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Le manque de documents pour la reconstitution de la bataille n’est pas le seul problème dont Martinel se plaint. Les difficultés sont nombreuses, mais ce sont les incompréhensions avec la direction du Dépôt qui pèsent le plus lourdement sur l’activité et le moral des ingénieurs, surtout dans les dernières années de travail. Pour ce qui concerne les rapports avec la population locale, ils semblent avoir été relativement bons, et les données locales semblent avoir étés obtenus sans problèmes particuliers. L’ingénieur Rodolphe Schouani, rattaché à la section avec la tâche d’établir une carte de marches autour de la zone des champs de bataille, est le seul à se plaindre régulièrement du manque de collaboration des habitants, en particulier des autorités locales, qui ne répondent pas aux questionnaires qu’il leur fournit. Il lui arrivera même d’être arrêté, dans la ville de Bene, sous l’accusation d’être un espion. Avant Schouani, seul Chabrier s’était plaint de l’hostilité récurrente rencontrée. Martinel semble n’avoir eu aucun problème de ce genre ; il est, au contraire, toujours bien disposé envers la population. Pour ce qui concerne les autres ingénieurs, on n’a pas de témoignages d’hostilité de la part des habitants, ni dans les lettres du chef de la section, ni dans les leurs, d’ailleurs extrêmement rares. Il se peut que la population ait été plus hostile

envers les militaires français, qui parlaient mal la langue du pays, et que les Piémontais, bien qu’habillés d’un uniforme français eux aussi, aient été plus facilement acceptés. Cette hypothèse risque pourtant d’être excessivement simpliste, car aux yeux d’un paysan de l’Apennin un Turinois apparaissait aussi étranger qu’un Français. Rappelons que les contacts avec la population locale étaient continuellement nécessaires, tant pour les exigences directes de l’enquête, quand les habitants se transformaient en sources d’informations, que pour obtenir un logement et un guide, que les municipalités étaient tenues de fournir, selon la lettre circulaire du général Jourdan que les ingénieurs portaient avec eux. Les autorités étaient censées offrir aux membres de la section de Martinel toute l’assistance possible, et leur permettre l’accès à tous les documents qu’elles possédaient et qui pouvaient être utiles. Les plans et mappes trouvés étaient sans doute emportés. Martinel souhaite que le matériel concernant l’agriculture et le commerce puisse être laissé sur les lieux, car c’est là qu’il peut être utile pour les besoins de l’administration28. Si la population fait résistance à la remise des documents, c’est la

faute à la politique du Dépôt et à l’administration de la 27e division militaire, au moins

selon l’opinion du chef de la section. Des trésors topographiques ont fini pour être perdus, parce qu’on n’encourageait pas assez la confiance.

« Et vous, mon général, si vous étiez piémontais, sans appui, sans désir de plaire au Gouvernement, que vous en eussiez une caisse, que feriez vous ? Vous la brûleriez peut-être, de peur d’être recherché ; on pourrait éviter cela, si on s’y prenait bien. »29

Ce soutien convaincu à la population, et cette préoccupation pour les besoins de l’administration, presque plus que pour ceux de la guerre, semblent être caractéristiques de Martinel. Il semble regretter l’atmosphère de manque de confiance qui s’établit

28 SHAT, 3 M 246, Martinel à Sanson, le 20 Messidor an XIII. 29SHAT, 3 M 245, Martinel à Sanson, le 8 Avril 1808.

régulièrement entre les nouveaux administrateurs français et la population piémontaise, et qui a des mauvaises conséquences pour les deux parties : d’une part le manque de collaboration, comme dans les cas des matériaux topographiques qui ne sont pas consignés au gouvernement, de l’autre l’administration moins attentionnée et soucieuse du progrès économique de la région. Dans cette façon de se conduire, Martinel réunit en soi des caractéristiques assez exemplaires de son époque, et des différents mondes dont elle cause le croisement : il est le militaire piémontais, qui a défendu le pays qu’il se voit reproduire topographiquement pour une autre puissance ; il est l’intellectuel proche des milieux éclairés de la Società d’Agricoltura et de l’Accademia delle Scienze de Turin, où l’on prônait un développement des techniques agricoles pour le bien de la collectivité, et où l’on était proches des idées jacobines bien avant l’annexion ; il est l’officier de l’armée napoléonienne, forcé, comme beaucoup d’autres, à devoir s’intéresser aux besoins de l’administration du pays conquis, et non plus seulement de la conquête.

