• Aucun résultat trouvé

SELON FOUCAULT

II. CRITIQUE DE L‘ECONOMIE DES DISPOSITIFS À PARTIR L‘ETUDE DU BETON ARMÉ.

II. 1. GENÈSE D’UN MATÉRIAU COMPOSITE, LE BÉTON ARMÉ CONDUIT PAR LE LIANT CIMENT.

II. 1.1. DU SAVOIR FAIRE AU SAVOIR COMPTER ET MESURER.

Le moment historique où la gestion des matériaux apparait dans tout son éclat dans l’horizon constructif, date du chantier du pont d’Alger de 1835. Dans ce chantier, le béton accomplit un rôle primordial. Nous allons nous rapprocher de cet événement à la lumière de l’invention du ciment qui le précède. Avant 1835, l’invention du ciment comme liant capable de tenir bien agglomérés, stables et performants les composants d’une pièce constructive, montrait déjà que le souci des pièces individuelles nécessaires à la construction n’était plus primordial. En effet, le progrès qu’implique l’entrée du ciment dans le chantier constructif, vise la liaison (le ciment étant le liant) comme le centre gravitationnel à partir duquel toute l’organisation du faire constructif se redéfinit. Mais cette liaison ne répond pas seulement ni principalement à des soucis techniques.

Dès lors, il est très important de remarquer que ce progrès où le lien se place comme premier par rapport aux pièces, est éminemment économique. Le progrès dont nous parlons ne se produit pas d’après une invention où la visée était théorique ou pratique. Ce progrès ne se place pas sur une possibilité ouverte à partir une pensée sur la construction. Il ne répond pas non plus à une pratique constructive nouvelle poussant la construction à dépasser ses limites. Le ciment comme liant ne procède pas de la mise au point d’une nouvelle pratique constructive, mais au contraire, il précède des pratiques constructives spécifiques. Comme nous l’avons dit, son invention précède l’invention du béton armé mais aussi l’instauration des modes industriels de construction. Le ciment advient au monde comme liant de haute performance grâce aux usages économiques qu’on en a fait.

Simonnet affirme que les développements et l’utilisation répandue du « ciment artificiel » ne sont pas l’effet d’une accréditation architecturale vouée à montrer les potentialités du liant à travers des expérimentions avec le matériau, En revanche, le

105

ciment artificiel fait carrière tout au long du XIXème siècle « à échelle économique, voire microéconomique »102. À ce propos, l’auteur ajoute,

« De prime d’abord l’invention de Vicat concerne la seule construction, à une époque où elle décrète avec vigueur sa quasi-autonomie, en théorie comme en pratique. Et encore ne s’agit-il pas d’un progrès lié à l’intelligence constructive, ni même à sa rationalisation, son perfectionnement, mais seulement à son économie, pour mince fragment de son processus. Le passage de la chaux au ciment dans la maçonnerie marque à peu près le même progrès que celui du rivet à la soudure dans les assemblages métalliques. Néanmoins, une telle nuance aura des répercussions profondes, discrètes, silencieuses, mais immenses, dans la mesure où, à travers la modification d’un poste de travail sur le chantier, c’est tout le dispositif qui progressivement se réordonne, et corrélativement, toute une culture constructive qui se refonde. »103

Grâce au ciment on va lier de manière plus économique un ensemble d’éléments sur le chantier. Et on dit bien « sur le chantier » directement, et non pas sur le chantier après une réflexion faite au sein des domaines de conception architecturale ou constructive. Simonnet est bien clair et insiste beaucoup quand il dit que le progrès dans le fait de lier des matières émerge du chantier, dirait-on, du fait de faire.

Bien évidement l’entrée du ciment sur le chantier implique d’abord des transformations des façons de faire, plus précisément la modification d’un poste de travail : celui qui travaille avec la chaux va devenir celui qui travaille avec le ciment. Mais une telle modification ne laisse pas de  traces  – au sens benjaminien104 parce que

simultanément à la modification de la façon de faire du travailleur, l’entrepreneur industriel débute dans la construction.

