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3 Talents et capacités

3.3 Du personnel au commun : étude d’un changement

3.3.1 Du long apprentissage à l’application des règles

Les années 1820 et suivantes voient l’accomplissement d’un changement dans les modes de la formation militaire et topographique, changement dont on a vu les prodromes dans la période consulaire et impériale, et qui devient évident dans les pratiques éditoriales. Nous ne trouvons plus de manuels proprement dits, comme ceux auxquels on était habitués jusqu’à l’Empire : format portatif, division en chapitres qui correspondent chacun à un problème pratique spécifique, et qui détaillent la « manière de faire ». Les textes qui enseignent la topographie militaire dans les années 1820 et 1830 sont des bases, plus ou moins développées, pour des cours collectifs.

On prendra en considération deux textes en particulier, spécifiquement topographiques, dans cette analyse : les ouvrages de Clerc (1833)52 et Duhousset

(1824)53. Il s’agit de la version publiée des cours donnés par les auteurs dans des écoles

militaires d’application. L’organisation formelle du texte a changé, et l’idée du travail topographique qui y est implicite s’est radicalement transformée. Duhousset est un lieutenant ingénieur géographe ; Clerc, qui tient son cours presque dix ans plus tard, est un lieutenant-colonel à la retraite. Dans des conditions différentes de grade et d’expérience, les deux sont donc essentiellement des enseignants. Leur but, comme il ressort de ces textes, est d’enseigner une technique spécifique à un groupe d’étudiants qu’on suppose uniforme. Le moyen pour y arriver est d’établir des règles de méthode,

52A. CLERC, Cours des Éléments de la pratique des levers Topographiques à l’usage des Élèves de l’École

d’Application de l’Artillerie et du Génie, Lithographie de l’École d’Application, 1833.

53F.C. DUHOUSSET, Mémoire topographique faisant partie des leçons données à l’École Royale spéciale

et de faire en sorte que les élèves puissent les mettre en exécution correctement. Duhousset dit explicitement que le but est de rendre facile l’usage des observations, des signes, et des instruments pour le plus grand nombre possible d’élèves. Pour y parvenir, il choisit de s’adresser à leur raisonnement plutôt qu’à leur dextérité. Le but n’est donc plus celui de former quelqu’un qui puisse être le parfait topographe, mais d’élargir les connaissances au plus grand nombre d’élèves possible. C’est pour cela que Duhousset affiche la volonté précise d’adresser l’enseignement à ce que les élèves ont de commun : le raisonnement au sens de faculté fondamentale, précédent toute manière de raisonner spécifique apprise. Au lieu de dresser par la pratique les qualités spécifiques et innées des jeunes aspirants ingénieurs, et de chercher à repérer les plus doués par des exercices, comme le faisait Bourcet, Duhousset choisit de simplifier son enseignement, de l’adapter aux modalités élémentaires selon lesquelles ses étudiants ont déjà naturellement appris à penser. Bourcet ou Dupain de Montesson enseignaient par la pratique une nouvelle logique de pensée, où les principes militaires et l’adaptation à la façon de voir du commandant étaient placés au centre. Duhousset utilise les mécanismes mentaux, qu’on imagine normaux, des élèves auxquels il s’adresse et qu’il prépare par des procédés essentiellement mathématiques. Toute référence au talent comme conditio sine qua non du travail topographique est éliminée du texte. L’exercice et la pratique n’apparaissent plus que comme un mode d’enseignement : il faut que les élèves répètent fréquemment les exercices (géométriques, dans la plupart des cas) qu’ils ont reçus. L’idée de la pratique comme moyen pour apprendre à penser militairement, comme apprentissage d’un art, est absente, tant du texte de Duhousset, que de celui de Clerc.

« On conçoit [...] la possibilité d’employer pour caractères fondamentaux de l’écriture topographique ceux pratiqués dans les considérations géométriques; et par conséquent

on parviendra à faire de l’art de la topographie une simple application de la trigonométrie et de la géométrie descriptive. »54

Rien d’autre qu’une application, donc, en tant que telle réalisable par toute personne qui en connaît les principes. Le contraste avec les manuels du XVIIIe siècle, mais aussi avec

celui d’Allent, rédigé une vingtaine d’années auparavant, est brutal ; si brutal qu’il semble être délibéré. Ce n’est pas un hasard si Duhousset commence son texte en faisant tabula rasa, en affirmant qu’il n’existe aucune œuvre complète sur la topographie. L’affirmation est excessive, d’autant que le texte qui suit ne présente pas de variations techniques majeures par rapport aux ouvrages analysés précédemment. Il semble bien qu’il s’agisse d’une coupure délibérée et consciente. Duhousset semble avoir décidé d’enseigner l’application à l’activité topographique de règles semblables pour tous, et, par conséquent, accessibles à tous. Il n’est presque pas nécessaire de rappeler que les manuels de Hayne, ou de Verkaven, mais aussi d’Allent, ne cessaient de souligner que rien n’est parfaitement égal en topographie, que deux plans faits par deux personnes différentes ne coïncident jamais ; et encore, que la même personne faisant une reconnaissance de la même zone dans deux moments différents ne fera pas la même reconnaissance.

