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1.2 Les questions

1.2.2 Le passé et sa reconstitution

Le travail de la section de Martinel est un travail de reconstitution des événements passés, accompli sur une base spatiale. Ou est-ce plutôt le contraire ? L’espace serait-il la dimension principale du travail, ou bien est-ce le temps ? Et quel temps ?

L’importance de la fonction de reconstitution a été déjà mise en lumière. La responsabilité en pèse d’abord sur le chef de la section, mais le Dépôt de la Guerre à Paris collabore, non seulement par l’envoi des sources textuelles à sa disposition, mais aussi en confiant à des officiers qui étaient présents sur les lieux le jour de la bataille la charge de vérifier la disposition des troupes sur le plan, les mouvements indiqués. Des officiers généraux, le ministre de la guerre Berthier, et Napoléon même, collaborent à cette vérification. Nous avons déjà souligné l’importance des règles de reproduction de la réalité, et la nécessité pour notre analyse de les définir par les modes de leur application. Mais quand ces principes s’appliquent à une réalité du passé, ils mettent en évidence une relation particulière avec le temps, qui fait partie du travail quotidien du topographe militaire. La reconstitution militaire est une reconstitution historique qui obéit à une structure plus stricte et précise que la majorité des livres d’histoire. Les œuvres de Carl von Clausewitz en sont un exemple frappant. Considérons le texte où Clausewitz reconstitue la totalité de la campagne d’Italie de 179668. Il s’agit en toute

évidence d’un livre d’histoire, ou au moins c’est aussi un livre d’histoire : à la base on trouve une enquête et une vérification des sources, dont le but est la recherche du fait

68 Carl VON CLAUSEWITZ, La campagne de 1796 en Italie, traduit de l’allemand par Jean Colin,

Agora, Paris 1999 (titre original Der Feldzug von 1796), publié posthume dans CLAUSEWITZ, Carl

von Hinterlassene Werke des Generals Carl von Clausewitz über Krieg und Kriegführung, Berlin, F. Dümmler, 1832-1837.

historique dans sa véridicité. L’analyse de l’action se fait ensuite selon une formulation logiquement très stricte, qui prévoit l’exposition de toute éventualité et toute hypothèse, et la définition du point qui semble essentiellement intéresser Clausewitz : le général a- t-il commit une faute, et laquelle ?69

Les sources topographiques sont utilisées par Clausewitz et par d’autres historiens militaires moins célèbres que lui pour servir de base à leur reconstitution écrite. L’activité de la section de Martinel se situe à un échelon antérieur : il s’agit ici de produire des sources, dont le support principal est le plan. Le mécanisme est le même que pour la peinture de bataille et la peinture d’histoire : les vues de Bagetti appartiennent à un genre pictural propre, la peinture ou vue de bataille, dont les réalisations peuvent parfois être utilisés pour des grandes peintures, dites « d’histoire », qui représentent des épisodes particuliers, avec des figures humaines en premier plan70.

La production de sources est une sorte de premier décodage de l’événement, un établissement des faits qu’on doit considérer vrais. On revient en quelque sorte au temps zéro, on le propose à l’élaboration des historiens commentateurs, et des théoriciens militaires. C’est le moment zéro de l’action qui motive la reconstitution de la bataille, autant que sa préparation, dans d’autres contextes. La topographie militaire a donc une dimension temporelle très forte, qui se rend évidente par sa définition en termes d’événement. L’exigence de la reconstitution, avec sa fonction, qu’elle soit politique, de célébration, ou de connaissance, doit être comprise à travers une définition plus précise de ce rapport avec le temps centré en aval et en amont sur en même point.

69 Voir 6.3.1.

70 Voir Giovanni ROMANO, Studi sul paesaggio, Einaudi Torino 1978. Giovanni Romano est un des

rares historiens de l’art qui se soient occupés de Giuseppe Bagetti, en insérant son ouvrage non seulement dans la tradition figurative piémontaise mais aussi, quoique partiellement, dans les conditions spécifiques de réalisation qui caractérisent son travail militaire.

C’est d’ailleurs ce rapport qui motive la réunion des différentes activités de la section, peinture, statistique et topographie.

Le nouveau problème qui se présente à notre analyse est donc celui de définir les termes de l’exigence de reconstitution, qui est lié à ce rapport spécifique avec le temps. Pourquoi a-t-on besoin de cet échelon intermédiaire dans la détermination des faits ? Pourquoi décide-t-on systématiquement de reconstruire le temps zéro de l’action dans toutes ses données, même dans celles qui, par faute d’information n’étaient pas présentes à l’esprit du général au moment de la bataille ? Le choix des méthodes utilisées pour cette reconstitution, et la façon de laquelle elles sont appliquées, doivent être étudiés et expliqués « en présence » de ces questions. La proposition de réflexivité qui nous vient des sources ne peut d’ailleurs pas être ignorée : la pratique historiographique à l’œuvre ici peut être aussi analysée et évaluée avec les critères qu’on applique à la nôtre, et vice-versa. Les points de comparaison possibles sont divers : les pratiques de définition de ce qui est véridique, la vérification et la validation du travail de l’historien et du topographe face à la réalité, le langage et les procédés logiques, et leur niveau de formalisation scientifique en sont des exemples parmi d’autres. Mais on veut souligner plus spécialement ici l’intérêt d’une étude des différentes façons d’appréhender l’événement, de se rapporter à la distance chronologique et à la possibilité d’en remplir le décalage. Pour le militaire, la reconstitution semble toujours être possible au moins en puissance, comme d’ailleurs la connaissance du territoire. Les ingénieurs géographes se retrouvent parfois à accomplir une pratique historiographique et même anthropologique, sans se charger, pour la plupart d’entre eux, d’outils théoriques autres que ceux qui sont propres aux militaires. Et leur temps est un temps différemment structuré par rapport à celui de l’historien : il est loin d’être linéaire, il est centré, et hiérarchiquement organisé.