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IV - LES MÉDECINS INDOCHINOIS DANS LA SITUATION COLONIALE La lourde charge financière que représentent les salaires des médecins

Carte II - La Cochinchine française

IV - LES MÉDECINS INDOCHINOIS DANS LA SITUATION COLONIALE La lourde charge financière que représentent les salaires des médecins

étrangers, la difficulté de leur recrutement, l'extension des services sanitaires aux indigènes et l'idée que la colonie doit prendre en charge sa propre santé ; l'idée enfin, selon laquelle le médecin indigène est le meilleur intermédiaire entre les Français et les colonisés ; toutes ces raisons, évoquées à travers la description du système de santé contribuent, très tôt, à rendre indispensable la formation de médecins indigènes et d'un personnel de santé subalterne .

A - L'enseignement, dangereux mais nécessaire

L'Ecole de Médecine de Hanoi, créée en 1902 est dirigée par Yersin, pastorien célèbre qui rejoindra par la suite l'Institut Pasteur de Saigon. La fondation de l'Ecole n'est pas sans susciter les critiques de certains administrateurs qui n'en voient pas

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l'utilité et jugent le projet prématurément ambitieux. L'enseignement est d'ailleurs considérablement ralenti quelques années plus tard, par crainte qu'il constitue un ferment des mouvements révolutionnaires souterrains au Viêt Nam et ne reprend pleinement qu'en 1913, sous le gouvernement Sarraut1. Cette méfiance à l'égard des nouvelles élites en formation n'est pas dénuée de fondement sur le moyen terme. Mais pour l'heure, les besoins sont trop pressants et l'on passe outre les avis défavorables.

Les premières promotions se recrutent parmi les médecins traditionnels

“annamites” employés par des médecins-chefs dans les hôpitaux, ou bien encore parmi les aides formés sur le tas dans les hôpitaux et les infirmeries. Ces nouveaux diplômés sont envoyés servir en province où ils sont d'abord reçus avec une certaine méfiance par leurs supérieurs français. Par la suite néanmoins, la qualité de ces auxiliaires sera assez unanimement louée.

Doués d'une “mémoire remarquable, ils retiennent facilement et s'efforcent de mettre à profit ce qu'ils ont appris. Très doux et extrêmement adroits, ils possèdent deux qualités essentielles pour un médecin ; la patience et l'ingéniosité [...]. Leur éducation, sous le rapport de l'asepsie et de l'antisepsie, est, en outre, parfaite et les blessés les plus sérieux peuvent leur être confiés sans aucun danger d'infection”, peut-on lire dans un rapport de la direction générale de la santé, fin 19062. Il n'est jusqu'au contact avec les patients qui ne soit apprécié en haut lieu : “On aurait pu redouter [...] que les sentiments de charité et de bonté développés et entretenus avec soin chez ces jeunes gens pendant la durée de leurs études ne fussent remplacés par l'orgueil ordinaire des mandarins ou des lettrés et par leur mépris pour les castes inférieures. [Or, après un stage de fin d'étude] l'avis de leurs chefs de service est unanime ; leur zèle n'a jamais fait défaut et leur valeur professionnelle n'a cessé de s'affirmer chaque jour”.

La grande majorité des médecins indochinois restera, tout au long de la colonisation, censée seconder les Français en exerçant sous leur contrôle. Mais, au moment de la première guerre mondiale, alors que les effectifs médicaux français sont en baisse très sensible, ils assurent, dans une large mesure et avec succès, le service dans les postes provinciaux, de même qu'ils fournissent des engagés volontaires aux armées et à l'hôpital indochinois de Marseille. Bien après la guerre, dans les faits, il est de nombreux dispensaires, notamment dans les territoires les moins pourvus comme le

1 L'Ecole de plein exercice de Médecine et de Pharmacie de l'Indochine, Exposition coloniale internationale, Direction de l'Instruction Publique, Hanoi : Imprimerie d'Extrême-Orient, 1931, pp. 9-10.

2 Cité par Laurent GAIDE, op. cit., p. 30.

Cambodge ou le Laos, où ils travailleront toujours seuls, visités, de temps à autre, par un responsable de la Résidence provinciale ou de la Résidence Supérieure. Les mesures prises concernant leur formation, leur statut et leurs émoluments, vont aller, passés les premiers doutes vite effacés, dans le sens d'une amélioration constante.

