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L'engagement dans la parentalité : étude du processus menant à la décision d'avoir un enfant dans les parcours de vie de nouveaux parents

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Academic year: 2021

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© Kevin Rousseau, 2020

L'engagement dans la parentalité : étude du processus

menant à la décision d'avoir un enfant dans les

parcours de vie de nouveaux parents

Mémoire

Kevin Rousseau

Maîtrise en sociologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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L’engagement dans la parentalité : étude du processus

menant à la décision d’avoir un enfant dans les parcours

de vie de nouveaux parents

Mémoire

Kevin Rousseau

Sous la direction de :

(3)

II

Résumé

Ce mémoire vise à comprendre comment se joue le processus menant à la décision de devenir parent dans l’expérience subjective des individus. Pour ce faire, 18 entrevues autobiographiques ont été réalisées auprès d’hommes et de femmes devenus récemment parent ou qui attendent la naissance prochaine d’un enfant. L’analyse des récits indique que le désir d’enfant constitue, chez l’ensemble des participants à l’enquête, un élément central du processus menant à la décision de devenir parent, un état éprouvé antérieurement à l’engagement dans la parentalité qui en favorise la concrétisation. En outre, les données colligées mettent en lumière l’importance que revêt, chez plusieurs personnes, la validation d’un désir d’enfant chez le partenaire amoureux au moment de la formation du couple, une validation qui se joue le plus souvent par des échanges tacites et qui constitue le point de départ du projet d’enfant. L’analyse montrent par ailleurs que l’entrée dans la parentalité se joue toujours à l’intérieur d’un continuum entre projet d’enfant et grossesse non planifiée, représenté par trois cas de figure : 1) plusieurs naissances résultent de l’élaboration d’un projet d’enfant mené à terme, 2) certaines se rapportent à un épisode de grossesse non planifiée, 3) alors que d’autres surviennent à la suite d’une grossesse plus ou moins planifiée. Bien que certains facteurs considérés comme significatifs dans le processus menant à la décision de devenir parent recoupent ces trois cas de figure, chacun implique des échanges, des réflexions, des sentiments, des choix ou des contraintes, chez les parents interrogés, qui lui sont propres.

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III

Abstract

This paper aims to understand how the process leading up to the decision to become a parent is played out in the subjective experience of individuals. To this end, 18 autobiographical interviews were conducted with men and women who have recently become parents or are expecting a child. The analysis of the accounts indicates that the desire for a child is, for all the participants in the survey, a central element in the process leading to the decision to become a parent, a state experienced prior to the commitment to parenthood that favours its realization. Moreover, the data collected highlight the importance, for many people, of validating a desire for a child in their love partner at the time of couple formation, a validation that is most often played out through tacit exchanges and that constitutes the starting point for the child's project. The analysis also shows that entry into parenthood always occurs within a continuum between a planned child and an unplanned pregnancy, represented by three scenarios: 1) several births result from the development of a planned child, 2) some relate to an episode of unplanned pregnancy, 3) while others occur following a more or less planned pregnancy. Although some factors considered significant in the process leading to the decision to become a parent overlap with these three scenarios, each one involves exchanges, reflections, feelings, choices or constraints on the part of the parents interviewed that are specific to it.

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IV

Table des matières

Résumé ... II Abstract ... III Table des matières ... IV Remerciements ... VII

Introduction ... 1

Chapitre 1 – Les transformations historiques de la famille et du rapport à l’enfant .... 5

1.1. La famille et le rapport à l’enfant dans les sociétés traditionnelles ... 5

La condition sociale et l’appartenance familiale ... 5

La subsistance et les solidarités communautaires ... 6

La non conscience de l’enfance comme âge de la vie ... 7

La confusion entre la sphère privée et la sphère publique ... 8

1.2. La famille et le rapport à l’enfant dans les sociétés modernes ... 9

La famille comme espace privé ... 9

La famille conjugale ... 10

Le sentiment amoureux comme fondement du couple ... 11

Le sentiment de l’enfance... 12

Les rôles sociaux et la famille moderne ... 14

1.3. La première transition de la fécondité et les transformations de la famille et du rapport à l’enfant au Québec jusqu’au milieu du XXe siècle ... 14

La famille rurale canadienne-française ... 15

La première transition de la fécondité ... 15

L’émergence de la famille moderne québécoise ... 18

1.4. La seconde transition de la fécondité et les transformations de la famille et du rapport à l’enfant au Québec depuis les années 1960 ... 20

Le déclin de l’influence de l’Église et la laïcisation des institutions ... 21

La révolution contraceptive ... 21

Les réformes du droit de la famille ... 22

L’accès des femmes à l’éducation et au marché du travail ... 23

Une révolution individualiste qui ébranle le système matrimonial traditionnel ... 24

La seconde transition de la fécondité ... 25

Devenir parent : objet d’un choix personnel ... 25

Chapitre 2 – Les enjeux relatifs au processus menant à la décision de devenir parent ... 27

2.1. Les conditions du devenir parent ... 27

L’allongement de la jeunesse ... 28

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V

L’allongement des parcours scolaires ... 34

La précarité financière et d’emploi ... 37

Le parcours migratoire et résidentiel ... 41

Les autres projets de vie ... 43

Les normes d’âge ... 47

La pression et l’influence de l’entourage ... 48

2.2. Le désir d’enfant ... 49

2.3. Le projet d’enfant ... 53

Le projet parental chez Luc Boltanski ... 53

Une définition du projet d’enfant ... 57

2.4. Devenir parent : la nécessité de l’engagement par la parole ... 60

2.5. La question de recherche ... 62

Chapitre 3 – La méthode... 63

3.1. La méthode d’enquête ... 63

3.2. La population à l’étude ... 66

3.3. Le recrutement des participants ... 69

3.4. L’instrument de collecte de données ... 69

3.5. Le prétest de l’instrument de collecte de données ... 70

3.6. La présentation des répondants ... 71

3.7. L’analyse des données recueillies ... 71

3.8. Les limites de l’enquête ... 72

Chapitre 4 – Les manifestations du désir d’enfant ... 74

4.1. L’émergence du désir d’enfant ... 74

Le passé dans la famille d’origine ... 76

4.2. Les transformations du désir d’enfant ... 79

L’influence des expériences parentales de l’entourage ... 79

Conclusion ... 82

Chapitre 5 – Le processus menant à la décision de devenir parent : entre projet d’enfant et grossesse non planifiée ... 83

5.1. Devenir parent par l’entremise d’un projet d’enfant ... 84

5.1.1. L’émergence du projet d’enfant et son caractère implicite ... 84

La confirmation d’un désir d’enfant partagé au sein du couple ... 85

5.1.2. Du projet d’enfant implicite au projet d’enfant formel ... 89

Le primat de la stabilité conjugale ... 89

La concordance des calendriers d’entrée dans la parentalité ... 94

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VI

La situation financière et d’emploi : entre suffisance et stabilité ... 103

Les conditions résidentielles : entre idéalisme et pragmatisme ... 106

La pression ressentie de l’avancement en âge ... 110

L’influence des expériences parentales de l’entourage ... 111

Se dire « on fait un enfant » ... 112

5.2. Devenir parent à la suite d’une grossesse non planifiée ... 113

5.2.1. L’épisode de grossesse non planifiée ... 114

5.2.2. La décision de mener à terme la grossesse : prérogative des femmes ... 116

5.2.3. Devenir parent en l’absence de planification : les facteurs déterminants ... 120

La prépondérance du désir d’enfant ... 121

L’incapacité ressentie de considérer l’avortement ... 123

Le sentiment d’avoir trouvé la « bonne » personne ... 125

L’incapacité ressentie de se détourner de ses responsabilités parentales ... 125

Le caractère relatif des conditions matérielles ... 127

Le soutien de membres de l’entourage ... 129

L’absence de conditions relationnelles et matérielles : un idéal manquant, mais secondaire ... 132

5.3. Devenir parent à la suite d’une grossesse plus ou moins planifiée ... 133

S’en remettre à la fortune ou faire fi de la décision de faire un enfant ... 134

Les difficultés biologiques persistantes à faire un enfant ... 137

Conclusion ... 140

Conclusion générale ... 141

Bibliographie ... 155

Annexe 1 – Grille d’entrevue de recherche ... 163

Annexe 2 – Formulaire du participant ... 169

Annexe 3 – Lettre de sollicitation ... 171

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VII

Remerciements

Mes premiers remerciements vont aux parents qui ont participé à cette enquête. Vous avez généreusement accepté de me partager votre histoire de vie sur un sujet personnel et intime qu’est celui de l’engagement dans la parentalité. Vous m’avez accordé votre confiance. Je vous en serai toujours reconnaissant.

