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DU MANQUE À LA COMPENSATION, VERS L’AUTOMATISATION DE LA PRODUCTION.

SELON FOUCAULT

II. CRITIQUE DE L‘ECONOMIE DES DISPOSITIFS À PARTIR L‘ETUDE DU BETON ARMÉ.

II. 1. GENÈSE D’UN MATÉRIAU COMPOSITE, LE BÉTON ARMÉ CONDUIT PAR LE LIANT CIMENT.

II. 1.2. DU MANQUE À LA COMPENSATION, VERS L’AUTOMATISATION DE LA PRODUCTION.

Le développement des dispositifs empêchant le « manque » répond à des soucis historiques du domaine de l’invention dans les arts ; soucis qui rendent plus compréhensible les raisons pour lesquelles l’entrepreneur, ou l’ingénieur, devient la figure centrale de la construction dès le XIX siècle. Il est d’autant plus intéressant de relever une anecdote récurrente dans l’histoire de l’art concernant le « manque » comme affaire positive. Par manque, une technique de peinture aurait été développée selon Renoir. Le peintre disait « manquant de noir, quelqu’un parmi nous a utilisé du bleu, voilà le début de l’impressionnisme »106. La technique de l’impressionnisme aurait

été donc mise au monde par manque. Aucune autre couleur n’avait pu remplacer le noir ; les impressionnistes, auraient alors commencé à peindre avec le bleu sans vouloir remplacer la tonalité noire. Le noir n’a pas donc été compensé par le bleu parce que, à cause de ce dernier, la peinture a revêtu une toute autre allure. Si la substitution avait été opérée par le bleu, l’impressionnisme n’aurait pas eu lieu. En fait, c’est par rupture avec les capacités de la couleur noire appliquée dans des endroits spécifiques de la toile, que l’impressionnisme est venu au monde d’après Renoir. En ce sens, le bleu ne remplaçait pas non plus ce que le noir rendait possible. À cause du manque, on a travaillé avec autre chose qui n’a pas conservé une façon de faire mais qui, au contraire, l’a transformé profondément.

Ce souci de conservation par opposition à la rupture, est en fait l’un des dangers du faire dans l’économie du travail. Hors du cadre d’une économie déterministe, le faire amène au réel quelque chose d’imprévu. À ce propos les mots de Renoir donnent toute son importance au matériau du peintre, à la matière sur la toile. L’impressionnisme n’a pas été prévu à l’avance de manière consciente, planifiée ou projetée. L’impressionnisme est venu au monde par des événements propres au fait de faire de la peinture. Ceci est aussi valable pour le ciment : il est advenu du fait de faire dans des chantiers ; mais, par la suite, le ciment a été codifié pour rendre sa qualité principale, la compacité, le cheval de bataille de la construction. En fait, la qualité du ciment a permis au « manque » de ne plus rien enlever au chantier, parce que, précisément, le souci de

106 FEIST, H. Peter, Renoir, collection Kleine Reinhe Ku, Cologne : éd. Taschen GmbH, 2012, 99

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la compacité était de compenser les manques au niveau des mortiers. Nous voyons dans ce souci de compensation un élément fondamental de la poursuite de l’histoire de la construction du ciment et du béton. En d’autres termes, la compensation permise par le ciment comme liant est une qualité transférée pour être finalement répandue dans le chantier et dans la construction en béton. A l’arrivée du béton, le « manque » n’est déjà plus quelque chose intervenant sur les chantiers. Le manque ne permet plus rien, il est en train de disparaitre de l’horizon de la construction parce que le ciment a fait de la compensation la qualité la plus rentable, la plus économique, la plus accordée à l’air du temps.

Face aux chantiers décrits comme locaux par Simonnet, on pouvait se demander : qu’est-ce qui manque ? La réponse à cette hypothétique question portait, par exemple, sur la singularité d’une pierre appartenant à un endroit en particulier qui, travaillée d’une certaine manière, avec une certaine gestualité du maçon, apportait quelque chose d’essentiel à la construction. Cette même pierre affectait aussi, de par son allure locale, le cas que nous suivons, le mortier. À la base d’une telle gestualité il y avait certainement des gestes devenus habituels, au même titre qu’au niveau des mortiers il y avait des combinaisons de composants persistants. Mais ceci dépendait toujours des déterminants locaux des chantiers. En fait, les gestes et les combinaisons étaient, comme disait Simonnet, accordés aux chantiers. Ainsi la gestualité des maçons et la variété des mortiers persistaient. En ceci résident deux des traits des savoir-faire, la gestualité et la variété des mortiers.