Les premiers diplômés, formés en quatre ans, ont le titre de médecin auxiliaire et le statut de fonctionnaire. Dès le début, quelques élèves parmi les mieux notés partent en France poursuivre leurs études. A mesure que l'enseignement général se développe en amont, le recrutement se fait sur des bases plus solides, facilité, notamment, par la création en 1917 d'une section de préparation en sciences physiques, chimiques et naturelles (P.C.N.) qui admet vingt-neuf candidats en 1930 et ouvre droit, sous certaines conditions, à l'équivalence française (certificat d'études physiques, chimiques et naturelles). En 1923, l'Ecole devient une Ecole de Plein Exercice de Médecine et de Pharmacie, rattachée à la Faculté de Paris. Dès ce moment, la hiérarchie est accentuée dans la formation, ce qui permet la constitution d'un corps de médecins indigènes à deux niveaux.

Au niveau supérieur, les bacheliers étudient la médecine pendant cinq ans à Hanoi, avec des stages hospitaliers à l'Hôpital indigène qui est l'hôpital d'application de l'Ecole. Puis ils partent en France soutenir leur doctorat. Cette section recrute un faible nombre d'étudiants (deux inscrits en 1920-21 et dix-neuf en 1929-301) mais les avantages qui leur sont accordés les placent au-dessus de leurs confrères. Ils entrent en effet dans le “cadre latéral” qui leur est réservé, avec une solde annuelle plus confortable que celle des “médecins indochinois”2. Plus tard, en 1926, ces docteurs indochinois sont admis dans le corps français de l'assistance médicale, à égalité de titres et de diplômes. Ils ne touchent pas, cependant, le “supplément colonial” d'expatriation qui rend les salaires si attrayants. Mais seule une petite minorité passe avec succès le concours (quatre “Annamites” en 1931)3.

1 L'Ecole de plein exercice de Médecine et de Pharmacie de l'Indochine, op. cit., tableau 1.

2 En 1931, un docteur indochinois stagiaire débute à 2 400 piastres et peut finir sa carrière, hors classe (après un avancement minimum au choix de 15 ans) à 5 000 piastres. Le médecin indochinois débute quant à lui comme stagiaire à 1 644 $ et peut devenir médecin indochinois principal de 1ère classe (après 25 ans au minimum), avec une solde de 3 408 $ (L'Ecole de plein exercice de Médecine et de Pharmacie de l'Indochine, op. cit., pp. 21 et 24).

3 Laurent GAIDE, op. cit., p. 72.

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Les médecins auxiliaires sortent diplômés de l'Ecole de Hanoi après quatre ans d'études, comprenant des cours théoriques, des travaux pratiques et, dans les deux dernières années, une expérience clinique. Leur promotion sociale, au fil des années, consistera surtout en un changement de titres. En 1928, ils ne sont plus

“médecins auxiliaires” mais “médecins indochinois”. Quelques-uns parmi les plus

“méritants” voient leur talent récompensé par une accession, sur concours, au cadre latéral. Ils sortent ainsi, au rythme d'une vingtaine par an1, pour servir dans les territoires de l'Union avec obligation de service à l'Etat quand ils ont été boursiers (sur le budget général ou parfois, les budgets locaux).

Cette division entre “médecins” et “docteurs” indochinois, à l'intérieur du groupe professionnel autochtone, introduit en Indochine une hiérarchie qui a été supprimée en France quelques années auparavant2, au terme d'un très vif débat scindant la profession médicale. Les partisans du maintien de l'officiat de santé firent notamment valoir la nécessité d'une médecine de moindre qualité, ajustée à la hiérarchie sociale des soignants comme des soignés. La médicalisation des campagnes et l'élimination de la concurrence des “charlatans”, dirent-ils, étaient à ce prix3. Les mêmes arguments ont prévalu au maintien des médecins auxiliaires en Indochine.

D'autres sections seront progressivement ouvertes à l'Ecole de Médecine de Hanoi. En 1913, celle des pharmaciens auxiliaires est censée favoriser la lutte contre les “marchands de drogue sino-annamites” qui font l'objet d'une surveillance administrative. Ils effectuent d'ailleurs un stage obligatoire au laboratoire d'hygiène et de répression des fraudes avant de prendre leur service. Dix ans plus tard, l'Ecole de pharmacie forme, à la suite de l'Ecole de Médecine, des pharmaciens indochinois en quatre ans. Les quelques candidats au doctorat (cinq en 1931) doivent se rendre dans la Métropole pour les examens de fin d'étude. Une section de chirurgiens-dentistes fait son

1 Les promotions sont de taille inégale pour des raisons diverses : diminution budgétaire, modification de la durée des études en 1921 (7 en 1910 ; 15 en 1916 ; 25 en 1920 ; 17 en 1921 ; 11 en 1924 ; 33 en 1925 mais 10 en 1926), (L'Ecole de plein exercice de Médecine et de Pharmacie de l'Indochine, op. cit., tableau 3).

