• Aucun résultat trouvé

1.2 Les questions

1.2.5 L’institution et sa fonction

Si les termes de l’évaluation des capacités et de la validation du travail scientifique vont être l’un des objets de cette recherche, nous devons aussi insérer dans notre agenda l’étude du sujet qui accorde cette validation et gère l’évaluation des talents, des capacités, et de leur accomplissement. L’armée est aussi un lieu institutionnel de programmation scientifique, mais aucun procès d’évaluation entre pairs n’y est actif, même partiellement. La hiérarchisation forte de toute relation semble nier cette possibilité. L’armée est effectivement une institution fortement englobante, et le travail scientifique accompli par ses membres, avec des fonctions militaires, reste à l’intérieur de ces fonctions. Il existe effectivement quelques possibilités pour les acteurs de proposer à l’extérieur de l’institution les résultats scientifiques obtenus à son intérieur, mais elle est plutôt limitée, et réservée aux plus hauts niveaux. On ne parle, bien entendu, pas ici de l’éventuelle activité scientifique des militaires externe à l’institution : celle-ci est relativement fréquente, et elle touche souvent à des disciplines différentes, qui ne trouvent pas directement leur place dans l’armée. En tout cas, du point de vue de la motivation pour l’accomplissement du travail interne, la recherche de la reconnaissance extérieure peut bien être considérée comme une donnée non- influente : les ambitions d’affirmation personnelle restent pour la plupart orientées vers la carrière militaire.

Le travail topographique est soumis à un partage des tâches qui est, au moins à l’apparence, assez complexe. Les ingénieurs géographes ont le quasi-monopole de certains travaux, mais les vicissitudes de leur corps, avec les suppressions périodiques qu’il subit, compliquent leur situation institutionnelle. On a des traces qui suggèrent

que les ingénieurs géographes continuent à opérer exactement de la même façon pendant les périodes de suppression de leur corps, en étant parfois rattachés à l’État- Major. Il est nécessaire de connaître la substance de ces divisions du travail, qu’on tentera de reconstituer dans le détail, pour évaluer leur degré de flexibilité. Des modèles précis d’activité topographique, porteurs d’un certain niveau de détail et de précision, et d’une méthode adaptée, semblent être identifiés à l’intérieur de l’armée ; des tâches différentes, qui probablement basent leur définition sur ces modèles, paraissent être confiées à des corps d’armée et à des acteurs différents. Cette distribution habituelle des tâches est-elle rigide et inaltérable, ou au contraire l’activité peut être organisée de façon alternative ? Le corps des ingénieurs géographes a-t-il une priorité, ou bien la tâche est confiée tout simplement aux meilleurs hommes disponibles ? Si des échanges sont possibles, la préparation et les capacités doivent être distribuées de façon assez uniforme. Mais à qui la flexibilité doit-elle être attribuée? Sont-ce les modèles de travail qui sont flexibles et adaptables aux conditions et à la formation de celui qui en est chargé, ou bien les modes de l’attribution des tâches qui peuvent varier sans problème, en ayant à disposition un ensemble d’individus tous également capables d’accomplir ce qui leur est confié ?

Les questions posées à propos de la division du travail renvoient forcément à la définition du talent et à son évaluation, mais aussi à l’espace laissé libre pour l’action individuelle à l’intérieur de l’institution. Le thème dans son aspect général a été très richement traité, avec des conclusions souvent opposées73. Le choix de cette étude sera

celui de partir des exemples concrets qui laissent apercevoir la capacité d’action du sujet, et aussi la situation historique de l’institution « armée » du point de vue du niveau de pouvoir de la discipline et du contrôle, en France, entre la fin du XVIIIe siècle et le

début du XIXe. La période choisie est d’ailleurs évidemment riche de changements, et

l’analyse en est donc compliquée. La discussion de la portée théorique de ce choix suivra la lecture des exemples. L’optique adoptée est d’ailleurs déjà évidente dans l’intention de faire de la discipline militaire un objet historique à part entière, qui n’agit pas seulement en négatif, qui donne les limites comme les directions de l’action. Le rapport entre l’action du sujet et les limites que l’institution lui pose est un objet réel, comme les exemples le montrent. De la même façon que l’institution n’est pas seulement contraignante, mais aussi porteuse de proposition, l’action du sujet n’est pas seulement centrifuge : elle peut au contraire manifester des attachements positifs à l’institution, y apporter des variations, ou se limiter à adhérer aux modèles proposés74.

Mais s’il existe une possibilité réelle de ne pas adhérer à ce modèle, le fait d’y adhérer reste une action positive, et qui mérite donc d’être étudiée à part entière, et non seulement en tant que conséquence inévitable d’un système établi.

Dans ce cadre, le critère de légitimité agit de façon multidirectionnelle : il y a des désobéissances légitimes, et des ordres supérieurs illégitimes. C’est ce qui au moins semble ressortir des exemples de réception des unes et des autres. Si on refuse de lire ces données dans des termes d’une pure analyse des pouvoirs, dans laquelle la désobéissance est seulement une faiblesse du pouvoir de contrôle et l’ordre une affirmation forte, la légitimité se pose comme possible clé de lecture. Le plus complexe des exemples disponibles est la polémique survenue entre le général Sanson et le chef de bataillon Martinel (et ce n’est bien sûr pas un hasard si on explicite ici le grade militaire de chacun) à propos des changements d’ordre pour la section des champs de bataille du Piémont. Une au moins des possibilités de lectures offre une vision

74 Voir Sabina LORIGA, Soldati. L’istituzione militare nel Piemonte del Settecento, Marsilio Venezia

relativement surprenante : Martinel proteste comme si ce n’était pas légitime de demander l’accomplissement d’un travail de mauvaise qualité. Il n’est pas légitime de le requérir, car il s’agit d’engager l’honneur des auteurs (c’est le nom des ingénieurs et de leur directeur qui y restera attaché, non pas celui du donneur des ordres) et de le lier à un travail de mauvaise qualité75. La lecture de cette polémique est pourtant complexe.

Martinel et Sanson sont-ils en train de se disputer sur des motivations seulement conjoncturelles, ou bien leur opposition peut-elle être lue comme le symptôme d’un changement en cours, qui n’est pas bien accueilli par tous? S’agit-il seulement d’adopter des nouveaux standards, ou de concevoir différemment son propre travail et sa justification ? Peut-on par ailleurs schématiser cette polémique et l’utiliser pour étudier le rapport entre institution et action du sujet, ou bien s’agit-il purement d’un conflit poussé, quoique inégal, entre deux personnages relativement importants de la topographie militaire de l’époque ?