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Chapitre 3 – La méthode

3.1. La méthode d’enquête

Afin de répondre à la question de recherche, nous avons choisi de mener des entrevues de recherche d’un type particulier, soit le récit de vie. Qualifiée également par certains d’entrevue autobiographique (Dandurand al, 1994), la méthode du récit de vie est définie par Daniel Bertaux comme un entretien essentiellement narratif, c’est-à-dire « un entretien au cours duquel un « chercheur » […] demande à une personne […] de lui raconter tout ou partie de son expérience vécue. En mettant l’accent […] sur l’aspect « vie sociale » : vie et activités en relation et interactions avec d’autres personnes, pratiques récurrentes, cours d’action orientés vers des buts à atteindre » (2010 : 10). Pour qu’il y ait, en effet, apparition de la forme narrative, qui est essentielle à la construction d’un récit de vie, la production discursive ne doit pas se réduire à la forme de la « chronique », c’est-à-dire à une description ou à une juxtaposition d’événements sans que ne soient explicités d’une manière ou d’une autre les rapports qui les lient. La forme narrative implique de faire le récit des relations et des interactions réciproques des personnages relatés, d’expliquer leurs motivations à l’action, d’exprimer des jugements sur l’expérience vécue et sur les acteurs qui en étaient partie prenante. Ainsi, « descriptions, explications, évaluations, sans être des formes narratives, font partie de toute narration et contribuent à en construire les significations » (Bertaux, 2010 : 36).

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Cette forme particulière de l’entretien de recherche apparait la plus appropriée pour comprendre comment se joue pour l’individu le processus menant à l’engagement de soi à se reconnaitre auprès d’autrui dans le statut de parent, car elle permet d’appréhender, à travers le discours narratif produit, l’évolution et l’entrelacement des différentes dimensions du parcours de vie qui ont été déterminantes quant à la venue d’un premier enfant. Dans un contexte où la discipline sociologique délaisse depuis quelques années l’analyse des « structures » pour renouer avec le thème de l’action, la méthode du récit de vie permet d’étudier empiriquement l’action dans la durée, et pas seulement des comportements ponctuels. L’investigation vise en effet à appréhender l’histoire de vie, telle que racontée par l’individu, en tant que « succession temporelle d’événements, de situations, de projets et des actions et cours d’action dans la durée qui en résultent » (Bertaux, 2010 : 36-37). Le récit évoqué constitue ainsi la trame narrative du parcours de vie, sans cesse conditionné et réorienté tant par les phénomènes macrosociaux d’envergure – une crise économique, une guerre, la fermeture d’usines, etc. – que par les innombrables contingences microsociales de l’existence – une rencontre imprévue, un accident, une naissance inattendue, etc.

Certes, la mise en récit de l’expérience vécue implique plusieurs médiations subjectives d’ordre perceptuel, réflexive, évaluative, mnésique, contextuel – c’est-à-dire liées aux conditions de réalisation de l’entretien de recherche – etc. Par exemple, la reconstruction narrative des actions, des situations et des événements antérieurs suppose une médiation liée à la signification attribuée rétrospectivement par le sujet à l’expérience vécue. Mais cela ne doit pas conduire à penser que tout récit de vie construit n’aurait que peu ou pas à voir avec le parcours tel qu’il a été vécu. Comme le souligne Daniel Bertaux, s’il y a présence de médiations, « pourtant c’est bien leur propre parcours que racontent les sujets, et non celui de quelqu’un d’autre. L’intervention des médiations signalées ne touche guère la structure diachronique des situations, événements et actions qui ont jalonné ce parcours » (2010 : 40). S’il est vrai que la mise en récit peut altérer rétrospectivement le sens attribué initialement à l’expérience vécue, il est possible de surmonter cette difficulté par la mise en rapport de plusieurs entretiens narratifs réalisés à propos d’un même objet d’étude, de manière à écarter de telles représentations rétrospectives « désincarnées » des faits et à « isoler un noyau commun aux expériences, celui qui correspond à leur dimension sociale, celle que l’on cherche précisément à saisir. Ce noyau est à chercher du côté des faits, des pratiques et des

