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Il y a plusieurs raisons pour croire en la confiance que Sanson accordait à Martinel. Le fait de donner à un officier d’une armée étrangère défaite la tâche et l’honneur de s’occuper des champs de bataille de Bonaparte en Italie était sans doute un premier témoignage de cette confiance. En 1805, la carrière de Martinel rejoint un sommet, grâce à une nouvelle preuve de confiance de la part du directeur du Dépôt : Sanson vient d’être nommé aide major général et directeur du Service topographique et historique de la Grande Armée. Il choisit Martinel comme l’un de ses deux adjoints. Le chef abandonne donc sa section en septembre 1805, quand les ingénieurs sont encore au travail sur le terrain. Le commandement en est confié à Schouani, qui voudrait ne pas

accepter. La période de sa direction est marquée par une augmentation du nombre des plaintes : Schouani rend bien plus évidente dans ses lettres la situation pénible dans laquelle les ingénieurs se retrouvent à travailler, souvent sans aide des autorités locales, et sans recevoir d’argent pendant des longues périodes. C’est pourtant lui qui a l’honneur de communiquer au Dépôt l’accomplissement des plans des champs de bataille à 1:10.000 ; en mars 1806 il ne reste plus qu’à terminer le plan de Loano, à l’échelle de 1 :20.000, et la carte des marches. Brambilla, Simondi et Bentabole travailleront à Loano, et le commandement pour ce levé sera confié à Brambilla pendant presque cinq mois, jusqu’au retour de Martinel ; à la belle saison, Schouani repart au travail de terrain pour la carte des marches.

Il ne nous est pas donné de savoir si la collaboration entre Sanson et Martinel au Bureau topographique de la Grande Armée a été fructueuse ou non. On sait que le retour en Piémont du chef de la section des champs de bataille, en août 1806, marque le début d’une détérioration progressive des rapports, et d’une polémique qui sera parfois dure. Martinel est porteur de nouveaux ordres qui occuperont les ingénieurs de sa section. Le levé du champ de bataille de Loano est tout de suite interrompu. Son intérêt a naturellement été dès le début bien moindre que celui des autres, qui témoignent des premières grandes batailles gagnées par Bonaparte. Comme pour le début de l’activité, on n’a pas de lettre officielle de Sanson qui puisse nous éclairer sur les détails des nouveaux travaux confiés aux ingénieurs du Piémont. Martinel a probablement reçu les instructions nécessaires directement de la personne de Sanson. Il faut encore une fois reconstruire les ordres du printemps 1806 à travers les lettres successives. Une difficulté supplémentaire d’interprétation se présente, car ces mêmes ordres dans leur formulation initiale feront l’objet d’une polémique deux années plus tard, et ils seront alors différemment reconstruits par les parties en cause. Sanson reprochera à Martinel

de ne pas avoir compris ce qui lui était demandé, et Martinel répondra avec une transcription ponctuelle de morceaux de lettres reçues et envoyées ; il conclura en disant que si vraiment il avait mal compris les ordres, la direction du Dépôt avait eu tout le temps et les occasions pour s’en apercevoir. La section travaille de 1806 jusqu’à la fin de son activité, subvenue en 1810, à ce qu’on peut appeler un « remplissage », qui doit servir à établir une carte de tous les champs de bataille réunis.

Les plans des champs de bataille sont terminés depuis mars 1806. Ces morceaux ont fait l’objet d’un levé à neuf, sur la base d’un réseau de triangles établi à l’occasion. Sanson veut que dans la campagne de l’été 1806 Martinel et ses ingénieurs commencent à établir une carte par bandes, dont le schéma final, qui coïncide probablement avec celui de 1806, correspond à la figure 1. Les morceaux déjà levés sont évidemment compris. Les zones étroites qui séparent un champ de bataille de l’autre semblent devoir être levés comme les champs. Le reste doit être rempli par la copie des cartes déjà existantes45, après les avoir vérifiées sur le terrain. Ce programme de« remplissage »

présente des ressemblances avec le projet de carte générale exposée à l’époque de l’activité de Chabrier à Marengo : un travail de copiage à l’appui d’un réseau de triangles établi46. Le réseau devait être presque complet pour cette zone, puisqu’il avait

déjà été nécessaire pour le levé des plans des champs de bataille. Dès le début Martinel critique fortement les termes de ce travail, dont il ne perd jamais l’occasion de souligner l’inutilité et la mauvaise qualité. C’est lui qui le définira comme un « roman

45 On possède un État des cartes, livres et mémoires appartenants au Dépôt de la Guerre, qui se trouvent

à la section topographique chargée du levé des champs de bataille des 27e et 28e divisions militaire. Il a été

dressé par Martinel au 1er Janvier 1807, et il contient la liste complète des documents, sans

indications sur les auteurs mais avec des notes sur leur qualité et sur l’usage topographique qu’on peut en faire. Ce document est conservé avec la correspondance au SHAT, 3 M 245.

topographique »47, parce qu’il est à la topographie ce que le roman historique est à

l’histoire. Les emprunts au vocabulaire de la fiction littéraire sont fréquents :

