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De la grande ville à la métropole

1. La métropole comme objet scientifique : genèse d’un concept

Dans ce chapitre, le concept de métropole est étudié dans une dimension chronologique afin de montrer comment il a été progressivement construit comme objet scientifique. La métropole est, étymologiquement, la

« ville-mère » (mater polis) qui a donc un rôle protecteur et un pouvoir de commandement sur le territoire qui l'entoure. A l'époque classique, le terme est surtout utilisé dans une acception administrative et religieuse puisque la métropole est une ville épiscopale qui domine une province en France tout comme au Royaume-Uni (metropolis). Chez Furetière, c'est une « ville ou église archiépiscopale » tandis que l'adjectif et nom « métropolitain » renvoie à l'archevêque et son église cathédrale (Furetière, 1690 : 622). Le terme va bientôt renvoyer à la grande ville en lien avec ses transformations : au Royaume-Uni, Metropolis devient synonyme de Londres à la fin du XVIIIè siècle.

Le terme de Capital est aussi utilisé quand l'on se réfère au rôle politique de la ville. Par ailleurs, « dès 1874, l'adjectif métropolitain [qui paraît avoir été précocement emprunté à l'anglais] s'est substantivé et s'est abrégé en métro en 1891, bien avant que le premier train parisien ne roule » (Topalov et alii., 2010 : 751). Mais c'est surtout la littérature qui décrit les relations sociales, les mutations spatiales et commerciales que connaissent les grandes villes au XIXe siècle : la grande ville devient un décor épique où le héros est le témoin ou l’auteur d’ascensions et de déchéances. C’est le cas de Lucien dans les Illusions perdues de Balzac, par exemple, qui retourne désargenté en province après avoir mené grand train à Paris. Emile Zola écrit dans La Curée que

« Paris s'abîmait alors dans un nuage de plâtre » (Zola, 1872 : 129) pour rendre compte de l'haussmannisation de la capitale française5, mais il présente aussi l'essor des grands magasins dans Au Bonheur des dames :

5 Zola décrit précisément les mutations spatiales et commerciales de Paris liées à l’avènement de l’ère industrielle. Le jeu d’acteurs qui préside aux démolitions/constructions, l’étonnement des clients qui découvrent un nouveau mode de consommer avec l’ouverture des grands magasins révèlent une métropole en plein mutation.

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« Partout, le «Bonheur» rachetait les baux, les boutiques fermaient, les locataires déménageaient ; et, dans les immeubles vides, une armée d'ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous des nuages de plâtre » (Zola, 1883 : 251).

Au début du XXe siècle, le sociologue allemand Georg Simmel s'intéresse également à la grande ville sous l'angle des relations – ou absence de relations (individualisme) – entre individus (Simmel, 1989). Il souligne aussi l’influence, le rayonnement et le cosmopolitisme de la grande ville :

« Pour la grande ville, il est décisif que sa vie interne s’étende en vagues successives à un cercle large, national ou international. […]

L’essence la plus significative de la grande ville se trouve dans cette grandeur fonctionnelle au-delà de ses limites physiques : cette efficacité exerce une action en retour et donne à sa vie poids, importance et responsabilité » (ibid. : 247).

La grande ville est un pôle économique qui permet une multiplicité d'échanges commerciaux. Ces définitions ne sont pas développées, Simmel traitant davantage de sociologie que de géographie6 : pour lui, l'une des caractéristiques de la grande ville est ainsi « le caractère blasé » des citadins et leur « réserve » les uns envers les autres (Grafmeyer, 1995 : 66). L'anonymat relatif de la grande ville est mis en regard avec l'interconnaissance plus forte de la petite ville.

6 Chez Simmel, les caractéristiques de la grande ville se reflètent davantage dans l’attitude des habitants que dans le bâti ou les fonctions économiques. En 1903, Simmel souligne, dans son article « Métropoles et mentalités », les caractéristiques de l'urbanité : réserve, indifférence, esprit calculateur, « aversion, une mutuelle étrangeté et une répulsion partagée » qu'il oppose « à la sensibilité et aux rapports affectifs » de la petite ville ou du village. Pour autant, la grande ville offre une certaine liberté, par contraste avec « les mesquineries et préjugés qui enserrent l'habitant de la petite ville ».