Les réticences au travail que les topographes piémontais avaient semblé montrer dans les premiers mois de l’annexion ne se reproduisent pas dans la section chargée des champs de bataille. Simondi avait pratiquement refusé de travailler avec Chabrier, mais Martinel n’aura jamais à se plaindre de lui. Brambilla, qui avait déjà servi la France au combat pendant la campagne de l’an VII, n’avait pas accepté de se rendre à l’île d’Elbe comme le Dépôt le lui ordonnait, parce qu’il aurait été trop loin de sa famille. Sanson le rattache à la section des champs de bataille, sans apparemment prendre des mesures de sanction pour le refus de la mission précédente30. Dans la section des champs de

bataille, Brambilla sera toujours apprécié, et l’on considérera son travail de haute

30 « J’espère que le citoyen Brambilla, employé non loin de ses foyers, avec un traitement de 2000

francs par an, une indemnité de 100 francs par mois et en outre celle des rations en logement, n’aura pas de raisons pour refuser cette nouvelle mission. » SHAT, 3 M 246, Sanson à Denis le 21 Vendémiaire an XI.

qualité. Il faut rappeler que dans l’armée française du début du XIXe siècle, la discipline

et les règles hiérarchiques, particulièrement entre officiers (les ingénieurs de Martinel sont tous officiers), n’étaient pas aussi strictes que l’on peut imaginer. Dans le cas des ingénieurs géographes, il n’est pas rare de retrouver des simples refus de mission, motivés ou non, pour lesquels aucune mesure disciplinaire n’est prise. Une mission confiée est bien un ordre, même en temps de paix, mais la marge de manœuvre d’un officier face aux ordres pouvait être assez large31.

Si Martinel se plaint d’insubordination, c’est toujours à cause de Bagetti. Le peintre de la section supporte mal la discipline ; il se plaint de devoir répondre à des ordres, et très souvent il n’y obéit pas. Sanson recommande l’indulgence, tandis que Martinel regrette cette situation pour les conséquences qu’elle entraîne sur la qualité du travail : Bagetti ne dessine qu’un croquis sur les lieux, et il retourne ensuite peindre à Turin. Cette attitude indisciplinée est considérée par le chef de la section comme étant la cause de toutes les imperfections qu’on peut retrouver dans les peintures terminées, et de leur tendance à être un peu trop « idéales ».

« Il reste mille choses dans un croquis qu’on ne comprend plus et qu’on ne rend pas, je sens que les hommes qui ont vu les sites il y a onze ans ne s’en apercevront jamais, mais si on grave et qu’on ait la gravure à la main et sur les lieux l’homme qui y entend s’en apercevra sans doute ».32

L’ « homme qui y entend » n’est vraisemblablement pas le peintre, mais le militaire. Martinel se plaint de ne pas pouvoir accomplir sa mission pour ce qui est des peintures, qui est celle d’y appliquer une vision militaire. Sanson avait affirmé faire confiance pour cette réalisation au talent de Bagetti et aux connaissances militaires de Martinel : les

31 Voir 3.4.2.

compétences doivent être complémentaires, et l’éloignement de Bagetti ne permet pas à Martinel de guider les choix, d’autant plus que le peintre a l’habitude de se détacher trop du croquis, qui est lui dessiné sous le contrôle du chef de la section. Des lectures centrées sur la valeur artistique des vues ont interprété ce conflit comme celui du talent figuratif contre la pédanterie bureaucratique33. Mais ce qui se joue en réalité, c’est

l’application d’un ensemble de savoir-faire, dont le talent figuratif fait partie, sans être dominant. La mission de Martinel et Bagetti est une mission conjointe, et les peintures sont considérées propriété du Dépôt de la Guerre, l’institution qui en a commandé et financé la réalisation. Voir dans le conflit des deux officiers la tentative de l’art de s’affranchir du contrôle de la bureaucratie, c’est perdre de vue qu’il existe un ensemble de règles pour la représentation picturale des faits militaires. Martinel et Bagetti, avec leurs formations et capacités différentes, sont conjointement responsables de l’application de ces règles aux vues des batailles de la campagne d’Italie. Si le conflit éclate, c’est parce que Martinel considère que la conduite et les habitudes de travail de Bagetti endommagent la qualité des peintures34.

