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3 Talents et capacités

3.3 Du personnel au commun : étude d’un changement

3.3.2 La formation des nouvelles élites : un autre rôle à trouver pour le talent et le mérite

Les conclusions auxquelles on arrive par l’analyse des textes de Clerc et Duhousset semblent parfois presque trop faciles. L’effet est augmenté par le haut niveau d’explicitation présent dans ces deux ouvrages, et dans d’autres semblables de la même période : les nouveaux principes de la topographie sont affirmés avec force et évidence, pour marquer encore plus la rupture consommée. Mais ces mêmes aboutissements sont loin d’être aussi évidents dans les années précédentes, et leur analyse met en jeu une série de questions fondamentales de la période révolutionnaire et napoléonienne : la question du mérite se pose continuellement dans une société qui veut apparemment se donner la possibilité d’être égalitaire, mais qui veut que les meilleurs soient primés, et au service de la Nation. C’est d’ailleurs dans les années 1790 que la valorisation du talent et celle du mérite tendent à entrer en collision. Cette situation avait déjà eu tendance à se déclencher dans les corps techniques, ainsi que dans les pays où le choix technocratique dans l’armée avait été plus net qu’en France. Dans les états du Roi de Sardaigne, par exemple, le choix de valoriser même socialement les compétences techniques des jeunes officiers, en particulier des artilleurs, avait emmené à une confrontation assez nette avec l’ancienne aristocratie56. Ce contraste profitait

politiquement au Roi de Sardaigne. Mais surtout, donnée intéressante pour notre discours, le choix de la meilleure préparation, de la capacité d’accomplir un travail, devenait prioritaire par rapport à l’ancienneté de service. Le règlement du corps

56 Voir Vincenzo FERRONE, « Les mécanismes de formation des élites de la maison de Savoie.

Recrutement et sélection dans les écoles militaires du Piémont au XVIIIe siècle », in JULIA,

Dominique (éd.), Aux sources de la compétence professionnelle. Critères scolaires et classements sociaux

dans les carrières intellectuelles en Europe. XVIIe– XIXe siècles, Numéro spécial de la revue

d’Artillerie, rédigé par Papacino d’Antoni en 1764, et cité par Ferrone, ne pourrait pas être plus clair à ce propos :

« Les études durent sept ans et une fois terminées, tous les cadets qui ont survécu à l’épreuve sont nommés officiers et promus à différents grades en fonction de leur talent et de leurs acquisitions sans aucune référence à l’ancienneté de service. »57

Ce que Ferrone, pour manque de définition des termes, continue d’appeler un « choix méritocratique », est en effet la victoire décrétée du talent sur le mérite, de la capacité acquise sur l’ancienneté personnelle de service, et sur la noblesse du sang qui atteste du mérite accumulé par la famille. Certes, les recrues de l’École d’Artillerie piémontaise, quoique relativement mélangées, sont encore majoritairement des nobles et des fils d’artilleurs. Le talent n’est ni révolutionnaire, ni démocratique : le système peut très bien continuer à se reproduire tout en choisissant de lui donner la priorité. Dans la France révolutionnaire, le conflit potentiel entre talent et mérite éclate avec beaucoup plus de force, parce que les voies normales de reproduction du système sont cassées. Le recrutement aux postes d’officiers, massivement laissés vacants par la noblesse, doit se faire sur des nouvelles bases qui justifient d’une approche égalitaire. Or, au lendemain de la Révolution, quand la formation des militaires actifs a forcément été faite sous l’Ancien Régime, avec les règles d’accès à cette formation propre à l’Ancien Régime, le seul critère qui peut être considéré égalitaire est l’ancienneté de service, le mérite des non nobles, en quelque sorte. Les exigences du fonctionnement de l’armée demandent pourtant des jeunes officiers capables et instruits, bien plus que des vieux soldats enfin promus, doués d’une grande expérience de la guerre, mais de peu de connaissances. Le

57 Papacino D’ANTONI, Sistema del corpo dell’Artiglieria, 1764, cité et traduit par FERRONE, op. cit.,

recrutement se fait par les deux voies de l’ancienneté et du concours58. Le mérite et le

talent deviennent clairement identifiables avec deux groupes différents : d’un côté les vieux soldats, méritants, de l’autre les jeunes qui savent et qui ont appris.

