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La médiation discutée : un espace d’expression citoyenne citoyenne

Conclusion : la culture pour quel développement ?

II.4.2. La médiation discutée : un espace d’expression citoyenne citoyenne

Pourtant, la médiation ne se réduit pas, comme le précise Jean-Marie Lafortune (2008), à un « processus de facilitation de la communication entre les objets et les publics »,

elle a aussi et surtout pour rôle de stimuler et soutenir la créativité des personnes et de contribuer à instaurer un espace public d’expression d’une parole critique.

À l’initiative de sa directrice, le Carrefour international du théâtre à Québec propose, dans le cadre de son festival annuel, une action de médiation axée sur la parole et l’échange, le Carrefour des critiques amateurs, dont la règle de base repose, selon la directrice, sur un principe simple : « on dit ce qu’on a à dire sur ce qu’on a vu ».

Cet atelier s’adresse aux personnes immigrantes ainsi qu’aux jeunes adultes rencontrant ou ayant rencontré des difficultés dans leur parcours de vie, populations se situant toutes deux dans un processus d’intégration sociale et animées d’un désir de culture. L’action culturelle ne se substitue pas, en effet, au travail social mais vient, en complémentarité de ce dernier, s’inscrire dans une étape du parcours de vie de la personne, lorsque celle-ci est en capacelle-cité d’assembler les éléments nécessaires à sa construction identitaire. La configuration partenariale inclut le centre communautaire Jacques Cartier, dont il sera question dans un chapitre ultérieur de cette étude, et les CAFI, centres d’aide aux familles immigrantes. Partenaires sociaux et culturels ont imaginé une situation qui permette à des personnes relativement marginalisées et peu entendues dans l’espace public, de s’exprimer autour de l’objet artistique. Les personnes s’engagent à voir deux spectacles dont un commun à toutes, et en discutent, de façon informelle, en présence de la directrice qui joue là le rôle d’une animatrice, garante de la bonne tenue des débats : « je l’anime parce que je sais que je ne vais juger personne, qu’ils auront le droit de dire qu’ils n’ont pas aimé », précise-t-elle.

L’objectif est de libérer une parole contrainte voire étouffée par les normes sociales et l’autocensure. L’atelier constitue alors un mode d’accès à la sphère publique pour tous ceux et celles qui ne peuvent se faire entendre autrement. Aussi, les publics les mieux dotés en termes de compétences communicationnelles ou de capital culturel, tels les habitués du festival, ne sont pas admis dans l’atelier. La directrice a fait l‘expérience de leur présence et explique : « Ça avait été épouvantable. Ces gens là n’étaient pas capables d’entendre un point de vue différent du leur. Ils voulaient constamment prendre la parole, ils essayaient d’être les spécialistes. On n’a pas besoin de spécialistes, on est entre nous. » L’ « entre soi » instaure ici un espace familier et rassurant, facilitateur de l’expression individuelle et vecteur de reconstruction personnelle.

La confrontation des singularités et des vécus personnels participe également de ce processus de transformation de soi. La directrice du festival relate le témoignage d’une

personne à l’issue du spectacle « Incendies » de Wajdi Mouawad. Réfugiée politique, sa contribution avait donné au débat, jusque-là dominé par la parole des jeunes, une orientation plus politique par l’éclairage d’une réalité vécue et amené les participants à confronter leurs systèmes de valeurs : « On était passés du théâtre aux vraies choses, aux gens qui sont ici. La plus belle chose, c’est cette rencontre là, des jeunes québécois généralement de souche et des gens qui sont dans un processus d’intégration, qui n’ont pas souvent l’occasion de rencontrer des québécois. », relate la responsable. Support de l’échange, l’œuvre constitue un mode de révélation et de transmission d’une expérience vécue. Il faut sans doute chercher dans l’émotion induite par l’œuvre, l’explication de son effet de transformation de soi. Pour Laurent Fleury, être ému, c’est être « dé-routé » (2006 : 113), bousculé dans ses représentations. L’émotion constitue un mode de connaissance et un moyen d’accès à ce qui nous affecte (2006 : 114). L’émotion médiatise le pouvoir que l’œuvre exerce sur nous. Les œuvres esthétiques sont ainsi des facteurs de transformation de soi et de notre rapport au monde et à autrui. Elles nous bouleversent, modifient nos perceptions, influent sur nos catégories cognitives et peuvent contribuer à réviser nos systèmes de valeurs, esthétiques et personnels.