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actes plutôt que du côté des représentations » (Bertaux, 2010 : 40). Suivant cette perspective, notre démarche permet à la fois de voir comment les personnes donnent sens à leur histoire et d’aborder de façon concrète et pratique le processus menant à la décision de devenir parent en s’intéressant au moment où elles s’engagent dans ce sens en l’annonçant à d’autres. L’entretien non directif, qualifié également de non structuré ou de non dirigé, est fréquemment pratiqué pour la constitution de récits biographiques (Savoie-Zajc, 2009). Dans un entretien de type non directif, « le chercheur propose au sujet un (des) thème(s) de plus ou moins grande envergure (par exemple : Parlez-moi de vos loisirs. », « Si vous me parliez de vos occupations entre l’âge de 30 et 50 ans… ») et il lui confie la responsabilité de s’exprimer librement et d’une manière personnelle sur le thème » (Daunais, 1992 : 275). Au cours de cet exercice réflexif qui conduit le répondant à construire son discours par lui-même en regard du thème général proposé, le chercheur n’est pas pour autant confiné à une écoute passive et à une attitude de laisser-faire. Son rôle consiste à accompagner le participant dans la formulation de son récit, à faciliter l’énonciation et l’articulation des éléments importants de son histoire de vie. Plus précisément, « le chercheur guide le sujet de façon subtile en demandant des clarifications, en reformulant, en [reflétant] ce qui a été dit. Il soutient le sujet dans sa démarche d’explication en se gardant bien de lui souffler une réponse ou de lui soutirer une information qu’il hésite à transmettre » (Boutin, 1997 : 32). Bien que l’interviewer soit « actif » (Mucchielli, 1991) au cours de l’interaction avec son interlocuteur, il doit en effet éviter d’orienter d’une manière ou d’une autre les propos du sujet, qu’il s’agisse de suggérer ou de désapprouver un élément du discours, de critiquer des pratiques, des idées ou des sentiments exprimés, de contraindre la personne dans l’expression de son récit, etc. Comme le mentionnent Didier Demazière et Claude Dubar avec un brin d’ironie, un entretien de recherche non directif « réussi », « c’est celui qui livre des éléments de compréhension du sujet et non du chercheur qui l’a interrogé! » (2004 : 89). Pour ces chercheurs, l’entretien ouvert vise à saisir le sens subjectif de l’expérience tel que construit librement par le participant dans l’interaction avec le chercheur, sans l’intermédiaire de questions préalablement définies conditionnant la mise en forme du récit biographique sur la base des interrogations et des croyances de l’interviewer.

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La production des récits biographiques peut également s’effectuer ou être complétée au moyen d’entretiens semi dirigés, afin d’interroger les répondants sur certains aspects particuliers de leur parcours et de leur expérience (Revillard, 2018).L’entrevue semi dirigée, en général, se définit comme « une interaction verbale animée de façon souple par le chercheur. Celui-ci se laissera guider par le rythme et le contenu unique de l’échange dans le but d’aborder […] les thèmes généraux qu’il souhaite explorer avec le participant à la recherche » (Savoie-Zajc, 2009 : 340). Contrairement à l’entretien de recherche de type directif ou au questionnaire d’enquête, l’entretien semi-dirigé ne contraint pas le chercheur à s’en tenir à un cadre rigide lors de la collecte des données. Ce dernier peut reformuler le discours du répondant afin de bien comprendre sa réalité. Il peut également répéter une question qui a été mal comprise par le participant, ou demander des précisions afin d’obtenir davantage d’informations pertinentes sur une thématique abordée. Selon Angers, « [l]’entrevue de recherche vise à faire parler en profondeur les enquêtés. S’il est bien mené, ce type d’investigation fournit des données qualitatives remarquables, car l’entrevue de recherche permet d’établir un rapport quasi intime avec les enquêtés et, de ce fait, occupe une place qui lui est propre parmi les techniques de recherche en sciences humaines » (1996 : 141). La flexibilité de l’entrevue semi-dirigée permet notamment d’aider la personne interrogée à s’exprimer sur des sujets sensibles, par exemple une grossesse non planifiée ou une mésentente au sein du couple quant au moment souhaité pour devenir parent.