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5.2 Le contexte une pratique en trois dimensions

5.2.1 La première dimension de la pratique la structure

5.2.1.2 Les mandats et les conditions de travail

C’est sans surprise que j’ai constaté les liens étroits entre l’établissement où travaille l’orthophoniste ou l’audiologiste et les mandats qui lui sont confiés ainsi que ses conditions de travail. Bien que tous, en théorie, aient la même raison d’être, leurs mandats diffèrent selon qu’ils travaillent au Québec ou ailleurs, dans un centre de réadaptation ou dans une école, auprès d’une clientèle adulte ou auprès de jeunes enfants. Les mandats mais aussi les conditions de travail diffèrent selon les milieux. Toutefois, comme j’ai regroupé les résultats des analyses individuelles, les singularités des mandats et des conditions de travail de chaque participant apparaissent moins clairement dans le tableau synthèse (cf. tableau 2).

Les mandats confiés aux orthophonistes et aux audiologistes ont pour la plupart trait à l’évaluation et au traitement (l’intervention) des troubles, aux recommandations et à la rédaction de rapports. Chaque professionnel adapte ses mandats en fonction du contexte de sa pratique. Par exemple, l’orthophoniste et l’audiologiste qui travaillent dans un établissement aux prises avec une importante liste d’attente devront faire intervenir d’autres critères que le diagnostic pour décider à quelle clientèle ils offriront en priorité leurs services. Ainsi, certains professionnels donnent la priorité aux patients/clients qui ne peuvent recevoir de services ailleurs, d’autres à des patients/clients qui ont des difficultés sévères, d’autres encore à ceux qui ont un meilleur pronostic.

Parmi les mandats des orthophonistes et des audiologistes, se trouve celui de rendre compte de leurs interventions (évaluation, diagnostic, recommandations, impressions cliniques, autres observations, suivi, etc.) généralement sous forme écrite, le plus souvent dans un rapport. Dans un milieu en particulier, on a voulu faciliter la tâche aux orthophonistes en leur demandant, dans la rédaction de leur rapport, de s’en tenir aux catégories d’un formulaire standardisé. D’autres milieux laissent davantage de latitude aux professionnels, vraisemblablement parce que les normes de tenue de dossiers auxquelles sont assujettis ces professionnels suffisent. Enfin, dans un milieu où ont été adoptées de nouvelles procédures d’évaluation des patients/clients de l’établissement, on a ajouté aux mandats des orthophonistes la tâche de former et de superviser leurs collègues afin que les habiletés linguistiques des patients/clients soit correctement évaluées.

D’autres facteurs structurent la pratique des orthophonistes et des audiologistes, telles les diverses conditions de travail qui prévalent dans les milieux d’intervention. Majoritairement employés de l’État, les orthophonistes et les audiologistes ont vu leurs conditions de travail

changer en fonction des décisions prises aux plus hauts échelons des réseaux de la santé et de l’éducation. Les restrictions budgétaires que le gouvernement du Québec a imposé au système de santé33 au milieu des années ‘90 ont eu des conséquences importantes sur la pratique d’un grand nombre de professionnels. Le “virage ambulatoire”, évoqué par plusieurs participants, s’est traduit par la diminution marquée des durées du séjour des patients/clients tant en milieu hospitalier qu’en centre de réadaptation, forçant les orthophonistes, et dans une moindre mesure les audiologistes, à réorganiser les modalités et les contenus des thérapies. Une situation a fréquemment été rapportée par les participants qui travaillent avec des adultes ayant subi un accident cérébro-vasculaire : “I’ partent de

l’hôpital.. des soins aigus.. 15 jours après.. Du moment que les fonctions vitales sont stables là.. i’ nous les réfèrent ici... On les garde.. 5 semaines, c’est-à-dire plus ou moins 30 jours. (..) Si c’est un patient qui bénéficierait encore de traitements d’orthophonie ou de physiothérapie.. on insiste pour les garder encore. Y a des patients qu’on garde encore.. 2 mois.. 2 mois et demi, 3 mois. (..) faut justifier à l’équipe là.. faut dire “Ce patient-là bénéficierait de traitements en orthophonie.” I’ nous obstinent pas. (..) Mais après 45 jours.. on reçoit des petits papiers de l’administration.. “Comment ça s’fait que.. le patient est encore ici?” (..) Ça, c’est depuis.. depuis 2 ans. --Depuis tout l’virage ambulatoire là? -- Oui.” (P9, lignes 246-265).

Les effets des restrictions budgétaires se sont faits sentir à tous les niveaux du continuum des services. Pour reprendre l’exemple de la pratique auprès des adultes cérébrolésés34, les changements sont importants : les patients/clients ne séjournent plus aussi longtemps en centre hospitalier, ils arrivent plus tôt en réadaptation intensive et y restent moins longtemps, avant de recevoir leur congé ou d’être référé en réadaptation. Un patient/client qui, autrefois, pouvait bénéficier de services durant plusieurs mois, certains jusqu’à plus de deux ans, reçoit désormais son congé trois ou quatre mois après avoir subi son ACV. Les orthophonistes qui travaillent dans ces différents établissements ont dû, par conséquent, adapter leurs interventions aux besoins de cette “nouvelle” clientèle. Une “nouvelle” clientèle pour la raison suivante : auparavant, les orthophonistes voyaient rarement en centre de réadaptation des patients/clients ayant des difficultés à déglutir (dysphagiques), ce qui n’est plus le cas désormais. Comme l’explique une participante “Il y a 10-15 ans, les orthophonistes des

hôpitaux de soins aigus ne voyaient pas les patients dysphagiques. Ceux-ci s’alimentaient par gavage; il devait y avoir beaucoup de pneumonies par aspiration. Maintenant, le

33La majorité des orthophonistes et des audiologistes du Québec travaillent dans les différents établissements du système de santé et de services sociaux.