Nous pensons que le bref délai où le dispositif « chantier » se réordonne et la culture constructive se refonde, juste avant l’expansion de l’utilisation du bêton, ne permet pas de laisser une trace ou un signe fort de la modification du fait de faire. Le manque d’un « développement » à plus long terme de l’industrie du ciment, empêche la

102 SIMONNET, Cyrille, Le Béton, histoire d’un matériau. Op.cit., p. 21 103

Ibid.

104 Sur la trace, voir : BROCCHINI, Ilaria, L’objet bâti comme marchandise et l’architecture comme 

médiation marchande, in : Trace et disparition, À partir de l’œuvre de Walter Benjamin, Paris : éd.

106

trace d’une transformation importante concernant le mode de faire sur le chantier, à partir le nouveau liant.

Par ailleurs, la modification de celui qui accomplit le passage de la chaux au ciment c’est-à-dire le maçon, n’est pas non plus un thème ayant marqué les argumentations sur l’histoire des techniques de construction. Ceci parce que le dispositif « chantier », défini d’après un sens économico-industriel et d’après son autonomie par rapport à la sphère de l’architecture, bénéficie de la figure de l’entrepreneur plutôt que de celle du maçon. En fait, c’est le dispositif qui permet à l’entrepreneur de ressortir. L’entrepreneur n’inscrit pas directement sur le chantier le passage de la chaux au ciment, mais ce n’est pas non plus le maçon. Celui-ci n’est pas imprégné par la « culture économique » dans laquelle baigne l’entrepreneur. Bien que l’entrepreneur possède plus de temps et de moyens que le maçon pour s’initier à la culture économique et à la division sociale du travail, sa place prépondérante résulte de la disposition économique de l’époque. Par conséquent, l’entrepreneur, par lui-même, de « son propre compte », développera une intelligence exécutrice convenable pour lire les éléments du chantier comme des signes économiques et comme des éléments aptes à compter et à mesurer.

Bien sûr l’entrepreneur possède les moyens de production et valide ainsi l’hypothèse portant sur la division sociale du travail comme raison de sa montée dans la refondation de la culture constructive du XIXème. Sauf que, à cette hypothèse, il faut ajouter celle portant sur le mode par lequel l’entrepreneur se rapporte à ces moyens de production. L’entrepreneur s’y rapporte en les considérants, précisément, comme des

moyens pour une production spécifique. Parmi ces moyens se trouvent la technique, le

matériau. Et le sens spécifique de la production est la systématicité. Nous ne disons pas qu’avec la chaux la production constructive ne pouvait pas devenir une industrie portant sur les matériaux, mais c’est avec le ciment que l’industrie acquiert un indice de systématisation complexe. Cette complexité réside dans l’application d’une seule formule rendant possible la production sur place et, paradoxalement, partout, le meilleur mortier.

En fait, si l’entrepreneur est figure d’ingénieur, on comprend pourquoi nous disons que le fait de savoir compter et mesurer remplace le savoir-faire des maçons travaillant avec la chaux. Remarquons que même l’énoncé « savoir-faire » lie le faire à un savoir, comme si le faire dépendait d’un savoir et réciproquement le savoir du faire. Par contre, dans le savoir mesurer et compter, le savoir de gestion tend vers

107

l’homogénéité et l’universalité sans lien établi quant à sa formulation, avec aucune autre notion portant sur le faire et sur ses qualités.

Sauf que, comme nous allons le montrer avec Simonnet, dans « le savoir mesurer et compter » existe une qualité du fait de faire. Mais cette qualité est recherchée par le savoir de gestion, étant elle aussi de portée systématique : il s’agit de la qualité de compacité propre au nouveau liant. En fait, à travers une telle qualité, nous pensons que le fait de faire avec le matériau ciment est réduit dans ses possibilités. Grâce à la compacité, un pas important est fait quant à la visée d’homogénéité de la production du savoir de gestion. Comme le laisse entrevoir Simonnet, presque toutes les pierres deviennent utiles pour former le mortier, quand auparavant, les qualités propres de chaque pierre représentaient les conditions de son utilité au sein de la construction.