2 L'officiat de santé est officiellement supprimé en 1890 mais les derniers officiers de santé continuent d'exercer jusqu'à la Seconde Guerre mondiale (Cf. Jacques LEONARD, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs. Histoire intellectuelle et politique de la médecine française au XIXème siècle, Paris : Aubier-Montaigne, 1981, p. 296).

3 Jacques LEONARD, op. cit., p. 83 sq. L'uniformisation et l'élévation du niveau de l'enseignement – contrôlé par les médecins eux-mêmes dans le cadre de leur lutte professionnelle – condamneront à terme l'officiat de santé, dont le niveau d'étude devient presque comparable à celui du doctorat.

apparition en 1938. Le personnel subalterne – hormis les sages-femmes qui ne prendront leur service qu'au Viêt Nam et surtout au Tonkin – est quant à lui formé directement dans les territoires de l'Union. Une école de sages-femmes, rattachée à la maternité est ainsi ouverte à Phnom Penh en 1924.

Le nouveau groupe des médecins indigènes de l'Indochine, qui se forme lentement à partir du début du XXe siècle, possède donc plusieurs caractéristiques.

Malgré les jugements souvent favorables de leurs supérieurs français, marqués par les ethnotypes coloniaux de l'“Annamite” (comme l'adresse, l'ingéniosité, le zèle), ces praticiens gardent un statut subalterne, même s'ils assument souvent, dans la réalité, des fonctions de responsabilités dans les postes dépourvus de médecins français.

Ce statut subalterne, qui s'inscrit dans la logique générale de la domination française, se trouve néanmoins atténué par le caractère bureaucratique de ce même système colonial. L'organisation des études permet l'avancement au mérite, dans un système anonyme d'examens et de concours qui, dès les années 1930, reconnaît – officiellement du moins – l'égalité de statut entre Français et Indochinois possédant des titres identiques. Au prix d'un travail acharné et d'une profonde acculturation – car la

“compétence” jugée est aussi la maîtrise de la langue française et la proximité culturelle avec les professeurs, renforcée par le séjour d'étude en France – certains étudiants, élus parmi les élus, peuvent entrer dans le corps français de l'assistance médicale.

Mais cette approche globale des médecins indigènes ne rend pas compte des différences extrêmes entre médecins “annamites” d'une part, cambodgiens et laotiens, d'autre part. La disparité concerne, en premier lieu, les effectifs des étudiants et le grade des médecins.

B - La disparité des recrutements “annamite” et cambodgien

Dans le corps médical en formation, les Cambodgiens et a fortiori les Laotiens sont, statistiquement, très minoritaires, qu'il s'agisse des médecins de l'assistance ou des médecins libres ; cela, malgré l'inquiétude manifestée par certains rapports administratifs et les quelques mesures qu'ils préconisent.

C'est par unité que l'on compte, de loin en loin, les médecins cambodgiens parmi ceux qui, sortis de l'Ecole de Hanoi, sont mis à la disposition du

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Résident Supérieur par le Gouverneur Général1 : en 1916, un seul pour une promotion de neuf individus, ainsi qu'un Laotien ; deux Cambodgiens sur onze diplômés en 1918 ; aucun en 1921. En 1923, il n'y a que cinq étudiants cambodgiens à l'Ecole de Médecine de Hanoi (voir tableau II, page suivante).

1 Les chiffres proviennent des arrêtés de nomination (nominatifs) rendus par le Gouverneur Général, trouvés dans les dossiers individuels du personnel de santé indigène (C.A.O.M., Indochine, Fonds locaux, Amiraux et G.G.I., Personnel médical indigène).

Tableau II - Elèves inscrits à l'école de médecine de Hanoi. 1923-1924.

Tonkin Cochinchine Annam Cambodge Laos

Doctorat 5 2 0 0 0

Médecins indochinois

19 29 6 5 5

Médecins militaires

6 2 2 0 0

Pharmaciens 0 7 3 0 0

PCN 2 1 0 0 0

Sages-femmes 16 0 3 0 0

D'après Laurence Monnais-Rousselot.

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Le mince poids démographique du Cambodge dans l'Union Indochinoise explique certes en partie la faiblesse des effectifs étudiants qu'il fournit à l'Ecole de Médecine. Cependant, même en tenant compte de ce facteur, la sous-représentation des effectifs cambodgiens dans la population des étudiants en médecine est manifeste (voir tableau III, page-suivante). Le tableau III montre la prédominance des étudiants cochinchinois, alors même qu'ils doivent, eux aussi, s'exiler à des centaines de kilomètres de leur famille pour faire leurs études à Hanoi. L'Annam, pays pauvre sur lequel a peu porté la mise en valeur coloniale, est lui aussi fortement sous-représenté au profit des deux pays de l'Indochine qui fournissent le plus gros du contingent d'inscrits.