Je tiens également à remercier sincèrement Madeleine Pastinelli, directrice de ce mémoire, pour sa présence et son support tout au long de cette épreuve. Ses conseils, ses réflexions et ses critiques m’ont grandement aidé à cheminer dans la rédaction de ce mémoire. Je veux également la remercier pour sa patience et sa compréhension vis-à-vis du défi colossal que représente la conciliation étude-travail, au travers de laquelle s’est effectuée une bonne partie de la rédaction de ce mémoire. Ce soutien indéfectible a été grandement apprécié.

J’aimerais également remercier les membres de ma famille pour leur soutien moral dans ce long périple. Leurs encouragements incessants m’ont aidé de persévérer dans la rédaction de ce mémoire. Mille fois merci.

Finalement, je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Fond de recherche du Québec – Société et culture qui m’ont soutenu financièrement lors de mes deux premières années à la maîtrise.

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1

Introduction

Au cours du XXe siècle, la société québécoise a connu plusieurs transformations sociales ayant participé à redéfinir les aspirations et les comportements de fécondité des hommes et des femmes. L’affaiblissement de la valeur économique de l’enfant, la laïcisation des institutions, les réformes du droit de la famille, l’accès des femmes au marché du travail, l’individualisation des parcours de vie, ainsi que l’avènement de moyens contraceptifs efficaces sont parmi les facteurs qui ont favorisé les mutations du rapport à l’enfant et à la parentalité (Beaujot, 2000). Ainsi, depuis quelques décennies, la natalité au Québec a chuté de façon spectaculaire. Entre 1951 et 2018, l’indice synthétique de fécondité (ISF), c’est-à-dire le nombre moyen d’enfants par femme,1 est passé de 3,85 à 1,59 (Institut de la statistique

du Québec [ISQ], 2020). Plus généralement, devenir parent est aujourd’hui l’objet d’une décision personnelle, et non plus la conséquence des aléas du « destin », comme cela était encore le cas jusqu’à la fin des années 1950. Largement tributaire de la volonté des individus, la naissance d’un enfant est désormais un acte pensé et réfléchi (Dandurand, 2000; Charton, 2009).

Dans un contexte social de faible fécondité où l’entrée dans la parentalité constitue un choix de vie parmi d’autres auquel il est légitime de renoncer, il importe de pouvoir comprendre les situations et les facteurs menant les hommes et les femmes en âge de procréer à prendre la décision d’avoir un enfant. Un ensemble de conditions, de choix et de contraintes, dans l’expérience subjective des individus, sont en effet susceptibles d’infléchir ce processus décisionnel singulier. À ce titre, le désir d’enfant est sans contredit une dimension centrale des comportements procréatifs contemporains (Dandurand et al., 1997; Le Voyer, 2003). La liberté et le choix dont jouissent les individus d’avoir ou non des enfants laissent une plus grande place à l’affirmation du désir d’enfant. L’intensité d’un tel désir, son absence ou ses transformations dans les parcours de vie peuvent moduler le processus menant à la décision de devenir parent.

1 Plus exactement, l’ISF réfère au nombre d'enfants qu'aurait hypothétiquement une femme au cours de sa vie reproductive

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2

Comme la venue d’un enfant relève d’un choix personnel, il est également de mise d’entrer dans la parentalité au moment jugé opportun. En ce sens, plusieurs auteurs affirment l’existence d’une norme généralisée de l’enfant programmé (Boltanski, 2004; Dayan et Trouvé, 2004; Bajos et Ferrand, 2006; Régier-Loilier et Solaz, 2010). La planification des naissances, soit la composante temporelle des comportements de fécondité, constitue une autre composante fondamentale des enjeux relatifs à la décision d’avoir un enfant. Dans bon nombre de parcours, la construction d’un projet d’enfant jusqu’à sa réalisation, notamment au sein du couple, est largement constitutive du processus décisionnel menant à la parentalité. La planification se traduit par un ensemble de réflexions, d’échanges et de choix entre conjoints, régulés par des impératifs qu’il importe de rencontrer avant de s’autoriser à devenir parent. Ceci dit, la naissance d’un enfant peut également survenir à la suite d’une grossesse non planifiée, voire non désirée. Devant le fait accompli, le processus menant à l’engagement dans la parentalité se joue notamment autour de la décision de « garder l’enfant », c’est-à-dire de mener à terme la grossesse. Le cas échéant, les facteurs en jeu dans ce processus décisionnel peuvent différer des éléments jugés significatifs dans les parcours caractérisés par la réalisation d’un projet d’enfant.

Outre les dimensions du désir d’enfant et de la planification, la décision de devenir parent s’articule à d’autres considérations liées, entre autres, à la situation amoureuse, au contexte socioprofessionnel et financier, aux autres projets vie, aux normes intériorisées et aux croyances concernant la parentalité et la conjugalité, aux expériences de vie passées, etc. (Dandurand et al, 1997). Par exemple, les aléas de la vie sentimentale ou la précarité financière peuvent conduire à freiner la concrétisation d’un projet parental, alors qu’un fort désir d’enfant ou l’influence de membres de l’entourage peuvent accélérer la réalisation des aspirations familiales. En outre, différents projets personnels ou conjugaux (voyager, se réaliser sur le plan professionnel, s’engager politiquement, etc.) peuvent rivaliser avec celui de devenir parent, tandis que la pression ressentie de l’avancement en âge peut inciter à mener à terme une grossesse non planifiée en dépit d’un contexte jugé peu propice à la venue d’un enfant. En bref, la décision de devenir parent se structure autour d’un ensemble de facteurs relationnels, matériels et normatifs susceptibles de revêtir une importance significative.

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3

L’objectif général de ce mémoire est le suivant : comprendre comment se joue le processus menant à la décision de devenir parent dans l’expérience subjective des individus. Afin d’y parvenir, nous souhaitons faire ressortir les conditions, les choix et les contraintes considérés comme déterminants dans ce processus décisionnel par les hommes et les femmes devenus récemment parent. Nous voulons notamment cerner la forme et l’importance que revêtent le désir et le projet d’enfant dans les parcours d’entrée dans la parentalité.

Le chapitre 1 traite des transformations historiques de la famille et du rapport à l’enfant depuis les sociétés traditionnelles en Europe et au Québec jusqu’à aujourd’hui, ainsi que du déclin de la fécondité dans les sociétés industrialisées à partir du milieu du XIXe siècle. Pour

que la venue d’un enfant soit désormais l’objet d’une décision personnelle, les sociétés occidentales ont subi de nombreux changements sociaux, économiques, politiques, culturels, juridiques et technologiques ayant participé à transformer l’institution de la famille et à redéfinir les aspirations et les comportements de fécondité.