« Ce travail m’afflige car il est mauvais dans le fond, quoique bien à l’œil ; on fait des montagnes qui ne peuvent rendre celles de la nature ; nos travaux des années précédentes […] seront perdus au milieu de ce roman topographique, et jamais on ne rendra justice à l’exactitude des morceaux levés au milieu de cet entourage de fables ».48

Presque toutes les lettres de Martinel après 1806 sont sur ce ton. La soumission aux ordres du Dépôt est répétée parallèlement, mais l’opinion personnelle est constamment mise en avant : il s'agit d’un mauvais travail, qui ne pourra répondre à aucun critère de vérité, et n’aurait de sens qu’à la condition d’être réalisé rapidement, car autrement il ne sera pas meilleur que les cartes dont il a été tiré.

Quelles raisons avaient poussé Muriel et Sanson à décider de l’exécution d’un travail si contesté ? La réponse peut être partiellement trouvée dans la correspondance qu’ils échangent dans le premier semestre de l’année 1806. Sanson est à la suite de la Grande Armée, Martinel est à ses côtés, Muriel est à Paris en tant que directeur par intérim. Pendant les deux mois de mai et juin 1806 les lettres sont particulièrement fréquentes. Le 12 mai Muriel reçoit au Dépôt de la Guerre à Paris la visite du Général Bertrand, venu demander de la part de l’Empereur tous les plans des champs de bataille. Muriel peut lui donner les huilés de tous les champs du Piémont, dont il a aussi à disposition les originaux. La situation n’est pas aussi bonne pour les champs de bataille du reste d’Italie, dont Brossier a directement la charge. Le général Bertrand revient le jour suivant, et il rapporte les opinions de Napoléon que Muriel se presse de communiquer à Sanson :

47 SHAT, 3 M 245, Martinel à Sanson, le 15 août 1806. 48 SHAT, 3 M 245, Martinel à Muriel, 31/10/1806.

« Cependant il est revenu hier pour me faire connaître que Sa Majesté voulait d’abord pour certains de ses champs de bataille plus d’étendues dans certaines parties, ensuite pour ceux du Piémont le remplissage des petites lacunes que vous savez qu’ils laissent entre eux et leur assemblage en deux ou trois morceaux au lieu des huit qu’il y en a. »49

L’Empereur paraît avoir été satisfait du travail en Piémont, tout en souhaitant la réunion des cartes. Les raisons pour lesquelles il l’a souhaité constituent une question importante pour notre interprétation. Muriel est explicite :

« L’Empereur ne regarde les champs de bataille que comme formant deux seuls actes. »50

Il s’agit d’ « actes », de moments séparés : dans l’interprétation de Napoléon les batailles ayant eu lieu en Piémont ne sont pas partageables en huit moments différents, chacun indépendant comme les huit cartes des champs de batailles laissent penser ; il s’agit au contraire de deux seuls actes. C’est l’action de guerre qui semble se partager différemment, et qui demande donc un autre partage du territoire levé. Pour expliquer et synthétiser le souhait de Napoléon, Muriel n’utilise pas des références à l’espace, mais au temps des événements :

« En un mot Sa Majesté […] veut pour ses champs de bataille les lieux où ses troupes étaient la veille et le lendemain. »51

Tout morceau de terrain reproduit dans un plan de champ de bataille paraît avoir une signification dans la dimension temporelle, de la reconstitution, et sa définition est parfois prioritairement temporaire : telle zone est définie comme le lieu d’un événement historique, donc en quelque sorte par sa position dans le temps, avant que par sa

49 SHAT, 3M 245, 1806bis, correspondance Sanson-Muriel. 50Ibid.

position dans l’espace. Ceci motive la lecture du travail du topographe militaire du début du XIXe siècle comme un travail aussi historique que simplement cartographique.

La carte devient le support de la reconstitution et du récit historique, dont les auteurs sont les ingénieurs géographes.

Napoléon a donc été satisfait, mais il veut que les modifications soient opérées avec la même qualité que le travail déjà fait, ce qui signifie un levé à neuf. Les préoccupations de Muriel et Sanson vont croissant. Sanson annonce le 27 mai que Martinel va partir avec les instructions de sa Majesté, mais celles-ci sont loin d’être claires, surtout parce que Muriel travaille à les faire changer. Réaliser le levé serait trop long, et le directeur par intérim propose au général Bertrand la solution du copiage. Un canevas de projet est présenté à l’Empereur. Le même canevas, établi par Muriel, parvient à Sanson et Martinel, qui y travaillent ensemble, au dire de Sanson. Le directeur du Dépôt souhaite fortement que l’Empereur se contente de la solution rapide sur la base des copies du matériel existant. Ce matériel est d’ailleurs très bon, affirme-t- il, et

« comme on ne s’est pas battu dans ces parties ce travail sera toujours assez bon pour y tracer des marches. »52