Le croisement de ces exigences révolutionnaires, si on veut les appeler ainsi, avec les nécessités du service à la Nation et de l’accomplissement des travaux scientifiques et militaires, est un objet des plus intéressants, qui mériterait une analyse plus complète de celle qu’on ne pourra qu’ébaucher ici. Comment concilie-t-on les deux choses, et à quoi renonce-t-on le plus facilement ? L’armée est un des lieux centraux de ces changements, étant domaine presque réservé de la noblesse sous l’Ancien Régime, et surtout pendant ses dernières années59, et devenant après l’institution la plus

importante de la France consulaire et impériale, hautement militarisée. À l’époque napoléonienne, la question du recrutement des officiers est en effet d’autant plus centrale qu’ils sont censés constituer la vraie et seule élite réunifiée de la Nation60.

L’armée est le lieu social où l’on souhaite réunir l’ancienne noblesse et les nouveaux notables, et aussi le meilleur moyen pour « annexer » par le service les familles de l’élite des pays qui font désormais partie de l’Empire.

58 Voir Jean-Paul BERTAUD, « Le recrutement et l’avancement des officiers de la Révolution », in

Annales Historiques de la Révolution Française, 1972, n.44, pp.513-536. L’article, très documenté, met en lumière aussi les différences de recrutement et de composition des deux armées

révolutionnaires, l’armée de ligne et les bataillons de volontaires nationaux, et les problèmes que ces différences posent à une gestion commune.

59 Sur la question de la fermeture progressive aux non nobles des hauts rangs de l’armée voir par

exemple CHARTIER, Roger, « Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle : l’école royale du génie de

Mézières », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, Tome XX, juillet-septembre 1973, pp.353- 375. D. D. BIEN traite le thème de la « réaction aristocratique », et du règlement Ségur pour l’accès

aux grades d’officiers dans les deux articles cités : « La réaction aristocratique avant 1789 : l’exemple de l’armée », in Annales ESC, 29 (1974), pp. 23-48, 505-534 ; et plus richement encore dans « The Army in the French Enlightenment : Reform, Reaction and Revolution », in Past &

Present, 1979, n. 85, pp. 68-98. Ce que ces travaux mettent en lumière est une tendance nette de l’armée à fermer ses portes aux roturiers et surtout aux anoblis recents, provenant de familles non militaires. L’École du Génie de Mézières, dont laprogressive fermeture du recrutement a été étudiée par Chartier, garde ouvertes les voies préferentielles d’entrée pour les fils et neveux d’ingénieurs.

Pour aborder cette question, notre choix est celui d’analyser le détail des changements survenus à l’intérieur du monde restreint de la topographie militaire, que nous considérons néanmoins significatifs: la mise en place d’une nouvelle synthèse gagnante, sur les thèmes de la formation et du statut du métier, semble pouvoir être située dans les années 1820. Revenons donc au moment le plus confus du changement, l’époque consulaire et impériale, quand, en quelque sorte, deux systèmes basés sur des concepts apparemment conflictuels entre eux coexistent et définissent les modes du travail scientifique.

La topographie militaire semble avoir été un lieu de résistances assez fort à la modernisation. Ces résistances apparaissent pourtant sélectives : ouverts aux améliorations techniques sur les instruments, et à la standardisation des styles et des signes conventionnels (les travaux de régularisation de la commission de 1802 semblent avoir été fort bien reçus), les ingénieurs géographes et leurs directeurs le sont beaucoup moins pour ce qui est de l’organisation de leur corps, de leur statut, des habitudes et des buts de leur activité et de leur formation. L’adoption des nouveaux signes et les choix de standardisation des projections, ainsi que d’autres innovations techniques, n’ont suscité aucune polémique réelle ; les divergences se sont limitées à des discussions techniques internes à la commission de 180261, dans lesquelles il semble impossible d’isoler une

tendance conservatrice, opposée à une autre qui serait plus franchement favorable au changement. La commission a pris des décisions qu’on peut définir modérées, mais elle a été loin de défendre avec acharnement les anciennes techniques. L’adoption des courbes de niveaux pour rendre le relief a été refusée, mais apparemment longtemps discutée62. On a décidé d’en renvoier l’usage car elles étaient difficiles à déterminer sans