Le chapitre 2 présente les enjeux relatifs au processus menant à la décision de devenir parent. Après avoir exposé les facteurs susceptibles d’infléchir cette décision singulière, nous abordons tour à tour les deux normes contemporaines répandues en matière de procréation que sont le désir d’enfant et le projet d’enfant. Ce chapitre se conclut en développant sur ce qui, quelles que soient les conditions sous-jacentes à la venue d’un enfant, nous apparaît comme la seule chose nécessaire à l’entrée dans la parentalité : l’engagement de soi à se reconnaitre auprès d’autrui dans le statut de parent.

Pour comprendre comment se joue le processus menant à la décision d’avoir un enfant, une grille d’entrevue a été élaborée en vue de discuter avec de nouveaux parents de leur parcours d’entrée dans la parentalité. Le troisième chapitre traite des principaux paramètres méthodologiques de l’enquête : la méthode d’enquête, la population à l’étude, les modalités de recrutement des participants, l’instrument de collecte de données, la présentation des répondants, l’analyse des données recueillies et les limites de l’enquête.

Finalement, les chapitres 4 et 5 présentent les résultats de l’enquête. Sur la base des données recueillies, le quatrième chapitre vise à faire ressortir la forme et l’importance du désir d’enfant, depuis la fin de l’adolescence, dans le processus menant à la décision de devenir

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parent. Nous mettons ainsi en lumière les manifestations du désir d’enfant éprouvé individuellement, ainsi que les facteurs qui en orientent le cours. Le cinquième et dernier chapitre traite quant à lui de l’ensemble du processus menant à la décision d’avoir un enfant chez les participants à l’enquête, en décrivant les facteurs relationnels, matériels et normatifs jugés significatifs dans ce processus. Ce chapitre complète également l’analyse du désir d’enfant entamée au chapitre précédent et rend compte de la forme et de l’importance que revêt le projet parental au regard de la venue d’un enfant. Nous verrons que le processus menant à la décision de devenir parent, concernant la planification des naissances, se joue toujours l’intérieur d’un continuum entre projet d’enfant et grossesse non planifiée, représenté par trois cas de figure abordés successivement dans ce chapitre : 1) devenir parent par l’entremise d’un projet d’enfant; 2) devenir parent à la suite d’une grossesse non planifiée; 3) devenir parent à la suite d’une grossesse plus ou moins planifiée.

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Chapitre 1 – Les transformations historiques de la famille et du rapport à l’enfant

D’une époque à l’autre, le rôle et le statut de l’enfant sont intimement liés à la structure et aux fonctions de la famille, ainsi qu’au type de relations qui prévalent entre ses membres. Pour que l’entrée dans la parentalité en vienne à faire l’objet d’un choix personnel, les sociétés occidentales ont subi au cours des derniers siècles de nombreux changements sociaux, économiques, politiques, culturels, juridiques et technologiques qui ont fortement transformé la famille. Dans ce chapitre, nous traitons des mutations historiques de la famille et du rapport à l’enfant depuis les sociétés traditionnelles en Europe et au Québec jusqu’à aujourd’hui, ainsi que de la baisse de la fécondité qui s’est amorcée dans les sociétés industrialisées vers le milieu du XIXe siècle.

1.1. La famille et le rapport à l’enfant dans les sociétés traditionnelles

Dans les sociétés traditionnelles, la famille est une réalité sociale et morale (Ariès, 1975). Pour reprendre le langage d’Émile Durkheim, les individus sont unis par une solidarité mécanique. Par l’intermédiaire de la famille, chacun reçoit une identité conférée par la communauté et la tradition. Par ailleurs, le groupe familial s’organise également à partir d’une solidarité organique, c’est-à-dire par une division du travail qui vise à assurer la production et la consommation des moyens d’existence nécessaires à la subsistance du groupe (Beaujot, 1979). Dans ce type de société, l’enfant possède une grande valeur économique pour la famille. Il représente une main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation des ressources indispensables à l’économie familiale.

La condition sociale et l’appartenance familiale

Dans les sociétés traditionnelles, les rapports sociaux sont médiatisés par la hiérarchisation des ordres sociaux qui peuvent prendre des formes diverses : relations de clientèle, esclavage, rapports de suzeraineté, hiérarchie de caste (Dagenais, 2000). Deux types fondamentaux de rapports organisent la vie sociale : d’une part, les rapports de domination et de subordination entre les ordres sociaux; d’autre part, les rapports d’allégeance à l’endroit de la famille et de sa condition sociale.

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Dans ce contexte, l’identité de l’individu relève en grande partie de la condition sociale d’appartenance de sa famille, dont la reproduction constitue le mode d’insertion au monde. La famille traditionnelle est structurée à partir de la parenté qui s’organise autour de la filiation dans une lignée (Dagenais, 2000). L’insertion de l’individu dans la lignée familiale assure sa continuité, d’où les alliances stratégiques entre les familles visant à perpétuer le patrimoine. Cette forte prédominance des intérêts familiaux fait en sorte que l’individu importe moins que le nom de sa famille; celui-ci n’est pour ainsi dire que le représentant momentané de la lignée familiale.

La subsistance et les solidarités communautaires

La continuité familiale n’est possible concrètement que par la mise en commun du travail de chacun des membres de la famille. Dans les sociétés traditionnelles, la famille est une unité de production économique, un groupe de travail auquel participent les adultes et les enfants afin d’assurer le maintien des activités de subsistance. Tous les membres de la famille sont dépendants économiquement les uns des autres. La solidarité du groupe familial élargi est ainsi prédominante par rapport à d’autres types de liens – conjugaux, par exemple – afin de favoriser la coopération économique. « Le réseau de parenté joue le rôle d’un système de sécurité sociale puisqu’on y revient pour l’entraide économique » (Beaujot, 1979 : 104). Dans ce contexte, la famille, le mariage et les activités productives s’articulent étroitement (Dandurand, 1988). La volonté de perpétuer les intérêts « politiques » et d’assurer la subsistance économique du groupe familial favorisent les alliances avec d’autres familles possédant un patrimoine (Dagenais, 2000; Beaujot, 1979). L’institution du mariage permet la concrétisation de telles alliances stratégiques. Ainsi, il n’est pas étonnant que le choix du conjoint relève des familles et que les époux n’aient que peu ou pas d’influence à cet égard. Il est inconcevable de prioriser l’intérêt personnel – l’attirance de deux jeunes gens, par exemple – au détriment de l’œuvre collective. Le mariage se présente essentiellement comme un contrat par lequel les époux s’engagent à s’entraider et à se soutenir tout au long de leur existence (Prost, 1999).

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La non conscience de l’enfance comme âge de la vie

Comme la famille traditionnelle constitue une unité de production à laquelle tous doivent contribuer afin d’assurer la subsistance du groupe, l’enfant tire largement sa valeur de la contribution économique qu’il peut apporter (Beaujot, 1979; Gauthier et Charbonneau, 2002; Gauvreau et al, 2007). À l’époque médiévale, exception faite des clercs qui reçoivent une éducation par l’école, la norme commune à toutes les conditions sociales est l’apprentissage (Ariès, 1975). L’enfant, garçon ou fille, quitte sa famille d’origine vers l’âge de 8ans pour une période de sept à neufans afin d’accomplir son service domestique dans une famille étrangère. Durant cet état temporaire, l’enfant, accompagné d’un maitre, apprend les bonnes manières – le service à table, la préparation des lits – ainsi que les rudiments associés à son métier.

Le service domestique auquel les enfants doivent se soumettre constitue une étape de leur passage à la vie des adultes. Dans les sociétés médiévales, dès que l’enfant a franchi la période cruciale de forte mortalité infantile et qu’il peut fonctionner sans le soutien de sa mère ou de sa nourrice, il appartient au monde des adultes. Qu’il s’agisse des jeux, des métiers ou des armes, il y a une indétermination de l’âge dans la plupart des activités sociales. L’apprentissage nécessaire à la transmission des savoirs se fait par la participation des enfants à la vie des adultes.

