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Genève et Prague, métropoles en Europe

2. Un passé historique qui compte

2.2. Genève, le refuge protestant

Genève est un pôle religieux : au Moyen Âge, l'évêque de Genève dirige la vie religieuse de son diocèse, mais c'est aussi un seigneur dont le pouvoir s'étend sur un territoire assez grand qui va du Léman au lac du Bourget jusqu'aux cluses du Jura. Cette prééminence de l'évêque, devant l’empereur du Saint Empire dans lequel Genève se situe, s'affirme avec l'accord de Seyssel (1124) qui règle le conflit l'opposant au comte de Genève : ce dernier doit lui rendre les biens conquis au tournant des XIe et XIIe siècles et reconnaître ses pouvoirs politiques économiques et judiciaires sur Genève. Cette situation est confirmée un siècle plus tard par le traité de Desingy (1219), le comte de Genève se reconnaissant comme le vassal de l'évêque. Les XIIIe et XIVe

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siècles marquent la montée des tensions entre deux Maisons : celle des comtes de Genève et celle des comtes de Savoie. Les comtes de Genève vont subir d'importantes pertes financières et territoriales et voir l'ensemble de leur comté acheté en 1401 par le comte de Savoie Amédée VIII. Genève se retrouve alors encerclé par les possessions savoyardes, et même dirigé par le comte de savoir qui a pris possession du château de l’Île en 1287 et gère les péages du pont. Le traité d'Asti (1290) consacre l'influence du comte de Savoie à Genève puisqu'il conserve le château même s'il doit rendre la gestion du péage à l'évêque. Cette mainmise de la maison de Savoie sur la ville de Genève durera jusqu'au XVIe siècle.

Mais le Moyen-Âge marque aussi le début de la prospérité commerciale de Genève qui, outre ses marchés locaux, va organiser à l'occasion des fêtes religieuses des foires qui attirent les marchands des pays voisins. Le développement économique explique l'expansion démographique de la ville qui s'étale, conquiert des faubourgs comme celui de saint Gervais, et agrandit ses remparts. Face à l’évêque et au comte de Savoie, un troisième acteur va progressivement s’affirmer, la commune, reconnue par les Franchises (1387) de l'évêque Adhémar Fabri qui définissent les compétences respectives de l'évêque et de la commune (Guichonnet, 1986). Un Conseil général va désormais élire chaque année quatre syndics qui représentent la commune.

Genève connaît un « âge d’or » dans la première moitié du XVe siècle où la prospérité est tirée par le succès des foires – et des taxes qu’elles génèrent pour l’évêché et la commune – qui met en évidence une influence qui dépasse les limites régionales. Le poids des marchands, négociants et banquiers italiens dans le commerce à Genève le montre bien : la place financière s’affirme à cette époque en même temps que les opérations de change et de crédit dans lesquelles les Médicis prennent une part très importante. Conséquence de ce développement, la population double dans la première moitié du XVe siècle pour atteindre 12 000 habitants en 1450 et la ville s'étend (Figure 39 et Figure 40).

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Figure 39 : Les populations de Genève et de Prague entre 1000 et 1850