Martinel est bien loin de partager la bonne opinion de Sanson sur la qualité du matériel, si l’on considère l’état des cartes en possession de la section qu’il dresse en janvier 1807 : les notes qui accompagnent la liste affirment que pour la plupart les documents détenus sont inutiles, peu soignés, manquant de détails. Sanson devait avoir d’autres critères d’évaluation, ou, plus probablement, il n’avait guère d’alternatives : le travail devait être accompli de la façon la plus rapide possible. Pendant que ce projet attendait d’être examiné par Napoléon, le directeur du Dépôt se préoccupait de trouver

deux ou trois ingénieurs supplémentaires à envoyer à la section de Martinel, au cas où l’on exigeait un levé ; il ne les trouve pas. Brossier lui fait savoir qu’il ne faut en aucun cas compter sur les ingénieurs qui sont actifs sous ses ordres. Ceux qui travaillent au Mont Blanc ne peuvent pas non plus être éloignés de leur activité. Une lettre de Berthier semble autoriser Sanson à détacher des ingénieurs de Brossier au service de Martinel, mais entre-temps l’Empereur a décidé de se contenter de l’emploi du vieux matériel topographique pour les copies: une bonne nouvelle, selon les mots de Muriel. Des doutes subsistent néanmoins sur les projets réels de Sanson. Il est possible que le directeur du Dépôt ait souhaité résoudre rapidement un problème inattendu : la visite au Dépôt de Bertrand, venant de la part de Napoléon, semble ne pas avoir été prévue, au point que le directeur même de l’institution ne se trouvait pas sur les lieux. Il regrettera fortement cette absence dans une lettre à Muriel. Il n’est pas improbable que le remplissage ait été une solution pensée à la hâte pour résoudre le problème crée par la visite de Bertrand, et pour pouvoir répondre rapidement à la demande imprévue de l’Empereur. Plusieurs indices nous laissent penser que la direction du Dépôt avait en projet d’élargir par la suite, et avec des temps plus longs, le levé des champs de bataille aux zones environnantes. Le travail aurait dans ce cas été accompli selon les règles de précision et les méthodes du levé à neuf, déjà appliquées au levé des champs de bataille.

C’est pourtant sur les ordres de 1806 que la section travaillera en 1807 et 1808 : il reste seulement à lever les petites lacunes entre les champs de bataille, et à « reconnaître » le reste à l’usage des anciennes cartes. C’est sur les modalités de cette reconnaissance, qui est essentiellement une vérification des cartes sur le terrain, que les polémiques entre Martinel et Sanson se concentreront deux ans après. Une vérification de ce type peut évidemment avoir des degrés différents d’exactitude : elle peut se

limiter à juger de la valeur du matériel, ou elle peut le corriger, et encore, la correction peut être faite à la vue ou trigonométriquement. En 1808 Sanson constate l’énorme différence qui existe entre les remplissages et le travail de fond ; il accuse les ingénieurs de Martinel de s’être limités à copier sans voir le terrain.

« Ne vous ai-je pas dit de remplir avec les mappes figurées avec soin ? Un figuré peut-il être autre chose qu’un calque ou dessin linéaire pris sur des cartes manuscrites et à défaut sur des cartes gravées, porté ensuite par l’ingénieur sur les lieux pour être comparé avec la nature de ceux-ci, pour être corrigé et augmenté s’il y a lieu de ce qui manque et pour recevoir les formes des accidents du terrain ? […] Faire des remplissages-reconnaissances53, enfin, voilà quelle était ma seule entente et si vous

avez compris autrement ma surprise égalerait mon regret. »54

Le reproche fondamental est donc celui de ne pas avoir suffisamment comparé avec le terrain ; dans la même lettre, on trouve aussi des constats sur la lenteur des ingénieurs actifs en Piémont. Cette lettre d’avril 1808 arrive juste après une vague de contrôle dans différentes branches de l’administration, qui a frappé aussi le Dépôt de la Guerre : les travaux en cours doivent être décrits dans le détail. À la suite peut-être de l’établissement de ce rapport, Sanson reçoit l’ordre de faire terminer dans la campagne de 1808 les travaux de la section de Martinel. Il ne reste plus de temps désormais pour autre chose qu’une reconnaissance militaire, vu l’équivoque présumé qui a caractérisé l’activité des deux années précédentes. Dans la reconstitution difficile des ordres de ces années, et des intentions respectives des protagonistes, on serait tenté de suivre l’argument de Martinel : si vraiment sa section avait opéré de façon erronée à la suite d’une mésentente, la direction du Dépôt avait eu toutes les possibilités de s’en apercevoir. Ces possibilités n’ont pas été exploitées en raison peut-être du manque

53 souligné dans le texte.

d’intérêt pour l’activité en Piémont après les glorieuses victoires de 1806 ; ou bien, la mésentente est une nouvelle plus tardive, pour libérer la responsabilité directe de la direction d’une réussite manquée. S’il est effectivement difficile de répondre à cette question, la polémique entre Sanson et Martinel en ouvre d’autres, qui sortent des limites de la reconstitution de l’activité d’une section, et touchent plus au cœur la nature de la topographie militaire, et au fonctionnement même de l’armée napoléonienne, au moins du point de vue du travail scientifique55.