Un tel rapport à l’enfant signifie qu’il n’existe pas à cette époque de sentiment de l’enfance compris comme « une conscience de la particularité enfantine, cette particularité qui distingue essentiellement l’enfant de l’adulte même jeune » (Ariès, 1975 : 177). Certes, les parents aiment leurs enfants, mais l’attachement qu’ils leur portent les vise moins en eux-mêmes que leur contribution au maintien et à la continuité du patrimoine familial. Jusqu’au XIIIe siècle, cette inexistence de l’âge enfantin dans la conscience n’est pas seulement une réalité dans les mœurs vécues, elle s’observe également dans l’iconographie médiévale. Philippe Ariès note que l’artiste à cette époque évite de représenter l’enfant par des traits corporels spécifiques; l’enfant est un adulte de taille réduite (Ariès, 1975). En outre, la norme communément acceptée consiste à habiller les enfants de manière identique aux adultes. Comme on ne reconnait pas d’existence propre à l’enfance, il n’existe pas de tenue vestimentaire propre à cet âge de la vie.

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En bref, le sens accordé à l’enfance à l’époque médiévale est « soit lié à sa place dans le processus de transmission du patrimoine, soit rattaché à son rôle d’apprenti dans l’unité de production familiale » (Gauvreau et Charbonneau, 2002 : 66). Les relations familiales sont marquées par une nette primauté des obligations morales et sociales sur le sentiment personnel.

La confusion entre la sphère privée et la sphère publique

Comme la famille traditionnelle est une communauté de vie qui vise en grande partie à assurer la subsistance du groupe, que la sphère du travail et la sphère domestique constituent une seule et même réalité, l’existence est peu favorable à l’émergence d’une vie privée séparée et distincte de la vie publique. Il est notamment difficile de s’isoler à l’intérieur de la maison, car les habitations ne comprennent souvent qu’une seule pièce à l’intérieur de laquelle circulent plusieurs personnes extérieures à la famille (Beaujot, 1979). Encore au XVIIe siècle, alors que la famille moderne émerge peu à peu dans l’Europe de la Renaissance, les grandes maisons de notables conservent toujours cette fonction publique (Ariès, 1975). Lorsque la maison possède plusieurs pièces, celles-ci ne correspondent pas à des espaces spécifiquement domestiques ou professionnels. « Dans ces mêmes salles où on mangeait, on couchait aussi, on dansait, on travaillait, on recevait des visiteurs » (Ariès, 1975 : 293-294). Il en va de même de la chambre à coucher où l’on dort rarement seul. La préservation de l’intimité s’avère ainsi difficile.

L’interpénétration des sphère privée et publique réfère également à la perméabilité de la famille face au contrôle de la collectivité – voisinage, village, paroisse, etc. (Lacourse, 2004). L’individu sous l’Ancien Régime est intégré dans un système de surveillances collectives assuré par la coutume et la communauté. Cette dernière constitue un vaste milieu familier à l’intérieur duquel s’exerce une sociabilité anonyme, c’est-à-dire une sociabilité publique où les individus se connaissent et se reconnaissent collectivement par des institutions et des rites définis par la coutume (Ariès, 1999). Les choix individuels, notamment en matière matrimoniale, sont soumis au contrôle social de la communauté, si bien qu’aux conduites marginales au regard des normes acceptées correspondent des rites coutumiers de dérision2.

2À titre d’exemple, la cérémonie du mariage est fortement propice aux rites de dérision lorsque les époux accusent une

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En dénonçant et publicisant l’écart à la coutume, les rites de dérision s’inscrivent dans les institutions de la communauté, participant à leur maintien et à leur reproduction, au détriment d’une vie privée séparée et distincte de la sphère publique.

1.2. La famille et le rapport à l’enfant dans les sociétés modernes

À compter des XVe et XVIe siècles, les sociétés occidentales d’Europe subissent de profondes transformations qui, non sans se renforcer mutuellement, modifient peu à peu l’idée de soi en société : c’est le point de départ de l’émergence des sociétés modernes fondées sur l’individualisme, par opposition à l’esprit communautaire typique des sociétés traditionnelles (Lacourse, 2004). La modernité implique le développement d’une sphère publique et impersonnelle distincte et séparée de la vie privée et intime dans laquelle s’incarne la famille moderne. Anciennement vouée à remplir des fonctions économiques et politiques fortes, la famille perd une partie de ses tâches traditionnelles au profit d’institutions publiques, et tend désormais davantage à être garante des besoins affectifs de ses membres (Beaujot, 1979). L’émergence de la famille moderne est en effet marquée par le développement de rapports sentimentaux entre les acteurs familiaux, par la primauté de la relation matrimoniale sur les relations de parenté et par un nouveau souci éducatif et moral à l’endroit de l’enfant. Réalité d’origine bourgeoise, le sentiment moderne de la famille et de l’enfant va s’étendre aux autres couches sociales au cours du XXe siècle, en particulier lors des décennies qui vont suivre la fin de la Seconde Guerre mondiale (Prost, 1999; Lacourse, 2004).

La famille comme espace privé

À l’époque de la Renaissance, plusieurs événements et transformations historiques favorisent peu à peu le développement d’une sensibilité pour la vie privée et intime, ainsi que d’une représentation différenciée des sphères publique et privée3. L’évolution des mentalités

conforme à la coutume fait place au charivari matrimonial, qui vise à stigmatiser les époux et leurs pratiques marginales par une cacophonie qui éclate au son des cloches, des tambours, des chaudrons et des huées (Fabre, 1999).

3 Selon Philippe Ariès (1999), l’évènement le plus fondamental qui intervient dans l’émergence de la vie privée moderne se

veut la constitution progressive de l’État moderne. Roger Chartier abonde dans le même sens lorsqu’il soutient que le développement administratif et bureaucratique qui caractérise l’affirmation de l’État moderne « apparait comme une condition nécessaire pour que puisse être défini, pensé comme tel ou seulement vécu en acte, un privé désormais distinct d’un public devenu clairement identifiable » (Chartier, 1999 : 26). Les réformes religieuses des années 1500, en accentuant la dévotion personnelle et en prenant la conscience pour objet, auraient également favorisé le développement d’une sensibilité pour la vie privée (Lebrun, 1999). En outre, la diffusion de la culture de l’écrit, étroitement liée au progrès de l’alphabétisation, aurait conduit à l’établissement d’un rapport solitaire entre le lisant et le livre, créant une sphère de

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s’effectue au détriment des liens traditionnels assurés par la communauté et la coutume. Prenant initialement la forme d’un individualisme des mœurs, c’est-à-dire d’une tendance de l’individu à se distancer de la collectivité, à chercher un espace d’intimité, la privatisation de l’existence s’affirme par la suite dans la famille bourgeoise rurale et urbaine du XVIIIe siècle,

qui s’impose comme un espace d’intimité abritant l’individu des regards extérieurs4. La

sociabilité publique d’autrefois cède à un désir de séparer la vie privée familiale de la vie professionnelle et mondaine. L’émergence de la famille moderne est ainsi concomitante à la formation du sentiment de la maison, du « home » (Ariès, 1975).

La famille conjugale

Il se produit à l’époque moderne une mutation profonde de la signification sociale du domaine de la parenté, qui se trouve considérablement réduit. L’origine de la parenté se situe désormais dans la relation conjugale, à partir de laquelle se structure la famille dite nucléaire (Lacourse, 2004). Alors que les intérêts économiques et politiques du groupe familial prédominaient autrefois sur le lien matrimonial, l’autosuffisance économique croissante de la famille favorise peu à peu l’autonomisation de la relation conjugale par rapport à la famille élargie traditionnelle. Il devient alors légitime pour les époux de choisir leur partenaire (Beaujot, 1979).