Il existe des difficultés concernant plus strictement la méthode, et qui affectent l’activité de la section même avant les changements d’ordres. On a déjà évoqué les incertitudes de Martinel face au tracé des limites des champs de bataille, incertitudes qui se rattachent directement à la reconstitution historique des faits de guerre. D’un autre côté, la vérification des toponymes par l’interrogation des habitants est une pratique contestée par le chef de la section, qui la trouve pénible pour les ingénieurs, surtout pour les officiers français, car « ils sont forcés d’avouer aux habitants des

33CASTELNUOVO, Enrico et ROSCI, Marco (éds), Cultura figurativa e architettonica negli Stati del Re di

Sardegna 1773-1861, Turin 1980.

communes la défiance que le Gouvernement paraît mettre à leurs soins»35. Il s’agit en

plus d’un travail inutile, parce que les gens qui ne connaissent pas la carte certifieront tout ce qu’on leur demandera. Sanson répond tout simplement qu’on a toujours opéré de cette façon, et qu’il ne voit pas la raison de changer de méthode.

La liberté d’action donnée à Martinel est ample ; il a une réelle possibilité d’apporter des modifications, plus ou moins négociées, parfois aux modèles mêmes de travail. On a précédemment mentionné l’adoption des tableaux numériques à la fin des mémoires statistiques, amélioration dont le chef de la section semble s’attribuer le mérite. Martinel réussira aussi à faire adopter au Dépôt un signe conventionnel particulier pour rendre les vignes du Piémont. La raison de cette proposition, qui motive probablement son adoption officielle, est le fait que les vignes du Piémont, disposés selon un alignement différent, causent un autre obstacle original à l’avancement des troupes. Sanson n’est pas opposé en principe à l’adoption de nouveaux signes, quoiqu’elle puisse rendre encore plus compliqué le chemin déjà très accidenté de la standardisation :

« C’est principalement à ceux qui travaillent sur le terrain, qui voient de près l’objet, à chercher de rendre l’image en se conformant le plus possible aux principes établis et en rendant compte des motifs qui les auront déterminés à adopter telle ou telle forme. »36

Et pourtant, quand Martinel se lance dans une longue description de la différence entre les rizières permanentes et périodiques pour les exigences militaires, Sanson lui reproche de s’éloigner de son travail, car si dans sa zone il y a effectivement beaucoup de vignes, il n’y a pas de rizières ; il est donc en train de perdre son temps. Le perfectionnisme, et la lenteur qui en est la conséquence, sont les reproches que Martinel

35 SHAT, 3 M 246, Martinel à Sanson, le 17 Vendémiaire an XII. 36 SHAT, 3 M 246, Sanson à Martinel, le 5 Messidor an XI.

reçoit de façon répétée. Dans les dernières années de travail, cette accusation est probablement une excuse : l’impression qu’on peut retirer de la lecture de la correspondance est que Sanson est consciemment en train de faire retomber sur la section, et sur Martinel en particulier, la faute de ne pas avoir obtenu un résultat satisfaisant pour l’Empereur, pour détourner l’attention des inconstances du Dépôt en matière d’ordre. Le reproche rentre pourtant parfaitement dans un système d’évaluation des topographes qu’on peut déduire d’autres sources, en particulier les manuels, pour lesquels une qualité importante consiste à savoir évaluer la quantité de détails qu’il est possible d’obtenir dans le temps disponible ou programmé. L’équilibre entre le temps et le détail, la conscience claire, et préalable au travail, du niveau possible à atteindre, fait aussi partie du savoir-faire du topographe.

On a gardé en fin de liste la difficulté majeure à laquelle les ingénieurs se trouvent confrontés : le manque d’argent. Pendant des longues périodes, sans aucun doute au début de l’activité et pendant l’absence de Martinel en 1806, et vraisemblablement aussi dans d’autres moments, les ingénieurs ne reçoivent aucun salaire ni aucune indemnité. Ils sont forcés à faire caisse commune, et Martinel fera venir ses propres ressources de France pour anticiper l’achat de papier et d’autres fournitures nécessaires au travail. L’irrégularité des salaires, quand il ne s’agit pas de leur absence totale, est un trait typique de l’armée napoléonienne. Dans les plaintes, les ingénieurs géographes ajoutent à cette incertitude celle de leur statut comme corps d’armée, continuellement mis en question. Dans les revendications, le service est décrit comme difficile et dangereux, dur aussi en temps de paix, et requérant une préparation spécifique. Les changements d’ordres enlèveront en plus aux ingénieurs, selon les mots de leur chef de section, la satisfaction d’accomplir un travail de valeur37.