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“besoin” de s’alimenter normalement est pris en considération par les médecins. En réadaptation, on n’acceptait pas les patients qui ne s’alimentaient pas seuls. L’évolution des connaissances, et l’intervention orthophonique en soins aigus auprès de cette clientèle a fait en sorte que ces patients nous sont référés et bénéficient de nos interventions.” (P9, p.7).

Pour plusieurs orthophonistes, les problèmes de déglutition de leur clientèle occupent désormais une portion importante de leur temps d’intervention, ce qui a probablement pour effet d’allonger leurs listes d’attente.

Les participants qui ont connu les années avant le virage ambulatoire ont trouvé difficile de s’y adapter, particulièrement quand ils se sont vus imposer une durée maximale à leur intervention, sans égard aux problèmes et aux besoins de leurs patients/clients. Ainsi, des participants estiment qu’il est justifié de donner des services à certains patients/clients mais doivent en retour convaincre les autres membres de l’équipe soignante ou alors imaginer des moyens de contourner les contraintes pour pouvoir le faire.

D’autres établissements, ou d’autres services à l’intérieur du même établissement, n’imposent pas les mêmes conditions : c’est même le contraire qui se passe puisque des patients/clients dont les services sont assurés par un tiers payeur comme la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ), subissent très peu de contrainte de temps, et peuvent être traités aussi longtemps que l’équipe soignante le juge nécessaire. Les orthophonistes qui travaillent auprès de cette catégorie de patients/clients n’ont pas à justifier la durée de leurs interventions. En contrepartie, il leur arrive de devoir traiter des patients/clients peu enclins à suivre leurs recommandations.

Parallèlement aux restrictions imposées au système de santé, certains établissements ont instauré au cours des années ‘90 des procédures visant à évaluer les progrès réalisés par les patients/clients durant leur séjour. Les procédures entourant la Mesure d’Indépendance Fonctionnelle (MIF, State University of New York at Buffalo, Research Foundation, 1993) sont les plus connues des professionnels œuvrant en centre de réadaptation. Ces procédures, qui sont en quelque sorte une évaluation indirecte de la performance des professionnels, ont amené certains orthophonistes (surtout) à former les professionnels (le plus souvent des infirmières) chargés de compléter la MIF, à évaluer correctement la communication des patients/clients.

Leurs difficultés à faire reconnaître l’importance des problèmes de langage aux yeux des autres professionnels de la réadaptation et par conséquent, à faire valoir l’importance de leur

intervention, ont poussé certains participants à consacrer temps et énergie35 à promouvoir la profession et à faire reconnaître les besoins des personnes qui éprouvent des difficultés à communiquer. Mais selon certains participants, le désir de faire reconnaître leur profession en conduit plusieurs à adopter sans trop de questions les discours à la mode en matière de diagnostic et d’intervention. Enfin, deux autres points faibles des professions mentionnés par les participants : la place importante consacrée à l’évaluation des problèmes au détriment de la réadaptation et le manque de connaissances sur les moyens d’évaluer les handicaps et les situations de handicap associés aux troubles de la communication.

5.2.1.3 En somme...

La structure de la pratique est faite de contraintes, de lignes directrices, de voies et d’avenues déjà tracées, délimitées, balisées. Quelques unes des balises de la pratique ont été rapportées par les participants de mon étude, quelques unes seulement parce que le but premier de mon étude n’était pas de documenter la représentation de la pratique professionnelle mais la représentation professionnelle de la communication. La structure de la pratique professionnelle en orthophonie et en audiologie est liée à son organisation : à l’interne, la pratique est organisée par la profession, à savoir la formation, les mandats et la mission des professionnels c’est-à-dire par ce qui la définit et la distingue des autres professions en santé ou en éducation par exemple. La pratique est aussi façonnée ou organisée selon le type d’établissement qui emploie l’orthophoniste et l’audiologiste (par exemple, les mandats spécifiques confiés au service d’orthophonie et d’audiologie d’un hôpital) et selon la position occupée par l’établissement dans le système de santé ou dans le système d’éducation (renvoyant du coup aux mandats de l’établissement). Enfin, la pratique professionnelle est organisée par des facteurs externes comme le contexte économique, social et culturel dans lequel elle s’insère. Je rappelle qu’au moment où j’ai rencontré les participants de mon étude, à la fin des années ‘90, les décisions politiques concernant le financement des grands systèmes publics particulièrement le système de santé et le système d’éducation avaient eu des effets importants sur l’organisation ou la structure de la pratique professionnelle.

Par delà les raisons d’être, les mandats et les conditions de travail, la pratique de l’orthophonie et de l’audiologie se concrétise à travers des rapports interpersonnels et par des actes professionnels. La pratique des orthophonistes et des audiologistes est aussi la

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traduction au quotidien des mandats qui leur sont confiés. La section qui suit expose ce que j’ai désigné par les procédures de la pratique professionnelle.