La famille conjugale s’actualise lorsque l’individu quitte le foyer pour fonder sa propre famille à partir d’une alliance conjugale autonome (Dagenais, 2000). Il y a ainsi rupture avec la filiation traditionnelle, c’est-à-dire l’insertion de l’individu dans la lignée familiale afin d’en assurer la continuité. Cela signifie, par exemple, que les frères et les sœurs des partenaires de la relation conjugale ne sont plus associés objectivement au domaine de la parenté. Seuls les frères et sœurs issus de la relation conjugale – les enfants – sont de même parenté jusqu’à ce qu’ils fondent eux-mêmes une famille.En généralisant, la parenté moderne est déterminée à partir d’ego, et non plus à partir des ancêtres. Les relations de parenté

l’intimité qui permet à l’individu de se soustraire du contrôle de la collectivité (Chartier, 1999). Enfin, le développement de l’activité bourgeoise moderne aurait favorisé l’émergence de rapports sociaux d’association et de production de type égalitaire, faisant apparaître cette activité comme publique. En « arrachant » les liens domestiques traditionnels, l’espace public dans lequel se déploie l’activité bourgeoise aurait libéré l’espace privé moderne inhérent à l’existence bourgeoise (Dagenais, 2000).

4 Au XIXe et XXe, les progrès de la vie privée vont se diffuser peu à peu à l’ensemble des milieux sociaux avec la séparation

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modernes acquièrent par ailleurs un caractère abstrait et spirituel, dépourvues des fonctions économiques et politiques qu’elles remplissaient antérieurement (Dagenais, 2000). Par exemple, les catégories modernes de parrain et marraine témoignent de la rupture avec la filiation dans une lignée. Le parrain et la marraine se situent désormais dans un rapport de soutien moral vis-à-vis d’ego, considéré comme le rejeton d’une alliance conjugale autonome.

Le sentiment amoureux comme fondement du couple

La famille conjugale se caractérise par l’introduction du sentiment amoureux dans le couple. L’affection mutuelle des conjoints constitue en effet un régulateur important du lien matrimonial moderne. Jean-Claude Kaufmann (2009) distingue deux formes de l’amour largement opposées dans l’histoire de l’Occident. La première figure est un amour universel typique des sociétés traditionnelles, dans lesquelles l’individu est encadré par un système de valeurs stable. Fortement marqué par la tradition chrétienne, là où il prit le nom d’agapè, cet amour transcende les qualités particulières de l’être aimé. Le don de soi et la générosité s’impose à chacun afin de pallier les aléas de l’existence; il s’agit d’un amour profondément ancré dans l’ordinaire de la réalité quotidienne. À l’inverse de l’agapè, la passion rompt avec le caractère universel de l’amour. Cette deuxième forme entraine les amoureux dans un monde singulier, elle les arrache d’une existence ordinaire sans goût ni intérêt. L’intensité émotionnelle provoquée par la passion amoureuse fait en sorte que le monde tel qu’il existe perd de son importance.

Jusqu’au XIIe siècle, l’agapè régulait les pratiques et les pensées de la communauté, l’amour passion prenant la forme marginale de pulsions physiques anarchiques potentiellement nuisibles pour l’ordre social. Sous l’influence des poèmes courtois et des romans celtiques, la fin de l’époque médiévale est marquée par l’exaltation des passions à l’extérieur de l’institution du mariage. Les romans populaires d’inspiration courtoise, bien qu’ils traitent de l’art de la séduction et de la conquête amoureuse des hommes avant le mariage, sont de plus en plus lus par les femmes en secret, leur permettant de rêver à un lien conjugal plus sentimental à la suite du mariage. Selon Jean-Claude Kaufmann, les femmes ont lentement et discrètement établi de larges attentes sentimentales à l’égard de la relation matrimoniale, qui ont peu à peu trouvé écho dans la religion chrétienne. Redoutant que les femmes

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renoncent à l’institution du mariage à la suite d’une répression trop sévère de leurs attentes, les théologiens et les moralistes ont opté pour une « synthèse » des deux amours autour de l’idée de tendresse conjugale, un sentiment qu’ils ont jugé sans risque et à proximité de l’agapè chrétienne.

Les devoirs et obligations réciproques des époux, accomplis par amour et respect mutuel, participent à la spiritualisation de la relation entre l’homme et la femme. La médiation amoureuse religieuse fait en sorte que la relation conjugale cesse d’être appréhendée strictement comme l’association de deux genres en vue d’assurer la continuité du patrimoine par des héritiers. Le mariage spirituel revendiqué par la religion chrétienne entraine une subjectivation du rapport conjugal, l’introduction du sentiment amoureux individuel offrant à l’individu une voie d’émancipation par rapport au poids de la tradition (Dagenais, 2000). Le sentiment de l’enfance

La naissance de la famille moderne est concomitante à l’émergence du sentiment de l’enfance (Ariès, 1975). À partir du XIVe siècle, une tendance nouvelle s’affiche peu à peu dans les

couches sociales supérieures, à savoir « la personnalité qu’on [reconnait] aux enfants, et le sens poétique et familier qu’on [attribue] à leur particularité » (Ariès, 1975 : 179). Cet intérêt nouveau pour l’enfant est observable dans l’iconographie de l’époque. Tout d’abord, la représentation artistique de l’enfant Jésus évolue peu à peu vers un réalisme sentimental. Comme les autres enfants, Jésus était autrefois représenté comme un adulte de taille réduite sans aucune particularité. Le peintre porte désormais une attention nouvelle aux aspects naïfs et gracieux de la petite enfance tels que l’enfant cherchant le sein de sa mère ou jouant à des jeux typiques de l’enfance. Au XVe siècle, apparait une iconographie laïque de l’enfance liée à l’intérêt grandissant pour le portrait d’enfant réel. Le rejeton est en effet imagé à un moment ou l’autre de sa vie dans les portraits de famille qui s’organisent de plus en plus autour de l’enfant. Un désir émerge de fixer et de conserver les traits des enfants, morts ou vivants. Puis, le XVIIe siècle marque l’apparition de nombreux portraits d’enfants isolés. Il est désormais courant, voire banal pour la famille d’avoir en sa possession un portrait individuel de l’enfant.

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Par ailleurs, on observe à partir du XVIe siècle que les enfants de la noblesse ou de la bourgeoisie, du moins les garçons, portent désormais un costume différent de celui des adultes. (Ariès, 1975). L’uniforme propre à l’enfance est une longue robe à collet, qui n’est nul autre que l’habit porté autrefois par tous les hommes jusqu’à ce que les grandes personnes adoptent l’habit court au XIVe siècle. Comme il est impossible à l’époque d’inventer un

costume réservé à l’enfance, mais que l’on souhaite établir une séparation par l’uniforme entre le monde des adultes et celui des enfants, on choisit pour ces derniers les traits vestimentaires abandonnés par les grands depuis quelques décennies.

À ces évolutions observables dans l’iconographie s’ajoutent deux sentiments de l’enfance distincts mais complémentaires, qu’il est possible de repérer successivement dans la littérature. Tout d’abord, un intérêt nouveau apparait peu à peu au XIVe siècle pour les

manières et le jargon de la petite enfance. Se manifestant initialement chez les femmes chargées du soin des enfants, c’est-à-dire les mères et les nourrices, ce sentiment qualifié de « mignotage » se traduit par une curiosité et un attachement vis-à-vis de la gentillesse et de la naïveté de l’enfant (Ariès, 1975). Sa personnalité devient une source d’amusement et de divertissement pour les parents. Ceux-ci prennent notamment plaisir à faire mention du vocabulaire et des expressions de l’enfant. Ils lui donnent également différents noms tels que bambins ou fanfans.