Années 1000 1200 1300 1400 1500 1600 1700 1750 1800 1850

Ce XVe siècle est aussi la confirmation du poids de la Maison de Savoie qui contrôle l’évêché à partir du moment où, devenu le pape Félix V, Amédée VIII prendra possession de Genève en 1444. Cette « dynastie épiscopale savoyarde » à la tête de Genève durera jusqu’à la Réforme. La deuxième moitié du XVe siècle est marquée par un certain déclin des foires de Genève directement concurrencées par les foires de Lyon privilégiées par le roi de France Louis XI ; Genève garde un certain dynamisme grâce aux marchands allemands et suisses. Mais elle est aussi l’occasion de s’allier aux Confédérés après que ceux-ci (Berne, Fribourg, Soleure) ont menacé de raser Genève ! Un traité est donc signé en 1477 entre les parties : il s’agit du premier rapprochement entre la cité du bout du lac et la Suisse, même s’il faudra attendre encore plus de trois siècles pour que Genève rejoigne la Confédération. Plusieurs changements interviennent dans la vie de la cité au XVIe siècle qui consacre la fin du pouvoir épiscopal à Genève qui devient une république qui bat monnaie et se choisit une devise, toujours d'actualité, « Post tenebras lux » (1542) ; « [ce siècle] marque l'avènement d'une nouvelle ère dans l'histoire de Genève : celle de la république protestante, consécutivement à la double émancipation politique et religieuse de la seigneurie épiscopale » (Dufour, 2010 : 43).

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Figure 40 : L'extension urbaine de Genève du XIe à la fin du XVe siècle

Source : Blondel, Guichonnet (1974 : 81).

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En effet, la population genevoise adopte avant l'arrivée de Calvin les idées réformées de Berne ; la messe est suspendue en 1535, entraînant le départ de ceux qui sont restés catholiques. C'est à cette époque qu'arrive Jean Calvin, qui effectue d'abord un court séjour entre 1536 et 1538, avant de s'installer définitivement à partir de 1541. Pendant près d'un quart de siècle, il va marquer la ville de son empreinte dans plusieurs domaines : religieux avec les Ordonnances ecclésiastiques qui définissent la pratique de la foi (1541), politique avec les Ordonnances sur les offices et les officiers (1543) qui organisent la vie politique à Genève, moral en appliquant une discipline stricte selon les Ordonnances somptuaires (1558) qui règlent la vie des Genevois qui doivent mener une vie sobre, et juridique avec les Edits civils (1568) qui fixent le droit et ses procédures. Enfin, en créant en 1559 le Collège et l’Académie dirigée par le théologien Théodore de Bèze, Calvin donne à Genève une influence prépondérante dans la formation des pasteurs et donc dans la diffusion des idées réformées, faisant de la ville une « Rome protestante ».

Au milieu du XVIe siècle, Genève fait face au « refuge protestant français » – un second suivra après 1685 et la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV – et voit sa population augmenter de plus de 10 000 habitants entre 1550 et 1560, et dépasser les 20 000 habitants (Fournier-Marcigny, 1942).

Cet afflux va avoir un impact social et économique sur Genève en apportant une revitalisation de la cité où se développent sous l’effet des arrivants et de leur savoir-faire de nouvelles industries comme l’édition, l’orfèvrerie, la dorure, l’indiennerie, l’horlogerie, la draperie et la soierie (Fournier-Marcigny, 1942). Ces deux dernières activités sont les secteurs économiques majeurs de Genève à l’époque et leurs productions régies par des normes de qualité sont exportées dans toute l’Europe. Mais ces activités textiles qui révèlent le dynamisme et l’esprit d’invention des marchands et des artisans commencent à décliner entre 1615 et 1625 « [en raison de] coûts salariaux trop élevés, des prélèvements de plus en plus lourds de l’Etat, des matières premières de mauvais qualité ou trop coûteuses, et l’incapacité des maîtrises de s’adapter aux nouvelles modes et aux conditions du marché » (Mottu-Weber, 1987 : 448). L'industrie à Genève connaît d'ailleurs des phases avec une période faste pour le textile entre 1550 et le milieu du XVIIe siècle, activité à laquelle succède ensuite la Fabrique,

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dire l'orfèvrerie et l'horlogerie dont le développement sera très rapide.

L’indiennerie prendra, elle, son essor au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Au niveau politique, l’attaque ratée de l’Escalade menée dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602 par le duc de Savoie contre Genève le conduit à signer l’accord de saint Julien (1603) qui garantit l’indépendance de la ville.

