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La métropolisation européenne dans son contexte géographique et politique

2. Les capitales « post-socialistes » deviennent des métropoles européennes

2.2. L’insertion dans la mondialisation

Les pays d'Europe centre-orientale sont en effet passés soudainement d'un régime d'économie dirigée à celui de l'économie de marché, du totalitarisme à la démocratie. Ces pays sont alors devenus de nouveaux marchés à conquérir pour les firmes transnationales. Dans ce cadre, les métropoles sont les lieux privilégiés d'implantation des activités en raison de leurs externalités positives : connexion, infrastructures, densité de services, ou encore main-d’œuvre qualifiée. Dans le contexte de la transition post-socialiste, il faut souligner le poids déterminant du secteur privé qui a rapidement transformé le paysage urbain des métropoles :

« Dès que les compagnies internationales déterminèrent que l'Europe de l'Est était un terrain fertile pour les graines du consumérisme, elles mirent tout en œuvre pour se faire connaître en investissant les espaces les plus visibles du domaine public – les publicités télévisées en prime time, les places principales et les angles de rue de chaque grande ville. Les panneaux publicitaires de Sony, McDonald's, et Shell remplacèrent les slogans communistes omniprésents sur les toits des immeuble » (Stanilov, 2007 : 275, ma traduction).

Mais ces investissements privés qui marquent la ville et sont les indicateurs les plus visibles des Investissements Directs Etrangers (IDE) ont

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souvent été facilités par des pouvoirs publics volontaristes, conscients de la compétition à laquelle ils participent : les métropoles sont désormais des têtes de pont des investissements directs étrangers. Les bourses, même si elles restent modestes à l'échelle européenne, participent au financement des activités. Leur capitalisation met en évidence la hiérarchie des métropoles des pays d’Europe centre-orientales (Figure 14). Varsovie s'affirme en effet comme la première place financière d'Europe centrale33, devançant largement Vienne dont la capitalisation est presque deux fois inférieure. La privatisation de grandes entreprises polonaises sous le gouvernement libéral de Donald Tusk et leur introduction en bourse, comme celle du géant de l'assurance PZU (Powszechny Zakład Ubezpieczeń) en 2010, par exemple, ou encore la mise en place d'un système de prévoyance privé pour la retraite (les fonds de pension génèrent 20% des transactions) ont permis à la place de Varsovie d'affirmer sa suprématie sur les autres bourses de la région. A titre de comparaison, la capitalisation de la bourse de Prague est quatre fois moindre que celle de la capitale polonaise !

33 La bourse de Varsovie s'est installée dès 1991 dans l'ancien siège du parti communiste ! Elle a été la première en Europe centrale à être privatisée, en 2010.

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Figure 14 : La capitalisation des différentes bourses en Europe à la fin du mois de septembre 2012

Bourse

Capitalisation à la fin du mois (millions d’euros)

Source : Federation of European securities exchanges.

La première marque dans l'espace urbain de l'insertion dans la mondialisation des métropoles post-socialistes est le développement de l'immobilier de bureau lié à la tertiarisation des économies et l'implantation des multinationales (Enyedi, 1998 :29). Ces deux éléments ont entraîné une forte demande de bureaux modernes qui a été un puissant facteur de transformations urbaines, d'abord en centre-ville avec la réhabilitation d'immeubles, la construction de nouveaux bâtiments, puis en périphérie avec de nouveaux parcs d'activités (Sykora, 2007). Les premiers stocks mis sur le marché sont souvent des immeubles déjà existants transformés selon les standards occidentaux de nouvelles constructions offrant de grandes surfaces afin de pallier le manque de bureaux alors disponibles. Pour les clients, l'offre reste néanmoins assez réduite

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et sans grande diversité. C'est en effet surtout à la fin des années 1990 que l'offre s'étoffe avec des espaces modulables, la prise en compte de demandes spécifiques, en lien avec une concurrence accrue dans l'immobilier de bureau.

Si la localisation en centre-ville reste toujours prestigieuse et attire ainsi les investisseurs, c'est aussi à cette période que se développent des opérations de grande ampleur lancées par des promoteurs qui commencent à avoir l'expérience suffisante. C’est par exemple le cas à Bucarest avec l’Opera Business Center (Figure 15) livré en janvier 2001 par le promoteur tchèque Portland Trust créé en 1997 et racheté deux ans plus tard par la compagnie américaine Apollo Real Estate advisers (désormais Area property partners). Cet immeuble de bureaux de classe A de 12 500 m² qui domine la rivière Dambovita et l’opéra de Bucarest accueille ING, PricewaterhouseCoopers, GlaxoSmithKline ou encore USAID.

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Figure 15 : L’Opera Business Center livré en 2001 : un immeuble de bureaux de classe A à Bucarest, Splaiul Independentei

Cl. Photo. : J.-B. Delaugerre, septembre 2011.