À partir de l’invention du ciment, les qualités des pierres elles-mêmes ne sont plus ce qui détermine leurs usages, c’est la qualité de compacité que prodigue le ciment au mortier qui détermine l’usage des pierres. Ces incidences de la montée du « savoir de gestion » sur le savoir-faire correspondent au passage de la production locale à la production de tendance homogène dans l’histoire de la construction ; histoire qui implique des transformations profondes pour l’architecture et surtout pour la considération qu’elle porte au choix des matériaux et au travail avec ceux-ci qui en découle. Voyons ce que Simonnet dit à propos de ce changement historique, tant pour la construction que pour l’architecture, pour, ensuite, continuer à développer nos arguments sur le ciment comme composante essentielle de l’usage du béton.

« Jusqu’à Vicat, la chaux est une production locale, éphémère souvent, accordée aux chantiers qui s’ouvrent et s’achèvent à proximité des carrières qui fournissent la matière première. Sauf près d’agglomérations importantes, où des fours peuvent fonctionner en chaine, formant des véritables petites industries, surtout dès que le calcaire est réputé (Senonche, Metz, Cruas). Après Vicat, c’est-à-dire après une entreprise méthodique, systématique de repérage, d’analyse et d’évaluation de toutes les grands carrières du territoire, déterminant pour chacune d’elles la composition des bancs, et donc la fraction d’anguille à rajouter pour compenser le manque d’hydraulicité des calcaires cuits, l’ingénieur ou l’entrepreneur muni de ces tables géologiques est désormais assuré d’une qualité égale et homogène dans la composition de ses mortiers. Il concentre alors ses soins sur la qualité des matériaux à appareiller.

108

Plus exactement, la garantie de compacité offerte par le liant l’autorise bientôt à utiliser des qualités des pierres autrefois rejetées par leur manque de régularité à la taille (la meulière ou le tufeau par exemple), ou encore à économiser quelques opérations d’épannelage.»105

On lit bien que le progrès vers la systématisation permet d’assurer à l’ingénieur de ne pas s’exposer à des chantiers variables selon les conditions locales. Mais ce n’est pas vrai qu’il puisse par conséquent se concentrer sur les qualités des matériaux, parce que si les pierres manquant de régularité deviennent aptes à la composition du mortier, c’est parce qu’elles dépendent d’une qualité extérieure. Cette qualité est la compacité du liant. En fait, c’est grâce au liant-ciment que les pierres irrégulières entrent dans la fabrication du mortier. Ceci se passe comme si le manque d’une pierre était compensé par la qualité spécifique du liant. Le thème du « manque » est aussi relevé dans le paragraphe de Simonnet.

Le manque d’un matériau est compensé en fonction de la qualité de compacité donnée par le liant, l’élément développé de manière essentiellement économique. Le manque est résolu alors par compensation dans les deux domaines, celui des matériaux et celui de l’ingénieur. Les tables géologiques permettent à l’ingénieur d’assurer des mortiers homogènes. On s’assure du manque, et cela est une affaire tant des ingénieurs que des entrepreneurs. Il est ainsi plausible que pour la capacité à s’assurer du manque, l’entrepreneur devienne historiquement l’agent du ciment. L’agent du ciment agencerait le chantier et la construction, intervenant ainsi plus directement dans la refondation de la culture constructive. On a bien lu dans la citation ci-dessus que la chaux « s’accorde » aux chantiers. En revanche le souci du ciment est d’accorder à la composition de ses mortiers l’organisation des matériaux et des matières. Le ciment devient donc piston axiomatique de la production en voie d’industrialisation, en voie de « grande industrie » comme disait Marx.

105

109

II. 1.2. DU MANQUE À LA COMPENSATION, VERS L’AUTOMATISATION

Outline

Documents relatifs