Un second sentiment de l’enfance est observable à la fin du XVIe siècle en réaction critique à cette nouvelle attention à l’égard du petit enfant. Les moralistes et les éducateurs de l’époque s’exaspèrent face au mignotage. Ils jugent insupportable que les adultes s’intéressent seulement aux nouveau-nés pour le divertissement et la joie qu’ils leur procurent. Selon Philippe Ariès, cet agacement est un sentiment tout aussi nouveau que le mignotage, se distinguant d’autant plus de l’indifférenciation des âges caractéristiques de la société médiévale. Ce nouvel intérêt vis-à-vis de la particularité enfantine s’exprime par un souci moral et éducatif à l’endroit de l’enfant. On considère que ce dernier est dépourvu de raison, que l’enfance est l’âge de l’imperfection et qu’il importe, par conséquent, de développer dans la mentalité enfantine « une raison encore fragile, qu’on en fasse des hommes raisonnables et des chrétiens » (Ariès, 1975 : 184). Apparaissant chez les moralistes

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et les éducateurs du XVIIe siècle, cet autre sentiment de l’enfance pénètre peu à peu la famille et va orienter toute l’éducation jusqu’au XXe siècle dans l’ensemble des milieux sociaux5.

Les rôles sociaux et la famille moderne

Bien que le développement historique de la famille moderne marque l’apparition du sentiment dans les relations familiales (Ariès, 1975; Beaujot, 1977; Shorter, 1977; Lacourse, 2004), l’existence des individus demeure encadrée par des rôles sociaux rigides (Dagenais, 2000; De Singly, 2005). En effet, malgré le triomphe de l’amour romantique, la réalisation du bonheur conjugal est régulée par l’institution du mariage jusqu’aux années 1970 (Lacourse, 2004). En somme, la famille moderne est une institution permettant la stabilisation de l’identité par l’instrumentalisation de l’individu à une structure de rôles sociaux propre à la modernité – mari, épouse, parent, enfant (de Singly, 2005).

1.3. La première transition de la fécondité et les transformations de la famille et du rapport à l’enfant au Québec jusqu’au milieu du XXe siècle

Au Québec, la famille rurale traditionnelle est avant tout un groupe de travail auquel participent tous les membres afin d’assurer la continuité des activités de subsistance. Au cours des XIXe et XXe siècles, la société québécoise subit des changements socio-économiques importants. À l’instar des sociétés d’Europe occidentale, le développement de l’industrialisation et l’accroissement de l’urbanisation favorisent la transformation de la signification sociale de l’enfant. Celui-ci cesse de constituer une ressource familiale pour devenir une charge. En effet, dans le contexte d’une économie industrielle, chaque enfant constitue un poids supplémentaire pour la famille. Ces transformations des conditions d’existence conduisent les hommes et les femmes à des aspirations familiales différentes qui se traduisent par un désir de limiter la fécondité, d’où la première transition de la fécondité. Simultanément au déclin de la fécondité, la fonction instrumentale de l’enfant laisse place à un nouveau souci éducatif et affectif typique des sociétés modernes. Les parents ont

5 En outre, ce nouveau souci moral et éducatif se traduit par la substitution progressive de la fréquentation scolaire à l’ancien

mode d’éducation médiéval par l’apprentissage. Auparavant réservée aux clercs, l’école marque le passage de l’enfance à l’âge adulte par la valorisation d’une éducation théorique (Ariès, 1975).

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désormais des devoirs et des obligations à assumer envers l’enfant; ils doivent assurer ses soins, sa socialisation, son développement, etc.

La famille rurale canadienne-française

À l’instar des sociétés traditionnelles d’Europe, la famille canadienne-française est une unité de production (Fortin, 1987). Tous les membres de la famille sont indispensables à la bonne marche des activités agricoles. Les femmes effectuent généralement les tâches associées à l’intérieur de la maison telles que la préparation des repas et l’entretien des vêtements, en plus d’assurer l’éducation des enfants. Les hommes s’occupent quant à eux de la besogne extérieure à la maison telle que l’agriculture, la pêche ou le défrichage. Par ailleurs, il y a cohabitation des générations. Les parents résident jusqu’à leur mort avec l’enfant qui prend possession de la ferme familiale. Enfin, la famille et le réseau de parenté qui lui est sous-jacent constitue l’unité de base de la société canadienne-française. L’ouverture sur le monde est assurée par les solidarités familiales et de voisinage; celles-ci permettent tant l’entraide constante entre les membres de la communauté que le contrôle social qui en délimite les contours.

Dans la famille rurale du Québec d’autrefois, l’enfant possède une grande valeur économique pour les parents. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les ressources naturelles sont abondantes pour les exploitants de l’époque, de sorte que « tout habitant, si pauvre fût-il, [peut] acquérir un domaine dont l’étendue n’[est] limitée que par sa capacité d’exploitation; et justement, il n’en [tient] qu’à lui d’accroître cette capacité, et par là sa puissance, et sa sécurité, en ayant beaucoup d’enfants » (Henripin, cité par Beaujot, 2000). De telles conditions économiques ne sont pas favorables à une réduction de la taille des familles, la population doublant tous les 25ans au cours de cette période où domine un régime de fécondité naturelle (Beaujot, 2000).

La première transition de la fécondité

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la société québécoise est affectée par le développement du capitalisme industriel, l’urbanisation et la prolétarisation des modes de vie. La migration vers les villes s’amorce à partir des années 1840 (Fortin, 1987), le poids de

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la population urbaine passant de 23% à 63 % entre 1851 et 1931 (Marcoux et St-Hilaire, 2001), avant d’atteindre 74% en 1961 (Beaujot, 2000).

L’émergence de la société industrielle mène à une transformation de la signification sociale de l’enfant (Dandurand, 1994). Comparativement au mode de vie rural agraire, les enfants, dans une économie industrielle et les catégories socioprofessionnelles qui s’y rapportent – dirigeants, cols blancs et ouvriers – « sont moins susceptibles de représenter, par leur travail direct ou les revenus qu’ils génèrent, une nécessité pour l’économie familiale » (Gauvreau et al, 2007 : 122). L’enfant cesse de constituer une ressource pour devenir une charge.

Dans ce contexte, les hommes et les femmes adoptent peu à peu de nouveaux comportements procréatifs, caractérisées notamment par une réduction de la taille des familles dans les secteurs touchés par l’industrialisation (Gauvreau et al, 2007). D’où la première transition de la fécondité au Québec allant de la fin du XIXe siècle jusqu’aux début des années 1960, période où l’indice synthétique de fécondité passe de 6,8 à 3,7 enfants par femme (Beaujot, 2000). À titre illustratif, en 1871, le niveau de fécondité en milieu urbain est 12% plus bas que celui observé en milieu rural; cet écart s’élève à 19% au début du XXe siècle. En 1941, les Québécoises en milieu urbain mettent au monde en moyenne 4,5 enfants, comparativement à 7,6 chez celles en milieu rural. Dans le même ordre d’idée, les taux de fécondité varient selon la catégorie socioprofessionnelle du mari. Ainsi, les épouses d’agriculteurs ont significativement plus d’enfants que celles des travailleurs associés au développement du capitalisme industriel (Gauvreau et al, 2007).

Le déclin de la fécondité participe à des transformations importantes du discours public dominant en matière de procréation. Tout d’abord, il y a émergence dans les années 1910 d’un discours populationniste teinté d’angoisse face à la menace de la dénatalité au Québec. Les propos de célébration et d’acclamation de la fécondité hors du commun des familles canadienne-françaises, toujours dominants à la fin du XIXe siècle, cèdent la place à un discours d’exhortation incitant fortement les familles à ne pas déroger à leur devoir chrétien et national en matière de procréation. Largement soutenu par le clergé catholique, ce discours conservateur vise à contrer le courant moderniste perçu par plusieurs membres de l’élite nationaliste canadienne-française en insistant sur les « dangers » d’une fécondité réduite et

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en condamnant la tendance à l’égoïsme moderne au détriment de la dévotion familiale6 (Gauvreau et al, 2007).

