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MÉDECINE COLONIALE FRANCAISE ET MEDECINS INDOCHINOIS (1863-1953)

Dès ses débuts, les médecins participent à l'œuvre coloniale française. En Indochine comme ailleurs1, les raisons invoquées de leur activité précoce aux côtés des militaires puis des administrateurs civils sont, en premier lieu, la prise en charge de la santé des militaires et des colons, puis la responsabilité française à l'égard des peuples colonisés, la mission civilisatrice dont les médecins sont les plus dignes représentants – une mission qui voit sa légitimité renforcée après l'avènement du “nouveau paradigme médical” que représente Pasteur et ses disciples, dans la première décade du XXe siècle2 ; ainsi que, bien entendu, l'intérêt politique que procure le dévouement des médecins coloniaux. L'on fait certes de ces raisons un usage plus ou moins discret selon les circonstances et le public auquel elles s'adressent. Mais les intérêts coloniaux les plus immédiatement matériels – préserver la force de travail et la capacité fiscale de la population soumise – comme les plus désintéressés – améliorer les conditions de vie, propager par l'éducation une conception du corps et de la maladie “rationnelle” – s'expriment simultanément et sans contradiction apparente.

Dans ces conditions, le système de santé qui se développe au Cambodge se comprend en référence aux caractéristiques générales de la colonisation et, en particulier, à sa position dans la nouvelle entité économique et politique qu'est l'Union Indochinoise. Le Cambodge protégé devra s'y insérer avec le Laos aux côtés de territoires aussi différents sur le plan culturel que la Cochinchine, l'Annam et le Tonkin3. On abordera ensuite l'analyse de la position des biomédecins “indigènes” dans ce système.

1 Voir le travail précurseur d'Yvonne TURIN, Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale. Ecoles, médecines, religion, 1830-1880, Alger : Entreprise Nationale du Livre, 1983, 434 p. [1 ère éd. 1971].

2 Jean-Pierre DOZON, “D'un tombeau l'autre”, Cahiers d'Etudes Africaines, 1991, XXXI (1-2)-121-122, p. 141.

3 La Cochinchine occupe le Sud de l'actuel Viêt Nam, l'Annam son Centre et le Tonkin, le Nord. Nous entendrons par Indochine, comme il est classique, les cinq territoires de l'ex-Indochine française et non la péninsule indochinoise, référent plutôt géographique que politique.

I - LE CAMBODGE SUR LA ROUTE DE LA CHINE DU SUD

Le 11 août 1863, lorsque le prince héritier cambodgien Ang Vodey, en lutte pour la succession royale ouverte à la mort de son père le roi Ang Duong, accepte le protectorat puis, l'année suivante, la couronne des mains des Français, il ouvre une nouvelle période de l'histoire de son pays. Pour nouvelle qu'elle soit, elle se situe néanmoins dans la continuité de la difficile diplomatie royale qui s'efforce de préserver l'intégrité territoriale du pays, placé dans une position géostratégique qui lui est défavorable depuis plusieurs siècles. “Les Cambodgiens se battent toujours entre eux quand il s'agit de succession politique. Ceux qui perdent ces batailles vont chercher de l'aide chez une grande nation voisine ; ceux qui ont gagné doivent alors recourir à l'aide de l'autre voisin”, aurait dit Rama III, roi du Siam (l'actuelle Thaïlande) vers 18401. Il oublie d'ajouter que ces “grandes nations voisines”, le Siam et le Viêt Nam, soufflent alors sur le feu couvant des nombreuses crises de successions cambodgiennes pour mieux asseoir leur propre influence, prétextant le soutien aux princes éconduits et aux rebelles pour intervenir politiquement ou militairement.

Le nouveau roi Norodom – son nom de règne – se trouve lui aussi dans une situation très difficile. Le Cambodge est lié par une ferme co-suzeraineté, exercée par les royaumes antagonistes du Siam (au Nord-Ouest) et du Viêt Nam (au Sud-Est) et menacé de disparition. Le premier occupe – sans annexion toutefois – les provinces de l'Ouest et du Nord, tandis que le second entame une véritable politique de vietnamisation de la cour cambodgienne et d'annexion des territoires restants ; suite logique de la lente “marche vers le Sud” (Nam tien) des colons vietnamiens, entamée dès le XVIIe siècle et qui a vu Prey Nokor la cambodgienne devenir Saigon en 1623.