Les années 2000 voient aussi se développer de nouvelles centralités en périphérie qui peuvent être soit des parcs d'activité créés ex nihilo, soit des friches industrielles reconverties en bureaux. Ces centres d'affaires connectés au réseau de transport offrent un aménagement et une architecture plus audacieux. Une autre tendance de développement dans l'immobilier de bureau est la verticalisation : le choix des tours répond à la fois à la volonté de répondre rapidement à une forte demande, mais aussi à une question d'image en important en Europe centre-orientale le modèle du centre d'affaires américain.

L'exemple de Varsovie est à cet égard significatif : le palais de la culture a été littéralement entouré de gratte-ciels, de sorte que cet héritage communiste disparaît quasiment derrière la nouvelle skyline de la ville (Coudroy de Lille, 2008).

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En parallèle à l’essor de l’immobilier de bureaux, les métropoles post-socialistes font l’objet de vastes projets commerciaux : avec l’essor d’une classe moyenne, de nouveaux marchés s’ouvrent pour les grands groupes internationaux, promoteurs de centres commerciaux ou chaînes de magasins qui les investissent (Tosics, 2005 : 64). Centres commerciaux et centres d’affaires peuvent d’ailleurs partager la même localisation facilement accessible.

Ces centres commerciaux regroupent en moyenne une centaine de boutiques de marques majoritairement internationales. Ils sont construits sur le modèle occidental (passages avec verrières, mêmes marques d’un centre à l’autre, association du prêt-à-porter, de l’esthétique, du high-tech, de la restauration avec parfois un cinéma), souvent par des promoteurs d’Europe de l’Ouest, leaders dans le secteur de la promotion et de l’investissement de grands centres commerciaux. Certains centres commerciaux existaient cependant sous l'ère communiste et ont alors fait l'objet de transformations après 1990 comme c'est le cas du centre commercial Unirea Shopping Center (Figure 16) – dont le nom en anglais est en lui-même évocateur d’une certaine modernité – construit en 1976 à Bucarest, place Unirii, qui atteint presque 100 000 m² de surface et 1 000 places de parking. L'extérieur du bâtiment ressemble à n'importe quel autre centre ailleurs en Europe en affichant en grosses lettres les marques présentes à l'intérieur. Sur la photo, le contexte de transition est cependant visible à travers l'enchevêtrement des fils électriques qui pendent le long d'un poteau, et la façade du bâtiment situé en face, encombrée de panneaux publicitaires géants et d'unités d'air conditionné disparates, symboles du

« booming, business-oriented Bucharest » (Ioan, 2007 : 310).

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Figure 16 : Unirea Shopping Center, le plus grand centre commercial de Roumanie à Bucarest, Pasajul Uniri

Cl. Photo. : J.-B. Delaugerre, septembre 2011.

Les marques de luxe investissent par ailleurs les adresses de prestige de l’hypercentre (Plac Trzech Krzyży à Varsovie, Pařížská à Prague, Andrássy út à Budapest, par exemple). Les boutiques ont tendance à s’étendre en fonction du développement économique du pays en investissant les étages supérieurs de l’immeuble où elles se situent ou en déménageant sur la même avenue dans des locaux plus vastes. Les boutiques aux vitrines flamboyantes contrastent parfois avec un bâti environnant encore marqué par un contexte de transition avec un réseau électrique qui n'est pas enterré, tendant une multitude de câbles au-dessus de la rue (Figure 17).

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Figure 17 : La transition et ses contrastes : la boutique Emporio Armani à Bucarest, Calea Victoriei

Cl. Photo. : J.-B. Delaugerre, septembre 2011.

L'amélioration des connexions participe également à l'insertion des métropoles post-socialistes dans la mondialisation. Les aéroports ont vu leur nombre de voyageurs fortement progresser (

Figure

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) : ils ont connu un essor significatif, voyant souvent leur fréquentation doubler en l’espace d’une dizaine d’années (cas de Budapest, Bucarest ou Prague, par exemple, entre 2002 et 2011). Le réseau ferroviaire (Figure 19) a pour sa part plutôt eu tendance à stagner ou à se réduire (tableaux). Les connexions continentales sont privilégiées et valorisées : dans tous les pays, le réseau autoroutier progresse, doublant (République tchèque, Slovaquie), triplant (Roumanie, Pologne) voire quintuplant (Hongrie) sa longueur totale de voies en vingt ans ; pour autant, ces évolutions cachent mal un réseau encore très peu développé comme le montrent des densités de réseaux

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autoroutiers extrêmement basses (Figure 20), en particulier en Pologne et en Roumanie (respectivement 0,003 km/km² et 0,001 en 2010 contre 0,02 en France ou 0,05 en Suisse). D'ailleurs, plusieurs métropoles souffrent d'une mauvaise connexion autoroutière : une seule autoroute relie ainsi Varsovie à l'Ouest (Berlin-Poznan-Varsovie), le seul lien autoroutier de Bucarest avec l'international se fait à l'Est en direction de la Mer Noire, tandis que le réseau autoroutier qui dessert Sofia n'a qu'une faible portée nationale.

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Figure 18 : L’évolution du nombre de passagers de quelques aéroports d’Europe centre-orientale entre 2002 et 2011 Conception et réalisation : J.-B. Delaugerre, août 2012 ; d’après Hamilton I. (2004) pour 1997, et les données d’Eurostat et des aéroports pour les autres années, 2012.

