouvrage traduit de l’allemand, intitulé Esprit du système de guerre moderne »,

in Mémorial, N.2, pp.123-139.

33 [von BÜLOW H.D.], Esprit du système de guerre moderne. Destiné aux jeunes militaires, par un ancien

officier prussien. Traduit de l’allemand par le Cen Tranchant Laverne, Paris, chez Bernard, Levrault, Magimel, Firmin-Didot, An X (1801).

34 Laisser l’auteur d’un ouvrage de ce genre dans l’anonymat, surtout s’il s’agit d’un officier

étranger, est fréquent. La direction du Dépôt savait très probablement qui était l’auteur qu’elle critiquait.

35 La pensée de von Bülow a aussi reçu les critiques véhementes du jeune von Clausewitz, dans

un article anonyme publié dans la revue militaire Neue Bellona en 1805. La critique de Clausewitz suit les mêmes chemins que celle publiée dans le Mémorial : il réfuse le dogmatisme géometrique de von Bülow et sa portée deterministe, et il juge irréaliste la simplification des variations du terrain nécessaire à l’application du système. Raymond ARON considère cette critique comme

transformer réellement la guerre en une science, von Bülow raisonne en termes de figures géométriques, étalées sur une surface qu’on présume plate. La nature du terrain influe seulement d’une façon considérée mesurable, aux sens que les lignes d’opérations tracées sur la surface doivent être calculées proportionnellement comme étant plus courtes, ou plus longues, si le terrain est en descente, ou s’il remonte. La tortuosité du chemin rentre aussi dans ces calculs, qu’on transforme néanmoins dans le dessin d’une droite sur un plan. Le Dépôt est naturellement porteur d’une autre vision de la guerre, où la représentation du terrain est bien plus détaillée, les grandeurs relativement moins mesurables, et l’œil et le talent de la vision d’ensemble l’emportent encore sur les calculs simples de la longueur des lignes d’opérations. Une vision de l’art, donc, où la pratique de la guerre et la topographie ont encore une importance essentielle.

« La plupart de nos guerriers, élevés à l’école de la victoire, ont senti le besoin de méditer les principes de l’art sublime qui l’enchaîne ; mais ils ne peuvent qu’être rares, les jours employés à méditer, quand ils sont si nombreux, ceux qu’on emploie à se battre. Cependant, habitués aux grandes conceptions par la part qu’ils ont eue aux grands événemens, leur vue a pénétré jusqu’aux limites de la science ; et riches de faits, qui vont s’effaçant de leur mémoire, il ne leur manque peut-être, lorsque la paix leur offre son loisir, que de reporter leur pensée sur ces faits glorieux et sur leurs causes, pour donner autant de préceptes qu’ils ont fournis d’exemples. »36

La fonction du Dépôt et celle du Mémorial coïncident : le périodique n’est qu’un organe nouveau et utile pour que l’institution puisse mieux suivre sa mission, qui est celle de garder et exposer les exemples de la pratique, en même temps qu’elle propose les préceptes de la science. Le but de la conservation, accompli au Dépôt, est celui de produire les exemples, de les sauver dans une construction des sources, au moment où les faits risquent de s’effacer de la mémoire des protagonistes. C’est à ces mêmes Clausewitz, Gallimard, Paris, 1976. En particulier, La critique de von Bülow et la théorie des

protagonistes que l’œuvre de conservation opérée permet de se replonger dans l’événement, pour en isoler et en étudier les causes, aidés en cela par les préceptes de la science que le Dépôt aura eu le soin de leur fournir. Préceptes et exemples, c’est la clé de la compréhension de la publication du Mémorial. Le périodique du Dépôt réunira sur les mêmes pages des traités théoriques et des comptes-rendus de bataille, des notices techniques et des transcriptions de reconnaissances.

Voyons plus en détail comment les premières parutions du Mémorial se composent. L’alternance est programmée dès le début entre un numéro topographique et un numéro historique. Si le Mémorial est sans aucun doute un périodique, du fait de sa parution régulière, il est aussi un ouvrage, de par le plan général qui caractérise sa structure. L’alternance entre numéros topographiques et numéros historiques, qui reflète parfaitement la double identité institutionnelle du Dépôt de la Guerre, tend à créer une double série. Les arguments traités dans le premier numéro, topographique, sont repris dans le troisième, et par la suite dans tous les numéros impairs. On peut partager les contenus du Mémorial, tout thème confondu, en trois parties essentielles. Les notices d’instruction, de tout genre, les mises à jour sur les travaux du Dépôt en cours, les documents, et la partie théorique, qu’on pourrait appeler l’éditorial, et qui trouve place dans l’avant-propos. Le numéro 5, où sont publiés les procès-verbaux de la Commission de 1802, ainsi que les planches qui résultent de ses travaux, doit être considéré en dehors de cette distribution dominante. Les notices concernant strictement les travaux topographiques et leurs méthodes, sont exposées dans un ordre descendant du général au particulier. Elles illustrent d’abord la manière de tracer un canevas général, en passant par l’explication de méthodes précises, ou de l’usage d’instruments comme le cercle répétiteur ; on en vient, dans les numéros suivants, aux opérations