effectuer une opération de nivellement détaillé. Si l’on travaille à l’œil, l’évaluation d’un plan horizontal, nécessaire à l’établissement des courbes de niveaux, est très difficile à faire, et une faute d’observation peut se répercuter sur l’ensemble du travail. Les lignes de pente maximales, par contre, sont un effet réel dont l’œil est continuellement témoin ; il est donc plus facile de les rendre dans le dessin. La commission de 1802 a retenu le système traditionnel, celui qui reproduit les lignes de pente maximales, tout en faisant connaître que les courbes de niveaux n’étaient pas condamnées, mais réservées aux besoins spécifiques des différents services, au cas où leur usage offrirait des avantages évidents. L’exemple est utile : sans être en principe fermés à l’adoption de nouvelles techniques, on continue à les évaluer d’abord à partir de la possibilité réelle de les utiliser, et non seulement au plus haut niveau de précision. Les courbes de niveaux n’ont pas été adoptées, et pourtant elles étaient reconnues comme le meilleur moyen pour atteindre le plus haut degré de précision ; mais, parce qu’elles requéraient un nivellement, elles n’étaient pas adaptées au degré de précision inférieur. Le topographe, et particulièrement le topographe militaire, doit pouvoir travailler selon plusieurs modèles, et en assurant différents degrés de détail et de précision. Les commissaires ne sont pas fermés par principe aux innovations, mais dans leurs critères d’évaluation la praticabilité de la technique en situation militaire garde l’avantage sur le niveau de précision atteignable. En quelque sorte, la guerre garde l’avantage sur la science topographique pure. Ceci est encore plus remarquable si l’on se souvient que la

62 C’est le même Clerc auteur du Cours des Éléments de la pratique des levers Topographiques qui

affirmera le premier l’usage des courbes de niveaux dans le levé de la place de La Spezia, en Italie, qu’il dirigera dans les années 1830. Il s’agit peut-être du même Clerc qui était présent, en tant qu’employé du Dépôt de la Guerre, à la commission de 1802, et qui est nommé dans les procès-verbaux pour avoir donné un exemple de « la triple projection des lignes de plus grande pente » ; l’employé du Dépôt est très probablement le futur lieutenant-colonel, mais l’absence du prénom dans les procès verbaux, et du dossier d’employé dans les fonds du Dépôt ne nous permet pas de le confirmer.

commission de 1802, quoique dominée par le Dépôt de la Guerre, était mixte, composée d’experts militaires et civils.

L’innovation de la technique pure n’est pas donc rejetée en principe, mais elle peut-être suspecte quand elle tend à modifier habitudes et statuts, quand elle ne se limite pas à améliorer une mesure ou un tracé, mais quand elle conduit à un changement dans le système de travail, en considérant comme tel l’ensemble des conditions, des connaissances, des situations sociales, des modes de gestion de l’institution, du service, et du commandement. En 1793, la refondation du Dépôt par Calon63 avait été une tentative pour remettre en état de marche le système de travail de

l’Ancien Régime dans des conditions sociales radicalement changées. Les nouvelles recrues ne servaient pas à changer, mais à reproduire : il s’agissait d’enfants d’anciens ingénieurs, de soldats doués de savoir-faire qui paraissent adaptés à la topographie. Le système ancien avait assuré le service, et la réponse à la nouvelle demande de travaux topographiques militaires ne pouvait que passer par une tentative pour la reproduire. Mais comment pouvait-on imaginer reproduire un système de travail aussi strictement associé à des concepts personnels, comme le talent et le mérite, dans une situation sociale bouleversée, et où ces mêmes concepts commençaient à trouver une autre signification ?

Les concepts de talent et de mérite ont été employés aussi, dans le milieu de la topographie militaire d’Ancien Régime, comme justification du caractère héréditaire de la transmission du travail, et en quelque sorte du « droit au service ». Chose fréquente dans l’armée du XVIIIe siècle, les enfants succédaient, on l’a vu, à leurs parents dans les

rangs des ingénieurs géographes. Les entrées sont parfois très précoces : Louis Alexandre Berthier, le futur ministre de la guerre de Napoléon, prit service comme