Figure 19 : L’évolution du réseau ferroviaire de quelques pays d’Europe centre-orientale entre 1990 et 2010, en km

Pays/Années 1990 1995 2000 2005 2010

Conception et réalisation : J.-B. Delaugerre, août 2012 ; d’après les données d’Eurostat, 2012.

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Figure 20 : L’évolution du réseau autoroutier de quelques pays d’Europe centre-orientale entre 1990 et 2010, en km

Pays/Années 1990 1995 2000 2005 2010

Conception et réalisation : J.-B. Delaugerre, août 2012 ; d’après les données d’Eurostat, 2012.

Enfin, l’insertion dans la mondialisation est aussi culturelle : les métropoles d’Europe centre-orientale cherchent à valoriser leur patrimoine et à se départir ainsi de l’image souvent négative attachée aux villes d’Europe centre-orientale. Alors que la période socialiste a exploré une architecture monumentale, valorisant le régime par des réalisations grandioses abondamment décorées (réalisme socialiste, style apparu officiellement en 1933 à l'occasion du concours lancé pour le Palais des Soviets à Moscou), mais a également produit en masse des logements uniformes à l'architecture monotone à partir de 1955 (Kopp, 1985 ; Åman, 1992), les métropoles post-socialistes cherchent désormais à se présenter comme des villes au passé glorieux ne se résumant pas à l’époque communiste (Figure 21). Elles mettent en avant leur héritage historique qui devient un facteur d’attractivité comme le montent leurs sites internet. Sous l’effet du marketing urbain, même Varsovie, qui a pourtant été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale et dont le centre ancien a été reconstruit, se présente comme une métropole culturelle : la ville de Chopin est une ville sportive (Euro 2012) qui a candidaté au titre de capitale européenne de la culture 2016 (c’est Wrocław également en Pologne qui l’a obtenu) d’après le site internet de la ville. Prague est fière de célébrer en 2012 son statut de ville classée depuis 20 ans par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial, tandis

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que Budapest met en avant le pont de chaînes terminé en 1849 et le château de Buda, le château des rois de Hongrie, qui domine la ville.

Figure 21 : Des métropoles culturelles à l’histoire riche : captures d’écran des pages d’accueil des sites internet de Varsovie, Prague et Budapest (août 2012).

Enfin, l’organisation d’événements, d’expositions permettent aux métropoles post-socialistes de se faire connaître comme destinations en mettant

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en avant leurs capacités d’organisation et leur statut de villes de culture à visiter. présentations d’artistes ou de mouvements moins connus (le phénomène Erker de Saint-Gall en 2012, par exemple).

En 25 ans, de nombreuses mutations ont affecté les Etats postsocialistes, et plus particulièrement leurs métropoles, qui ont intégré l'Union européenne et participent aux flux de la mondialisation. La métropolisation et ses effets de concentration de population, de richesses, a mis fin à une posture socialiste anti-métropolitaine : le régime communiste privilégiait en effet les échelons urbains inférieurs, de sorte que les grandes villes avaient une influence réduite. Aujourd'hui, le contexte est marqué par une forte concurrence en Europe centre-orientale: les différentes métropoles sont désormais rivales

Figure 22 : « De Degas à Picasso » : l’exposition des chefs-d’œuvre impressionnistes et abstraits du musée Pouchkine au musée des Beaux-Arts de Budapest, Dózsa György út

Cl. Photo. : J.-B. Delaugerre, avril 2010.

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pour tirer profit au mieux de la mondialisation. Les différents équipements dont elles se dotent pour améliorer leur accessibilité, pour renforcer leur développement économique et attirer les investisseurs étrangers le montrent bien. Dans cette compétition, les défis à relever sont encore nombreux et il est difficile de désigner des « gagnants » et des « perdants » de la transition (Hamilton, 2005 : 472). Ces villes proposent ainsi des prix de location de bureaux de classe A sensiblement identiques, de EUR 288/m²/an pour Varsovie, à 252 pour Prague, ou encore 234 pour Budapest et 222 pour Bucarest, au deuxième trimestre 201334. Vienne affiche des loyers plus élevés de EUR 324/m²/an35. Chaque métropole affirme et renforce un secteur précis : Varsovie est devenue la place financière d'Europe centre-orientale où des entreprises de pays voisins viennent lancer leur introduction en bourse, tandis que Vienne est le pôle culturel de la région. Prague se développe face à ces deux métropoles : si la concurrence financière de la capitale polonaise apparaît difficile à affronter, elle a les atouts nécessaires (richesse du patrimoine, nombre de nuitées identique…) pour rivaliser avec Vienne en matière culturelle. Budapest reste pour l'instant moins attractive que ces trois villes aux yeux des investisseurs.

Pour autant, les grandes villes d'Europe centre-orientale s’affirment aujourd'hui davantage comme des métropoles que des capitales et cherchent à renforcer leurs spécialités qui les font connaître à l'international.