Ainsi, la Cochinchine et le Tonkin réunis représentent environ la moitié de la population indochinoise, mais fournissent les trois quarts des étudiants en médecine (section médecins indochinois).

Les écarts ne portent pas seulement sur les effectifs mais également sur la place dans la hiérarchie médicale indochinoise. Tous les étudiants cambodgiens de 1923-1924 préparent le diplôme de médecin indochinois et aucun n'est inscrit en doctorat. Les années suivantes fournissent de très faibles effectifs. L'étude des arrêtés de promotion des médecins auxiliaires aboutit à la même conclusion. Les rares médecins cambodgiens restent au bas de la hiérarchie de l'assistance médicale. En 1914, un Cambodgien sur huit candidats obtient une promotion statutaire en passant 4ème classe1. Un seul également – le même ! – devient 3ème classe en 1919 sur une promotion concernant onze personnes. On trouve un 2ème classe cambodgien en 1928, sur un total de dix-huit promus2, etc.

1 Le cadre des médecins auxiliaires de l'assistance est réorganisé plusieurs fois. Il compte alors cinq classes. On devient médecin de 5ème classe après un stage.

2 A cette date, il existe un nouveau grade, celui de médecin indochinois principal de 2ème classe.

Tableau III - Sous-représentation des Cambodgiens dans la population étudiante (Section Médecins indochinois, 1923-1924).

Pays Etudiants

(Médecins indochinois)

Population en milliers (1)

Poids

démographique de chaque pays (en %).

Répartition des médecins selon origine (en %)

Cochinchine 29 3 797 20 45,3

Tonkin 19 6 854 36,5 29,7

Annam 6 4 933 26 9,4

Cambodge 5 2 403 13 7,8

Laos 5 819 4,5 7,8

Total 64 18 806 100 100

(1) Chiffres de 1921. D'ap. Statistiques générales de l'Indochine. Résumé rétrospectif. 1913-1929, Exposition Coloniale Internationale. Paris 1931. Indochine Française. Section du Commerce et de l'Industrie. Inspection Générale des Mines et de l'Industrie, Hanoi : Impr. d'Extr.-Orient, 1931, pp. VI-VII.

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Huit ans plus tard, on chercherait toujours en vain les médecins cambodgiens. L'espèce est en effet, nous dit un rapport de 1936, en voie de disparition : “Les médecins indochinois [en poste au Cambodge] se divisent en deux races : annamite et cambodgienne. Ces derniers (14 sur 31) sont en voie d'extinction puisque depuis plusieurs années aucun Cambodgien n'a fait ses études de médecine”1. Sans confirmer ce sombre diagnostic, le fichier de la Faculté de Médecine de Paris qui recensait les thèses de doctorat de médecine soutenues à Hanoi et Saigon dans les années 1930-1950 montrent cette lacune2.

Ces constats restent valables aussi bien pour les autres catégories de personnel médical cambodgien, fonction publique et pratique libérale confondues. En 19363, pas un seul des praticiens libres payant patente n'est cambodgien. Les sages-femmes non plus : seules des Vietnamiennes exercent.

A la veille de l'indépendance, seule une poignée de Cambodgiens ont donc entrepris des études médicales. Les promotions, certes réduites, sont presque entièrement occupées par des “Annamites”. Nous nous interrogerons alors sur les raisons d'une telle désaffection, en examinant tant la politique française à l'égard du recrutement des médecins cambodgiens que la façon dont la société cambodgienne a formé, sous le Protectorat, ses nouvelles élites.

C - Les raisons de la désaffection cambodgienne pour la profession médicale 1 - Les ethnotypes coloniaux et la définition de la compétence

Dans l'histoire d'une colonisation française dès le début tournée vers Hanoi et Saigon et devant compter avec le poids politique des colons de Cochinchine, on ne s'étonnera pas de trouver privilégiés, concernant le système de santé et son personnel indigène, les territoires vietnamiens.

1 Pharo, Protectorat du Cambodge, Direction Locale de la Santé, Rapport sur le fonctionnement des services sanitaires et médicaux du Cambodge, 1936, carton 186.

2 Le dépôt de ces thèses à Paris était volontaire, sans caractère d'obligation. Le recensement est donc simplement indicatif. Aucun nom à consonnance khmère ou sino-khmère n'a été retrouvé parmi les deux cent quatre auteurs de thèse soutenues à Hanoi de 1935 à 1954. Trois Cambodgiens parmi les quatorze auteurs de thèses soutenues à Saigon pour la période 1950-1961 (dont un Cambodgien originaire du Viêt Nam).