L’époque révolue est celle où les principes militaires étaient la base de l’apprentissage du topographe. Les mathématiques, que les instructions de 1769 de J.B. Berthier, pour l’admission des ingénieurs géographes, reléguaient au rôle de technique auxiliaire55, ont pris clairement le dessus. Le conflit partiellement décrit à propos des

écoles du Dépôt de la Guerre, entre les partisans de la pratique et de la logique militaire d’un côté, et ceux de l’approfondissement des connaissances théoriques et

54 DUHOUSSET, op. cit., p.6. 55 Voir 3.1.1.

mathématiques de l’autre, a apparemment été résolu en faveur de ces derniers. Au niveau de la formation, la portée de cette évolution se vérifie sur deux points essentiels : le degré de personnalisation des connaissances, et l’élargissement des possibilités d’apprentissage. Les mathématiques ne sont, en quelque sorte, liées à personne, et, toujours en principe, accessibles à tous. On parle ici des mathématiques théoriques qui sont devenues le cœur de la formation topographique en 1824, et certainement pas du savoir mathématique qui faisait partie intégrante du savoir-faire de l’ingénieur géographe à la fin du XVIIIe siècle, et qu’on ne pouvait pas détacher de ses autres

composantes. Les connaissances mathématiques sont maintenant isolées, précédant, dans la logique et dans le temps de l’apprentissage, leur application topographique. C’est exactement cette autonomie, et cet ordre de priorité, qui étaient impossibles au XVIIIe siècle. Une fois la personnalisation des savoirs volontairement cassée, les

possibilités d’apprentissage s’élargissent. Il devient possible de s’adresser à une classe entière d’étudiants, et de leur enseigner les principes pareils pour tous, qu’ils pourront directement appliquer à la pratique topographique. Le changement qu’on voit à l’œuvre dans les textes de Clerc et Duhousset atteste l’affirmation définitive de la structure par écoles de l’enseignement militaire, mais aussi, donc, un glissement dans les concepts qui rendent possible l’activité scientifique. Ces textes témoignent d’un changement conscient qui vise à la normalisation: le nivellement du génie individuel autour de la rationalité naturelle, les règles choisies pour ce que l’on considérait comme un art et qu’on veut transformer en science. Le talent, en tant que noyau autour duquel se construisait la capacité de mettre en œuvre un travail utile à l’armée, n’est plus la ressource essentielle de tout travail scientifique et militaire, mais plutôt l’écueil à éviter : l’intention explicite de Clerc et de Duhousset est celle de détacher la possibilité du travail de la personne qui le met en œuvre, et de le faire reposer au contraire sur une

base de type disciplinaire, pouvant être utilisée par tout le monde. C’est ainsi que le travail peut être décomposé, interrompu, repris, et qu’on pense pouvoir, enfin, faire à moins du talent.

Quelques particularités du savoir topographique militaire semblent pourtant rester les mêmes, caractéristiques aussi de ce passage vers la normalisation: l’objet de la science reste la guerre, et le savoir est toujours conçu comme collectif, à partager et utiliser. Clerc affirme en 1833 que la capacité et la possibilité d’utiliser un instrument sont le fruit de l’expérience et du travail des autres, et en tant que telles elles doivent être enseignées. Le discours qu’il propose se rapproche de l’idée que le savoir scientifique est collectif parce qu’il est cumulable, et qu’il se construit donc par contributions successives. Au XVIIIe siècle l’idée du caractère collectif du savoir dans la

topographie militaire se fondait plutôt sur la communauté des fins poursuivies : maintenir l’armée, la faire opérer au mieux, gagner la bataille. Ces différences établies, l’idée du savoir collectif reste celle qui rapproche le mieux les deux conceptions de la topographie militaire que l’on a comparées. Il s’agit, dans les deux cas, de former des hommes à un service que l’on considère nécessaire à la collectivité, qu’il s’agisse de l’armée, ou de la nation. Le parfait topographe des manuels de 1770 et la classe de 1824 uniformément préparée ne sont que deux réponses à la même demande : comment disposer d’un groupe compétent pour le service de la topographie militaire ? Les conceptions de la compétence ont changé : des connaissances qu’on jugeait nécessaires sont devenues secondaires, et vice-versa. La fonction fondamentale de la formation, celle de créer des hommes adaptés au service, reste la même.

3.3.2 La formation des nouvelles élites : un autre rôle à trouver pour le talent et