Ce discours radicalement populationniste perdure jusqu’à la fin des années 1920. À ce moment, le Québec est largement entraîné dans le mouvement d’urbanisation et de prolétarisation de la population. La crise économique des années 1930 accentue notamment la misère au sein des milieux ouvriers, comme en témoignent les taux élevés de mortalité infantile. Or, les taux de fécondité demeurent plus élevés chez les familles ouvrières que dans les familles de classes supérieures. Les femmes les moins scolarisées, ainsi que celles dont le mari est moins aisé financièrement mettent au monde plus d’enfants que les autres femmes. Malgré le maintien d’un discours nataliste intransigeant, ces conditions mènent à légitimer dans l’espace public un nouveau discours socio sanitaire faisant état du problème social de la famille nombreuse au sein de la classe ouvrière. En effet, la grande pauvreté vécue en milieu ouvrier rend de plus en plus illégitime la revendication publique de la famille nombreuse. Les réalités socioéconomiques de l’entre-deux-guerres favorisent ainsi l’essor d’une sensibilité accrue pour les aspects sociaux dans les débats portant sur la taille des familles québécoises (Gauvreau et al, 2007).

Ce courant social s’impose au cours des années 1940-1950. Divers organismes se développent en vue, d’une part, de venir en aide aux familles ouvrières qui vivent dans la pauvreté et, d’autre part, de promouvoir une nouvelle conception de la famille axée sur l’épanouissement des époux. Apparu timidement dans l’entre-deux-guerres, ce nouveau modèle familial dit moderne prend appui sur de nouvelles normes culturelles nord-américaines privilégiant l’impératif de la qualité sur la quantité en matière de procréation. D’où la nécessité pour les hommes et les femmes de recourir, idéalement, à des moyens de contraception efficaces afin de contrôler le nombre d’enfants à naître. Dans le contexte québécois, l’affirmation de cet idéal familial moderne se heurte, en pratique, à l’intransigeance de l’Église catholique vis-à-vis de « l’empêchement de la famille » par des

6 Comme cet extrait de l’allocution du père Brosseau reproduite dans La Bonne Parole : « Cet égoïsme se traduit…[d’abord]

par la restriction volontaire du nombre d’enfants – doctrine qui devient de plus en plus à la mode, mais qui est simplement criminelle; car c’est un crime de vivre dans la luxure, même et surtout à l’abri d’un sacrement et du respect social, et la luxure c’est le plaisir sans le fardeau » (cité par Gauvreau et al, 2007 : 57).

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moyens contraceptifs jugés immoraux7. Ayant délaissé définitivement ses visées populationnistes, l’institution ecclésiastique demeure en effet catégoriquement opposée à la régulation des naissances par le recours à des méthodes contraceptives « artificielles » et au coït interrompu. Ainsi, durant les années 1940-1950, les hommes et les femmes doivent parvenir à réguler la taille de leur famille tout en restant fidèle à la morale conjugale catholique, en cherchant « des solutions à la fois efficaces et conformes à leurs convictions morales et religieuses » (Gauvreau et al, 2007 : 94).

L’émergence de la famille moderne québécoise

L’évolution des discours publics en matière de procréation jusqu’aux années 1950 montre que la première transition de la fécondité au Québec se produit de manière concomitante aux transformations de la famille et du rapport à l’enfant. Au Québec, l’existence de la famille moderne se situe approximativement entre 1930 et 1970, bien qu’elle s’impose lors des décennies suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale (Lacourse, 2004; Gauvreau et al, 2007). Gilles Houle et Roch Hurtubise (1991) ont analysé les transformations du discours populaire québécois relatif à la manière dont les gens parlaient de la famille et de l’enfant. Étudiant des correspondances amoureuses, des histoires de vie et des autobiographies, les auteurs distinguent depuis le milieu du XIXe siècle quatre périodes dans la construction sociale de la représentation de la famille et de l’enfant8. Jusqu’à la fin des années 1920, la catégorie cognitive « enfant » est presque inexistante. Sa venue a un caractère inéluctable et naturel dans l’esprit des Québécois, la vie familiale s’imposant comme une destinée des couples. Les relations amoureuse et filiale n’ont pas de statut en soi; elles se confondent avec la reproduction de la famille au sens traditionnel du terme, « c’est-à-dire de l’ensemble des relations avec les parents, les frères, les sœurs et la parenté » (Houle et Hurtubise, 1991 : 391).

Entre 1930 à 1950, une conception nouvelle de l’amour, du couple et de la famille fait apparaître la catégorie cognitive « enfant » dans le discours de sens commun. Il y a

7 Au cours des décennies ayant précédé la Révolution tranquille, les pratiques en matière de régulation des naissances

étaient restreintes à la méthode Ogino-Knauss, seul moyen contraceptif toléré par l’Église catholique. La méthode Ogino, ou du calendrier, consistait à suivre le cycle menstruel afin d’anticiper les journées propices à la fécondation. Bien qu’elle permît une certaine maîtrise sur les choix reproductifs et la sexualité, la méthode Ogino était d’une efficacité très variable d’une femme à l’autre. Si elle fonctionnait, cette pratique permettait au mieux d’espacer les naissances.

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émergence d’un « nous » amoureux des conjoints et d’un type familial restreint aux parents et aux enfants qui s’autonomise de la famille élargie traditionnelle. D’où l’apparition de la notion de « foyer », qui définit l’exclusivité de l’espace et du temps des amoureux et des enfants à venir. Comme le soulignent les auteurs, « parents amoureux, foyer d’amour, enfants de l’amour sont autant d’éléments du grand projet des amoureux et le foyer en est la matérialisation » (Houle et Hurtubise, 1991 : 393). Ceci dit, l’expérience amoureuse à cette époque est de nature essentiellement divine. Les conjoints se rencontrent et s’unissent grâce à la volonté de Dieu. Par extension, le foyer représente l’espace où se réalise cet amour divin par la venue des enfants voulus par le Bon Dieu. Les amoureux acceptent les enfants qui leur sont octroyés par la divinité catholique. Par ailleurs, les responsabilités parentales au cours de ces années consistent principalement à nourrir, à soigner et à discipliner – avec le support des autorités religieuses – les garçons et les filles afin de les préparer à la vie familiale (Houle et Hurtubise, 1991).

Au cours de la période 1945-1970, la représentation de l’enfant, du couple et de la famille se transforme à nouveau dans le discours de sens commun, bien que persistent certains aspects des deux modèles familiaux identifiés auparavant. Ces années sont marquées par le déclin de la conception religieuse de la famille au profit d’une norme familiale profane qui affirme la capacité des parents à choisir et à contrôler leur existence. Cette idée nouvelle de maitrise de la vie est observable notamment dans le choix du conjoint. Alors qu’auparavant certaines alliances pouvaient être orientées par les nécessités de la vie ou par l’influence de la famille d’origine, le choix du conjoint est désormais motivé par la norme émergente du bonheur personnel et de la liberté individuelle. L’expérience du couple est valorisée et le mariage est appréhendé à partir d’ouvrages de psychologie qui traitent de la vie amoureuse et de la sexualité. La vie familiale unique d’autrefois fait place peu à peu à une vie familiale plurielle marquée par la multiplicité des temps sociaux : vie personnelle, vie de couple, vie de travail et vie familiale. Ceci dit, la réalisation de soi dans tous ces domaines passe par le projet de vie des amoureux, qui implique de prendre maison – version psychologique du foyer d’autrefois - et d’avoir des enfants à l’intérieur du cadre institutionnel du mariage. Occupée et gérée par la femme, la maison constitue l’espace à l’intérieur duquel on a les enfants qu’on veut, bien que l’on ne puisse contrôler entièrement les circonstances de leur venue. Au cours de ces années, amour et enfants demeurent indissociables, ces derniers représentant

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l’expression, voire la condition de réalisation de soi et de son amour pour l’autre (Houle et Hurtubise, 1991). En outre, la fonction instrumentale de l’enfant décline largement au profit d’un nouveau souci affectif et éducatif (Dandurand et al, 1994)9. Comme le souligne Houle

et Hurtubise, « désormais « avoir des enfants » signifie « faire des enfants » comme le dit bien l’expression populaire. Cela n’est possible que dans un environnement favorable où […] ils seront « élevés » ou « éduqués » (1991 : 400). Les parents – en particulier la mère - ont désormais la responsabilité d’assurer les soins, la socialisation primaire et l’accomplissement affectif de l’enfant (Lacourse, 2004).