géodésiques et topographiques de détail, et enfin aux reconnaissances. Il s’agit dans ces textes d’expliquer comment accomplir des opérations, comment utiliser des instruments ; les auteurs (souvent anonymes ou identifiés seulement par leurs seules initiales) indiquent parfois plusieurs méthodes, et n’oublient pas des suggestions étonnantes, assez révélatrices du ton de l’ouvrage. L’ingénieur géographe Bonne explique, entre autres, la méthode pour mesurer les bases37 au sol : elle consiste, tout

simplement, à aligner bout à bout des verges de longueur standard. L’ensemble des verges en dotation qui peuvent être disposées s’appelle « portée », et naturellement la longueur de la portée entière est connue. Bonne ne se prive pourtant pas de la recommandation finale, assez peu orthodoxe : « Ne pas se tromper en comptant les portées »38. La fonction de formation est en fait parfois seulement secondaire : la plupart

des praticiens qui lisent le périodique du Dépôt sait comment mesurer une base. Ils peuvent parfois avoir des doutes sur le bon usage du cercle répétiteur, d’ailleurs aussi richement expliqué, mais la majorité des informations contenues dans ces pages leur sont connues. Les auteurs en sont d’ailleurs, bien souvent, comme dans ce cas, des ingénieurs géographes expérimentés. Le Mémorial topographique et militaire se doit pourtant de transcrire toute connaissance utile au topographe, et au militaire. Le périodique se constitue par la suite en ouvrage de consultation. Le choix du nom est d’ailleurs révélateur : il ne s’agit pas d’un bulletin, ou d’une gazette, mais d’un mémorial, un écrit où sont consignées les choses dont on veut se souvenir. La forme périodique semble présenter l’avantage, par rapport par exemple à un traité, de pouvoir suivre, constamment à jour, les progrès de la science topographique, et des réalisations

37 On entend par base la distance en ligne droite mesurée entre deux points sur laquelle on

construit un triangle du réseau qui va constituer le canevas général de la carte.

des ingénieurs topographes français. La fonction de présentation du métier accomplie par le Mémorial est donc étalée dans le temps.

Des notices historiques très ambitieuses ajoutent à l’instruction du lecteur du Mémorial. La première, la Notice historique et analytique sur la Construction des Cartes géographiques39, fait d’abord un récit du progrès de l’art depuis les origines, pour passer

ensuite à analyser en détail les méthodes de dessin, et les avantages respectifs des projections. Une importante notice, déjà citée ici en tant que source, concerne l’histoire du Dépôt de la Guerre. C’est un travail de reconstruction, mais aussi de représentation de l’institution et de ces fonctions. En cela, elle rejoint le ton et les buts des avant- propos. Une Notice sur les principaux historiens anciens et modernes, considérés militairement, particulièrement intéressante, est signée par le citoyen Lagardiolle, au moment de la publication officier de l’État-Major en Guadeloupe. Il s’agit, comme toujours, d’une histoire qui remonte aux origines, et commence avec la référence obligée à Thucydide, pour continuer, avec César, Tite-Live, jusqu’à arriver à Puységur, Guibert, et Bourcet. Un des intérêts de ce texte réside dans son pragmatisme, et dans la façon qui en découle d’appliquer les mêmes critères à la lecture d’ouvrages si différents. La question de fond reste toutefois la même : la science de la guerre peut-elle être apprise sans troupes, pour ainsi dire, sur le papier, ou bien l’expérience de l’action est-elle irremplaçable ? L’auteur de la notice, en accord avec le périodique sur lequel il écrit, semble pencher, quoique discrètement, pour la deuxième hypothèse. Le texte se termine avec une invitation aux généraux engagés à écrire, pour devenir les historiens de leurs propres actions. « C’est à des tels historiens qu’il est exclusivement réservé de nous montrer ce système de guerre moderne »40. Le numéro 3 nous fournit une assez prévisible Notice sur la Topographie

39MémorialN.1, p.11-50. 40Mémorial N.2, p.109.

considérée chez les diverses nations de l’Europe avant et après la carte de France par Cassini ; suivie d’un catalogue des meilleurs cartes. Le fait que l’auteur soit le conservateur des cartes manuscrites du Dépôt explique que l’analyse soit centrée essentiellement sur les réalisations, aux différentes époques et dans les différents lieux, et sur ce dont on peut disposer au Dépôt de la Guerre de Paris. À la fin de son texte, le conservateur dresse pratiquement un catalogue, mais peu utile en tant que source, parce que restreint aux pièces les plus importantes.

Quand on parle de documents publiés dans le Mémorial, on fait référence essentiellement aux reconnaissances et aux comptes-rendus de bataille. Les plans topographiques sont ajoutés seulement en complément, jamais de façon indépendante.