Il est important d’affirmer ici que nous ne plaidons pas pour une réactualisation des savoir-faire précédant la grande industrialisation du ciment. Nous essayons de décrire le lien étroit entre la mise en œuvre du ciment et celle du béton au sein des impératifs économiques émergeant des affaires propres à la construction en série. Ces impératifs ne résultent pas nécessairement du travail manuel de quiconque, mais d’un type de construction autonome concernant l’architecture, une construction orientant son avenir d’après des impératifs de gestion.

Nous tenons à l’idée que la gestualité et la variété des mortiers ont « évolué », « progressé », vers l’instauration d’un liant dont la qualité de compacité s’inscrive dans tout ce qui s’y trouve assemblé à travers une formule. Par conséquent, le chemin que l’émergence du ciment a ouvert pour la construction, n’est pas très éloigné de ce qu’on appelle actuellement l’ « automatisation ». Si ce mot « automatisation » est assez lourd

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de significations pour le définir de manière définitive dans notre cadre d’argumentation, il nous semble que le fait de passer d’une culture constructive de savoir-faire à une autre où le savoir mesurer et compter prédomine, fut une étape apte à la poursuite de l’automatisation. À ce propos, même si Simonnet ne mentionne pas le mot automatisation, les façons d’agir de l’entrepreneur face au chantier et les avantages économiques et constructifs amenés par le ciment, représentent pour nous, des indices d’une évolution de la construction qui, aujourd’hui, continuent à être mise en œuvre. Cette progression porte vers l’automatisation où la gestualité humaine – et non pas les savoir-faire mais plus précisément le fait de faire humain – est mise en cause. Ceci parce qu’une orientation constructive où tout s’organise d’après des soucis de gestion, est favorable au remplacement du faire de l’homme par le faire des machines, ou à quelque chose qui serait de l’ordre de l’organisation du faire de l’homme d’après des impératifs économiques.

Dès lors, une question se pose avec insistance : pourquoi, dans cette dernière phrase on rapporte la notion de « machine » à celle de « gestion » ? La « machine » que nous allons étudier d’après Gilles Deleuze, implique une fonctionnalisation des techniques. En effet, cette machine ne cesse pas d’exister ni de développer les puissances propres des techniques. Voyons ce que dit Simonnet concernant l’entrée en vigueur de la formule du ciment-liant dans les chantiers, et ses conséquences pour les gestes des maçons. Gestuelle et savoir-faire ne seront plus développés par les aptitudes intrinsèques de la gestuelle elle-même en tant que mode de manœuvre des outils, ni par les facultés des savoir-faire en tant que modes de production. Les développements seront plus aisément dictés par des impératifs économiques depuis l’avènement du ciment.

 

 « Désormais, le développement de l’utilisation de la chaux naturelle ou

artificielle et des ciments apparait tributaire des facteurs externes à ses capacités propres de production ou de manipulation. Les premiers grands ouvrages consommateurs de cette manne nouvelle seront d’abord les chantiers particuliers, notamment le pont d’Alger dès 1835, pour lequel l’ingénieur en chef, Poirel, expérimenté un nouveau produit, le bloc factice, pour l’extension du môle. Ce chantier comme celui de Marseille quelques années après, aurait spectaculairement marque le passage industriel de la production de pierre

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artificielle, inaugurant non seulement un matériau, mais encore une nouvelle technique de production.

(…)… l’industrie de la production de la chaux (…) permettrait pour l’aménageur (…) l’affranchissement définitif de la contrainte géologique, qui n’autorisait l’emploie efficient des matières premières que sous la garantie de leur provenance spécifique : la pouzzolane de Pouzzole, les « trass » de Hollande, la chaux de Senonche, du Tell ou d’ailleurs. En somme, tout entrepreneur pouvait, sous la foi d’une formule bien appliquée, produire sur place le meilleur mortier, quelque fut la qualité des calcaires extraites, et donc assurer, par le biais d’une cuisson attentive et d’une combinaison sélective des matières premières, la solidité des ouvrages. Le germe d’une révolution dans l’art de bâtir se trouvait inscrit dans cette apparemment banale commodité ; insidieusement, la maitrise de la solidité était transférée de la gestualité (dans l’acte de bâtir) à la gestion des approvisionnements. Ce n’est plus bientôt le savoir-faire des appareilleurs que l’on réclamé, mas ile savoir compter et mesurer de l’entrepreneur. »107