Mais ce qui caractérise l'économie genevoise et se révèle toujours très actuel, c’est, comme l'écrit Jean-François Bergier,

« d'avoir été contrainte à se dépasser. C'est-à-dire à offrir loin à la ronde quelques produits et services très spécialisés, très haut de gamme, très solides et sûrs dans le long terme ; des produits et services sans rapport avec un marché intérieur insignifiant, et donc rentables à la seule échelle d'un marché européen, voire, au XVIIIe siècle, mondial… » (Piuz et Mottu-Weber, 1990 : VIII).

Toutes ces activités impliquent des capitaux, ce qui fait de Genève une place où l’argent circule, se change. Le marchand-fabricant devient donc aussi un banquier pour faciliter les transactions, en octroyant des prêts, en transférant des fonds par exemple. Cela sera purement l’affaire des banquiers au XVIIIe siècle qui financent le développement du commerce et la croissance des échanges et les besoins d’argent de l’Etat français pour mener ses guerres. Les rendements de la finance permettent aux familles patriciennes d’édifier de belles villas à la campagne et des hôtels particuliers en ville (rue des Granges, par exemple) (Figure 41 et Figure 42).

169 Figure 41 : Vue de Genève au XVIIIe siècle

Source : gravure faite à Lyon par Daudet (Spon, 1730 : 471).

Figure 42 : Les hôtels particuliers de la rue des Granges, depuis la place Neuve : symboles de l’essor économique de Genève au XVIIIe siècle

Cl. Photo. : J.-B. Delaugerre, juillet 2012.

Genève devient ainsi un pôle financier international dont l’un des siens, Necker, est même nommé ministre des finances de Louis XVI ! Pour autant, le XVIIIe siècle s’achève sur une crise liée à un manque d’innovation de la manufacture genevoise et à une dépendance sans doute trop forte à l’égard du

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Trésor français. Au siècle des Lumières, Genève s'affirme comme un centre culturel, point de départ d'une tradition scientifique qui perdure encore aujourd'hui. L'Académie est le centre de cette « cité savante » qui excelle en philosophie (Jean-Robert Chouet), en théologie (Jean-Alphonse Turrettini), en mathématiques (Jean-Louis Calandrini, Gabriel Cramer), ou encore en sciences naturelles (Horace-Bénédict de Saussure). Après 15 ans d'annexion par la France, Genève retrouve son indépendance et devient un canton suisse en entrant dans la Confédération. Le XIXe siècle est marqué par un esprit d'ouverture symbolisé par la destruction des fortifications au milieu du siècle et par l'empreinte du radical James Fazy (1794-1878) pour qui il faut « être sans cesse en avant ». C'est aussi une ouverture internationale avec la création du comité international de la Croix-Rouge (CICR) en 1863, ou encore la signature de la Convention de Genève en 1864 : Genève devient ainsi un pôle de promotion de la paix dans le monde qui sera considérablement étoffé au siècle suivant. Au niveau économique, l'horlogerie et la finance (banques privées) se renforcent, tandis que les industries chimiques (colorants, arômes et parfums) et mécaniques font leur apparition au milieu du siècle. Tous ces éléments vont déterminer l'évolution de Genève au XXe et au XXIe siècle.

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Figure 43 : Chronologies historiques de Genève et de Prague

Chronologie historique de Genève

- 3 000 av. J.-C. : premières traces de populations à Genève

- 58 av. J.-C. : Jules César bloque les Helvètes en détruisant le pont sur le Rhône

1160 : Lancement de la construction de la cathédrale Saint-Pierre 1477 : Traité de combourgeoisie (alliance) signé entre Genève, Berne et Fribourg

1536 : Adoption de la Réforme et arrivée de Calvin dans la ville 1541 : Calvin rentre de Strasbourg à Genève

1550 : Premier refuge protestant

1559 : Fondation de l'Académie par Jean Calvin

1602 : Nuit de l'Escalade, défaite de l'attaque du duc de Savoie contre Genève (du 11 au 12 décembre)