3 Pharo, 1936, op. cit.

Justification a posteriori ou réflexions émanant d'une sociologie coloniale spontanée, les ethnotypes coloniaux sont défavorables aux Cambodgiens, perçus comme plus indolents et moins intelligents que les Vietnamiens. Ces derniers sont l'élément sur lequel s'appuie, dans tous les territoires de l'Union Indochinoise et dans tous les domaines, la colonisation, qu'il s'agisse de l'administration ou de la main-d'œuvre des grandes plantations, mais aussi de la médecine.

Selon Khy Phanra1, cette politique coloniale délibérée s'appuie sur un ensemble de considérations anthropologiques et stratégiques de la part de l'administration française. Selon cette analyse, l'expansion vietnamienne, commencée bien avant la présence française, est irrésistible. Dès lors, il convient d'accompagner ce mouvement historique pour parfaire la conquête française en Indochine, en précipitant

“la substitution de l'élément annamite à l'élément khmer condamné à disparaître”, selon les termes d'un gouverneur de la Cochinchine, Le Myre de Vilers2. La prédominance

“annamite” au Cambodge présente en outre l'intérêt de faire jouer classiquement les oppositions ethniques. Analyse qui s'avère en partie erronée car il arrive que Cambodgiens et Vietnamiens s'associent dans les jacqueries sporadiques contre des administrateurs locaux.

Les ethnotypes sont d'ailleurs modifiés en fonction des circonstances.

Dans les années 1897-1920, malgré l'affirmation sans cesse répétée de la nécessité de l'immigration vietnamienne au Cambodge, l'attitude à l'égard de cette dernière, plus turbulente et rebelle, change. On vante à présent les Cambodgiens pour leur gentillesse, leur simplicité, leur frugalité3. Le Cambodge gardera toujours quelques ardents défenseurs contre les prédictions pessimistes d'un Le Myre de Vilers. Ainsi, certains rapports médicaux développent l'argument d'une “race cambodgienne” faible que la couverture sanitaire doit aider à prospérer.

Ces considérations sur les particularités khmères s'appliquent également aux médecins. Les documents coloniaux concernant les médecins cambodgiens sont en nombre trop réduit – par rapport à la profusion des écrits traitant des “Annamites” –

1 KHY Phanra, “L'immigration vietnamienne au Cambodge à l'époque du Protectorat français (1863-1940)”, Les Cahiers de l'Asie du Sud-Est, 1978, 2, pp. 45-58.

2 Ibid.

3 Alain FOREST, op. cit. (chap. XVI, “Cambodgiens et Vietnamiens au Cambodge”, pp. 433-462) et

“Les portraits du Cambodgien”, ASEMI, 1973, 4, 2, pp. 81-107.

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d'individus réels, observés dans leur travail par leurs supérieurs français et d'autre part, les propos généraux et abstraits tenus par les mêmes acteurs sur les médecins cambodgiens.

Les très rares dossiers personnels de médecins auxiliaires cambodgiens, retraçant dans le détail leur carrière, sont en effet très élogieux.

Sourn Nghet2, né en Takéo de parents cultivateurs, en 1896, est de ceux-là. Ce Cambodgien sort de l'Ecole de Hanoi en 1918 pour être nommé en Kratié, à l'autre bout du pays. Il est décrit par son supérieur direct, dès ses premières années d'exercice, comme “un médecin auxiliaire consciencieux, intelligent, dévoué. [Il] a donné toute satisfaction à son chef de service qui a pu apprécier, pendant le peu de temps qu'il est resté sous ses ordres, les connaissances professionnelles qui en font un collaborateur précieux”.

Quelques années plus tard, le proposant au grade supérieur, le Résident Provincial est tout aussi satisfait par ce praticien qui “assure le service médical à Kratié avec beaucoup de dévouement, n'hésitant jamais à se rendre lui-même sur les lieux où une épidémie a été signalée. Les cures heureuses qu'il a obtenues à l'ambulance lui ont fait une renommée qui contribue puissamment à la diffusion de nos méthodes thérapeutiques parmi la population indigène de la circonscription. Les Européens ont également confiance en lui et n'hésitent pas à le faire appeler lorsqu'ils sont indisposés.” Il assure alors seul la charge du poste de Kratié et, en 1923, se distingue dans la lutte contre la variole.

En revanche, les propos généraux tenus sur les médecins cambodgiens

En revanche, les propos généraux tenus sur les médecins cambodgiens