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En 1915, Patrick Geddes évoque les « world cities » (Geddes, 1915) en cherchant à prévoir leur évolution selon les progrès des transports et des communications. Patrick Geddes aura une grande influence sur la conception l'aménagement des villes et l'urbanisme de l'entre-deux-guerres, en étudiant notammnent des « conurbations »7 (Geddes, 1915) et en entretenant une correspondance étroite et analytique sur la grande ville avec Lewis Mumford (Novak, 1995). Pendant l'entre-deux-guerres, les sociologues de l'Ecole de Chicago8, Robert Park, Louis Wirth et Ernest Burgess relèvent que l'urbanisation est un trait marquant du début du XXe siècle et vont étudier la ville de Chicago comme « un laboratoire de recherches » (Grafmeyer, 1995 : 101). Ils élaborent un programme d'étude de la ville afin d'analyser « son organisation matérielle, ses emplois, sa culture » comme l’explique Robert Ezra Park (ibid. : 82). La formulation d'une série de questions doit permettre de guider l'analyse de groupes sociaux, de thèmes particuliers comme la mobilité versus l’isolement, la division du travail, les crises… Ils étudient la polarisation sociale qui caractérise les cercles successifs composant la ville à la croissance aréolaire dans la mesure où

« les convenances et les goûts personnels, les intérêts professionnels et économiques tendent infailliblement à la ségrégation, donc à la répartition des populations dans les grandes villes. De sorte que les populations urbaines s'organisent et se distribuent suivant un processus qui n'est ni voulu ni maîtrisé » (Grafmeyer, 1995 : 83).

Ils étudient en 1925 la concentration dans les villes d’installations et d’activités industrielles et commerciales, financières et administratives, de voies de transport et de communication, et d’équipements culturels et de loisirs. origines (sociales et nationalité) des individus.

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processus qui accompagnent la croissance urbaine telles que la concentration/décentralisation, la distribution et la différenciation ou la mobilité accompagnant l'étalement urbain, « la succession qui est la tendance de chaque zone à étendre son territoire sur la zone immédiatement périphérique » (ibid. : 132). L'Ecole de Chicago étudie la ville comme système où la croissance urbaine entraîne des mutations socio-spatiales :

« la croissance urbaine ne se traduit pas seulement par un accroissement numérique. […] Le développement de nouveaux quartiers, la multiplication des métiers et des professions, l'augmentation des valeurs foncières inséparables de l'expansion urbaine sont tous impliqués dans le processus de croissance urbaine » (ibid. : 197).

Louis Wirth donne sa définition de la ville contemporaine dans son article sur « Le phénomène urbain comme mode de vie », publié en 1938 :

« c'est le centre d'impulsion et de contrôle de la vie économique, politique et culturelle » (Wirth, 1938 : 2). Il poursuit en distinguant un mode de vie proprement urbain lié à l'influence de la ville sur ses habitants et en analysant des traits caractéristiques de la ville: le groupement de la population, la densité et l'hétérogénéité sociale. Cette étude surtout sociale de la ville a fait l’objet de critiques de la part des géographes marxistes qui lui reprochent de négliger l’espace productif (Castells, 1972 ; Harvey, 1973 ; Scott, 1988). Dans le contexte de désindustrialisation des années 1970, ces derniers vont concentrer leurs recherches sur la ville en crise, caractérisée par la stagnation ou le déclin lié à la fermeture des sites industriels qui avaient assuré leur prospérité.

Une théorie de la localisation insiste sur l'accès au réseau de transport comme un facteur clé déterminant le choix d'implantation, avant la main-d'œuvre. Weber souligne les économies d'échelle liées à la densité de services présents dans la ville (Weber, 1909). Durant l’entre-deux-guerres sont écrits les premiers travaux sur la hiérarchie des villes, les modèles de gravitation comme celui de Reilly (1931) dont la loi montre que les grandes villes ont une sphère d’influence plus large que les petites et vont donc attirer davantage de flux.

D’autres analysent les réseaux urbains avec Christaller (1933) et sa théorie des

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lieux centraux : en fondant son analyse sur un espace parfaitement homogène, il met en évidence l'aire d'attraction des villes les plus grandes dans la mesure où celles-ci concentrent population, biens et services. Ces modèles constituent les premiers exemples de hiérarchies urbaines, mais occultent tout fonctionnement réticulaire de l'espace. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale qu’est débattu le concept de métropole en géographie et en aménagement comme le montre le cas des métropoles d’équilibre9, initiées par la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), qui devaient assurer une meilleure répartition des fonctions tertiaires en France et contrebalancer la concentration parisienne. Les monographies consacrées à diverses métropoles européennes, considérées tant dans leur fonction de capitales économiques ou politiques que dans leur rôle de d’organisation de l’espace régional se développent à partir des années 1960. En France, plusieurs thèses sont publiées comme celle d’Etienne Dalmasso (1971). Mais les travaux portent surtout sur les réseaux urbains, qu’ils soient intra ou interurbains.