1603 : Traité de Saint-Julien qui reconnaît l'indépendance de la République de Genève

1685 : Deuxième refuge protestant 1798 : Genève est annexée à la France 1815 : Genève intègre la Confédération suisse

1847 : Constitution genevoise et gouvernement de James Fazy 1850 : Destruction des fortifications (sur trente ans)

1863 : Henri Dunant fonde la Croix-Rouge à Genève 1891 : Le jet d'eau est inauguré

1919 : Le siège de la Société des Nations s'implante à Genève

1946 : Le deuxième siège de l'ONU est installé à Genève, à l'instar de plusieurs institutions internationales ensuite

2012 : Adoption d'une nouvelle Constitution

Chronologie historique de Prague 870 : Fondation de la ville de Prague

1085 : la dynastie royale des Premyslides en fait sa capitale.

1310 : la dynastie des Luxembourg fait de Prague une capitale impériale 1347 : Charles IV décide d'étendre la ville en créant la Nouvelle Ville (Nové Město)

1348 : Le souverain fonde aussi l'Université Charles, la première en Europe centrale

1355 : Prague devient la capitale du Saint-Empire romain germanique 1357 : Construction du Pont Charles

1419 : Première défenestration de Prague (conflit qui oppose les hussites aux catholiques)

1583 : Rodolphe II fait à nouveau de Prague la capitale du Saint-Empire romain germanique

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1618 : Deuxième défenestration de Prague qui déclenche la guerre de Trente ans

1784 : Réunion des quartiers centraux de Prague pour former la ville de Prague 1848 : soulèvements populaires, Printemps des peuples

1884 : la municipalité entreprend de réguler la Vltava et de détruire le ghetto juif de Josefov

1918 : Prague devient la capitale de la Tchécoslovaquie devenue indépendante 1948 : Coup de Prague opéré par Klement Gottwald qui instaure le

communisme

1968 : Printemps de Prague suivi de l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie

1969 : L'étudiant Jan Palach s'immole par le feu contre cette invasion 1989 : Révolution de velours et fin du régime socialiste

1992 : Prague est classée sur la liste du Patrimoine mondiale par l'UNESCO 1993 : Prague, capitale de la République tchèque après l'indépendance de la Slovaquie

2011 : Mort de l'ancien président Václav Havel. L'aéroport de Prague prend son nom en 2012

Conception et réalisation : J.-B. Delaugerre, 2012.

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Préciser l'histoire de Prague et de Genève, présenter les personnages qui ont présidé à leur destinée est indispensable pour mieux comprendre leur trajectoire actuelle. Ces deux métropoles ont été façonnées d'une certaine façon au cours des siècles passés. Plusieurs fois capitale, Prague a été un centre politique et culturel majeur rayonnant à l'échelle de l'Empire et à l'échelle européenne ; Genève, qui n'a eu de cesse de rechercher son indépendance, a porté haut les idées de la réforme faisant d’elle un refuge pour les protestants majoritairement français qui vont transformer ses structures sociales et économiques. Leurs spécialités qui font aujourd'hui leur renommée et leur prospérité à l'international peuvent être liées à cet héritage historique.

La mise en contexte géographique et historique permet de mieux envisager les enjeux auxquels ces deux territoires sont confrontés. Genève et Prague sont, comme toutes les métropoles intermédiaires, soumises à un impératif de compétitivité particulièrement fort qui implique des stratégies territoriales spécifiques. Dès lors, ce qu'une stratégie territoriale et qu'est-ce que la gouvernanqu'est-ce ? Dans quel contexte politique évoluent Genève et Prague ? Quelles sont leurs institutions métropolitaines ? Répondre à ces questions va mettre en évidence dans un troisième chapitre les singularités de la métropolisation en Europe qui dépend beaucoup des contextes nationaux.

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Chapitre 6.

Quelles stratégies territoriales pour les métropoles