Bien que la référence à la parenté et à l’autorité religieuse dans la représentation de l’enfant, du couple et de la famille décline largement à cette époque dans le discours de sens commun, l’autorité morale du système matrimonial se maintient néanmoins à travers la persistance des valeurs traditionnelles défendues par les institutions religieuses et juridiques officiellement reconnues. Le poids de la tradition se cristallise notamment dans les rôles familiaux et l’institution du mariage, qui régulent toujours les relations conjugales et filiales. Ainsi, avant la Révolution tranquille, « la société québécoise sanctionne sévèrement les unions libres, les ruptures de mariage et surtout les naissances extra-matrimoniales » (Dandurand, 1988 : 24). 1.4. La seconde transition de la fécondité et les transformations de la famille et du rapport à l’enfant au Québec depuis les années 1960

À partir des années 1960, plusieurs changements socioculturels, légaux et technologiques participent à une libéralisation des rapports familiaux et conjugaux au détriment du système matrimonial d’autrefois. Tout en favorisant ce mouvement d’émancipation des individus face à la tradition, la révolution contraceptive à l’œuvre conduit les hommes et les femmes à disposer de moyens efficaces pour empêcher les naissances non désirées. Ces transformations entraînent la société québécoise dans une seconde transition de la fécondité. En outre, devenir

9 Cette évolution est favorisée, d’une part, par la valorisation sociale accrue de l’institution scolaire au XXe siècle - la loi

d’obligation scolaire de 1943 oblige l’enfant à fréquenter l’école jusqu’à l’âge de 14ans - et, d’autre part, par la mise en place progressive de programmes étatiques de sécurité sociale qui collectivisent les risques de l’existence, dégageant ainsi peu à peu l’enfant de ses responsabilités de soutien matériel à l’endroit de ses parents pour pallier les aléas de la vie – chômage, invalidité, vieillesse, etc. (Dandurand et al, 1994).

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parent relève désormais d’une décision personnelle et délibérée faisant largement intervenir la volonté des individus.

Le déclin de l’influence de l’Église et la laïcisation des institutions

Jusqu’aux années 1960, le discours hégémonique de l’Église catholique régulait encore la vie matrimoniale et familiale. Bien qu’elle eût adopté au cours des années 1950 une idéologie nouvelle selon laquelle le couple et la famille est le lieu de l’amour et de l’épanouissement personnel et non plus celui du devoir, l’Église inculquait encore aux jeunes couples les normes du mariage chrétien, notamment à l’occasion des « Cours de préparation au mariage » (Dandurand, 1988) 10. Les transformations sociales à l’œuvre lors de la Révolution tranquille

favorisent largement la perte d’influence de l’Église catholique dans la société québécoise, qui perd la mainmise sur l’éducation et les services socio-sanitaires au profit de différents intervenants tels que des médecins, des psychologues, des pédagogues, des travailleurs sociaux, etc. Ces nouveaux professionnels laïcs diffusent auprès de la population des normes morales alternatives à celles des pouvoirs religieux en déclin. Ce sont « les porteurs d’une culture désormais « laïcisée » et bien davantage individualiste » (Dandurand, 1988 : 32). Au sortir des années 1960, le déclin de l’Église catholique et de son système de valeurs traditionnelles est désormais irréversible dans la société québécoise.

La révolution contraceptive

Les années 1960 au Québec marquent également l’amorce d’une révolution contraceptive. La désobéissance publique massive face aux prescriptions morales de l’Église catholique s’accompagne de transformations importantes des pratiques en matière de régulation des naissances. Dès 1955, un couple ouvrier catholique fonde dans l’illégalité Seréna, le premier service de régulation des naissances au Québec qui va diffuser la méthode sympto-thermique - ou « méthode du thermomètre » - que l’on dit plus fiable que la méthode Ogino. En dépit de son efficacité limitée, la méthode sympto-thermique vient en aide à l’époque à de nombreux couples en détresse. Puis, l’entrée en scène de travailleurs sociaux laïcs favorise

10 « La fin primaire du mariage étant la procréation et l’éducation des enfants, sa fin seconde étant le perfectionnement des

époux par l’expression conjugale de leur amour, […] l’acte conjugal ne doit jamais être détourné artificiellement de sa fonction inséminatrice. […] L’avortement […] est un meurtre [ainsi que sont] immoraux les moyens qui s’interposent artificiellement entre l’acte conjugal et son rôle inséminateur » (Père Joseph d’Anjou, 1959, cité par Dandurand, 1988).

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l’émergence au milieu des années 1960 d’un nouveau domaine d’intervention qu’est la planification familiale. Une première association idéologiquement neutre en matière de régulation des naissances est fondée en 1964, soit l’Association pour la planification familiale de Montréal. Ce service postal et téléphonique, qui vise à informer sur demande la population des moyens anticonceptionnels disponibles, participe à la diffusion des nouvelles pratiques contraceptives avec l’arrivée sur le marché au même moment de la pilule anovulante et du stérilet (Gauvreau et al, 2007). Bien que le Code criminel canadien interdise encore la vente et la publicité de produits contraceptifs et que l’Église s’oppose à ces pratiques, les femmes, surtout les plus jeunes, adoptent rapidement ces nouveaux contraceptifs (Dandurand et al, 1994). Il faut attendre 1969 pour que l’obstacle juridique soit finalement aboli. À la suite d’une vaste audition à la Chambre des communes où témoignent divers groupes d’intérêt, la législation fédérale est amendée avec l’application du bill Omnibus qui, en plus de légaliser la vente libre des moyens contraceptifs, autorise l’avortement pour des fins thérapeutiques11.

Les réformes du droit canadien en matière de procréation « [entérine] en fin de compte des pratiques sociales déjà installées » (Gauvreau et al, 2007 : 249) Les années 1960 marquent ainsi la fin d’une époque où les choix contraceptifs sont fonction de leur valeur morale. On passe d’une société où « l’empêchement de la famille » était marqué d’un double interdit, moral et juridique, à une société où le contrôle de la fécondité devient un droit (Gauvreau et al, 2007).

Les réformes du droit de la famille

Outre les réformes en matière de procréation, d’autres évolutions des législations canadienne et québécoise en matière familiale rendent compte des transformations normatives de la société québécoise vers une libéralisation des mœurs. Alors qu’autrefois les institutions juridiques conféraient aux hommes la puissance maritale et paternelle, les réformes du droit de la famille visent « l’égalité juridiques des femmes mariées et la dissolution du lien conjugal (Conseil de la famille et de l’enfance, 2002 : 27). Le Code civil du Québec est amendé en 1964 pour mettre fin à l’impuissance juridique des femmes mariées. Il y a abolition de l’autorité maritale qui institutionnalisait le rapport de subordination de la femme face à son mari. Les époux sont désormais qualifiés de « partenaires » dans la fondation et la

Références

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