Grâce à l’espace d’expression et de créativité qu’il ouvre, le « médiateur-citoyen » (Six, 1995) contribue à ce que des individus retrouvent la capacité à exprimer une parole singulière dans le débat public. Être entendu et reconnu comme un interlocuteur légitime participe de la reconnaissance sociale prévalant à l’existence d’une sentiment d’estime de soi ( onneth, 2000). Dans cet espace de parole ainsi créé, il est question de sens et de sensible. Dans la configuration intersubjective, l’objet de la médiation renvoie essentiellement à un rapport à soi et à l’autre, au sein d’une « triangulaire du lien social » constituée par le ‘je’, le ‘tu’ et le ‘cela’ (Caune, 1999).

L’activité critique au sein de l’espace public, facilitée par la médiation, permet alors l’émergence d’une citoyenneté renouvelée, dynamique et critique, qui ne serait pas seulement synonyme de devoirs mais également de droits, droit à faire entendre et faire valoir son opinion, droit d’accès à la culture et droit d’exprimer sa propre culture. Dans un registre similaire, l’atelier de pratique théâtrale animé par le responsable du service des relations avec le public du TNBA, constitue une forme intéressante d’espace d’interaction interpersonnelle. Cet atelier, organisé en lien avec les centres d’animation de Bordeaux, regroupe des adultes, entre 20 et 50 ans, aux parcours sociaux variés, venus de différents quartiers de la ville. Ainsi des étudiants du conservatoire côtoient des employés des centres d’animation, des personnes sans emploi et des cadres de

professions libérales. Les participants se sont engagés dans un parcours de « spectateur-acteur » qui inclut d’assister à trois spectacles programmés par le TNBA ; les spectacles visionnés par le groupe venant « nourrir » selon l’animateur, le projet de création théâtrale, Les sorcières de Salem, d’Arthur Miller.

Au-delà d’une fonction d’ouverture à soi et à autrui par le biais de l’expression corporelle, l’atelier met en œuvre et en scène la parole individuelle lors d’un temps consacré à l’analyse de la pièce. Assis en cercle à même le sol de la salle de répétition, les participants sont invités à exprimer leur point de vue sur le texte de Miller. L’objectif annoncé par l’animateur est de l’aider à déterminer la distribution des rôles ; l’exercice constituant alors un vecteur de révélation des personnalités au sein du groupe au travers des prises de parole individuelles.

La discussion qui s’ensuit est alors l’occasion, pour chacun, de prendre position sur les motivations profondes de tel ou tel personnage, de défendre et d’étayer son opinion et de réagir aux arguments des autres. Plus les avis sont partagés, et plus le débat suscite l’« agir communicationnel » théorisé par Jürgen abermas (19 1), c’est-à-dire la négociation d’une parole commune qui exige des participants à la fois de solliciter leur vécu et d’entendre les arguments des uns et des autres. Dans cette perspective politique, au sens premier de l’expression d’une parole dans la cité, les œuvres d’art constituent les supports idéals de la délibération parce qu’elles « forgent contre le consensus d’autres formes de “sens commun”, des formes d’un sens commun polémique » (Rancière, 2008 : 4). Parce qu’elles suscitent spontanément commentaires, discussions et font débat, les œuvres d’art se présentent alors comme des ressources à exploiter pour un partage du sens. En provoquant le dissensus, l’objet artistique expose la diversité des opinions et participe d’un processus de conscientisation. C’est également par ce pouvoir d’énonciation et d’intellectualisation que Jacques Rancière nomme l’« égalité des intelligences » (2008 : 23) que s’exprime la condition commune du spectateur et non dans le fait d’appartenir au même corps collectif.

Le médiateur, dans sa fonction d’activateur d’interrelations, participe d’un véritable travail de capacitation. Toutefois, il ne peut échapper totalement à une certaine inégalité dans la rencontre. Pour Laurent Fleury (2008), la confiance, accordée au jugement du médiateur, s’accompagne d’une reconnaissance d’autorité. Dans la relation qui s’instaure alors entre médiateurs et destinataires de la médiation, les rapports de pouvoir se trouvent déséquilibrés en faveur des premiers. Pour déjouer, sinon minimiser son pouvoir sur l’autre, le médiateur doit être conscient de la position qu’il occupe et s’efforcer d’établir une relation la plus équilibrée possible entre lui et les personnes,

dans le respect de leur singularité (Darras, 2003) et le souci de leur autonomie. Son discours doit également refléter, non pas une vérité unique mais le discours pluriel du partage (Caillet, 1995). Il ne s’agit pas d’utiliser la médiation pour faire passer un message, justifier un choix ou privilégier une définition de la culture mais d’établir, à travers ce que Jean-François Six appelle une « médiation-rencontre » (2002 : 28), une dynamique du lien qui privilégie une prise de parole partagée, autour d’objets artistiques porteurs de sens et d’épanouissement personnel.

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