La pauvreté de la gestuelle et des savoir-faire dans la construction, sont accompagnés du fait que la provenance spécifique des matières n’est plus décisive pour l’art de bâtir. Ceci à cause de l’application d’un contrôle assez étroit de la contrainte géologique. L’efficience des matières ne dépend plus ainsi de la provenance, ni de la matière elle-même, mais de la correcte application de la formule de la nouvelle chaux, le ciment. Les arguments que nous avons développés sur la compacité sont synthétiquement soulevés dans la citation. Mais ce qui nous intéresse c’est le transfert de la maitrise de la solidité, depuis la gestualité de l’acte de bâtir à la gestion des approvisionnements. Le fait que, désormais, la gestion des approvisionnements accomplisse ce qui était la visée de la gestuelle du savoir-faire auparavant, concerne à notre avis une façon particulière de se rapporter aux matières et aux matériaux. On va nommer cette façon de faire, façon « discursive », parce ce qui va se constituer à partir la nature du rapport aux matières et aux matériaux, sont des éléments tributaires du discours des mathématiques et du calcul économique. Par ailleurs, le fait que l’application d’une formule se transforme en paramètre le plus important pour la production du mortier sur place, corrobore notre hypothèse sur la primatie du discours.

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Les énoncés linguistiques et les formules mathématiques sont ainsi hiérarchisés par rapport aux actions du faire.

Il n’est pas simplement anecdotique d’énoncer le savoir de l’entrepreneur en liant le savoir-faire à une plus-value de savoir. En effet, le savoir compter et mesurer ne mentionne pas le faire. Compter et mesurer sont des opérations plutôt rapportées à une praxis commandée par des impératifs de gestion économique. Néanmoins, à nos arguments sur la primatie du discours sur le faire, nous ajouterons que ces impératifs ne découlent pas des propriétés inhérentes aux choses et aux techniques. Ces impératifs, n’émergent pas d’un regard attentif des propriétés des matières et des matériaux, ils proviennent du discours lui-même. Nous pensons donc que ce savoir « mesurer et compter » est plutôt apte aux actions entamées par les énoncés de gestion.

En revanche, non pas nécessairement le savoir-faire, mais le faire, le fait de faire, serait une action dont la nature et la fin ne porteraient pas forcément le germe économique. Comme nous l’avons vu, dans le faire, se développent des divergences, des variations, comme celles que le ciment procure, mais aussi les variations produites par l’impressionnisme par la voie du manque. Ces émergences sortent du fait de faire, sans être précédées d’actions de la part des sujets (l’entrepreneur) qui sont anticipés eux- mêmes et commandés à la fois par des énoncés de gestion. Ainsi, avec l’invention du ciment artificiel, et sa forte incidence dans le béton et ses usages, le matériau et les matières s’inscrivent en tant que moyens mobilisant un discours et une visée économique.

Au sein de cette discussion sur les modes grâce auxquels se lient praticiens et matériaux, il est intéressant de repérer deux autres idées de Simonnet. Tout d’abord, quand l’auteur décrit comment l’industrie de la chaux artificielle permet de franchir la contrainte géologique liée au lieu de provenance de chaque matière, il en résulte que depuis l’inscription du liant dans la culture constructive, ce sont les « causes efficientes », c’est-à-dire les procédures, qui vont occuper une place primordiale dans l’industrie de la construction. Mais par « procédures », il ne faut pas comprendre « techniques ». La procédure est le « mode d’agencement » d’une technique visant des fins particulières. Mode d’agencement qui est « machinique » dans le cas du ciment. Et, comme nous le verrons, entre le machinique (de nature différente du « machinal »), et le fonctionnel, il y a des liens étroits.

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Ensuite, quand Simonnet mentionne à la fin de la citation que ce que l’on réclame est le savoir compter et mesurer à la place du savoir-faire, il définit celui-ci comme affaire des « appareilleurs ». Si l’on rappelle que le concept d’ « appareil » concerne un travail avec les matériaux108, il est valable de penser que ce que l’on demande du savoir

de gestion est autre chose qu’un travail avec les matériaux. Ceci peut répondre au fait que le savoir mesurer et compter se fonde dans le discours et la pratique d’un travail sur les choses, où le fait de faire devient profit d’une praxis commandée par des énoncés d’ordre économique. Si cette argumentation tient, on devrait avouer par conséquent que l’ « appareil » est livré à un faire dépourvu de la praxis administrée et commandée principalement par des mots. L’appareil accueillerait ainsi les choses sans besoin impératif des mots.

II.1.3. DU « MACHINAL » COMME MACHINE MATERIELLE.TRANSFORMANTION

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