Le roi s'avise, après la signature du traité avec les Français, de poursuivre la politique d'équilibre fragile menée jusque-là, cherchant à contrebalancer l'influence française par le maintien de relations secrètes avec le Siam. Peine perdue. Il est menacé

1 Cité par Serge THION et Ben KIERNAN, Khmers rouges ! Matériaux pour l'histoire du communisme au Cambodge, Paris : Ed. J.-E. Hallier-A. Michel, 1981, p. 7.

et doit respecter l'une des clauses les plus contraignantes de l'accord : renoncer à toute initiative en direction de l'étranger. Le Cambodge se trouve, de fait, relativement protégé contre les appétits de ses voisins1, mais au prix d'un isolement local et de la renonciation au système traditionnel d'échanges économiques et culturels qui le liait à ses voisins, notamment le Siam2.

La France, quant à elle, fait longtemps preuve d'un désintérêt total pour le petit royaume. Ang Duong, le père de Norodom, a déjà, à plusieurs reprises, fait appel aux Français sur les conseils de Monseigneur Miche – évêque de la Cochinchine occidentale et du Cambodge et proche du roi – après avoir pensé demander le soutien des Britanniques. Ses demandes restent sans réponse ou les négociations sont si mal menées qu'elles n'aboutissent pas3. C'est que l'Indochine – et a fortiori les petits pays que sont le Cambodge et le Laos – n'est, dans un premier temps, qu'un enjeu secondaire dans des desseins géopolitiques et économiques de plus vaste ampleur. La France, comme l'ensemble des puissances capitalistes européennes, cherche un débouché commercial en Extrême-Orient, et, en particulier, en Chine du Sud pour contrebalancer l'influence des Britanniques aux Indes et leur succès à Hong Kong – qui passe sous leur contrôle, cédé par la Chine, en 1842. Le Mékong et les fleuves du Viêt Nam sont alors perçus comme des voies de pénétration intéressantes.

D'autre part, la Chine, en perte de vitesse, n'assure plus avec autant de force, à cette époque, son emprise sur sa périphérie indochinoise et les liens tributaires se relâchent. Comme l'écrivent Pierre Brocheux et Daniel Hémery, la colonisation indochinoise est bien enracinée dans une histoire asiatique en train de se défaire et une

1 Ce n'est vrai qu'à demi, toutefois. Selon les termes d'un accord de 1867, la France soustrait le Cambodge à la tutelle siamoise en échange de trois provinces cambodgiennes du Nord-Est (Battambang, Sisophon et Siem Reap). Elles seront rétrocédées par la suite, en 1907.

2 Alain FOREST, Le Cambodge et la colonisation française. Histoire d'une colonisation sans heurts (1897-1920), Paris : L'Harmattan, 1980, pp. 7-8.

3 Voir notamment Pierre LAMANT, “Les prémices des relations politiques entre le Cambodge et la France vers le milieu du XIXe siècle”, Revue Française d'Histoire d'Outre-Mer, 1985, LXXII, 267, pp. 167-198. En 1856, la négociation manquée de Charles de Montigny, en route pour Bangkok et Tourane (i.e. Danang, en Annam) avec le roi cambodgien, est une accumulation exemplaire de maladresses protocolaires et diplomatiques. Elle montre aussi combien le Cambodge n'est alors pour les Français qu'une escale mineure vers des destinations plus importantes.

histoire des rapports de force internationaux en train de se faire4. Cette donnée reste fondamentale pour comprendre l'histoire médicale contemporaine du Cambodge.

Les persécutions de prêtres au Viêt Nam sont l'occasion d'une intervention militaire française en Cochinchine, qui aboutit au traité de Saigon de 1862, cédant aux Français les trois provinces orientales du Sud (My Tho, Gia Dinh, Bien Hoa). Cet accord est suivi, en 1866, de l'annexion des provinces occidentales de Cochinchine, celles de Vinh Long, Chau Doc et Ha Tien (voir cartes I et II, ci-contre).

Le Cambodge, dans ce contexte, apparaît comme un point d'appui pour le contrôle du delta du Mékong et l'expansion vers le Siam et la Chine. Ainsi, les missions d'exploration du Mékong de Francis Garnier, entre 1863 et 1870, ont-t-elles pour but de repérer le tracé de cette route fluviale – et les lecteurs français peuvent profiter de ses aventures dans la revue du Tour du monde1. Le Cambodge constitue aussi l'arrière-pays indispensable aux nouvelles conquêtes cochinchinoises, dans une guerre coloniale plutôt dure – surtout au Viêt Nam – qui ne prendra réellement fin que dans les toutes dernières années du XIXe siècle. A la possession cochinchinoise et au protectorat sur le Cambodge, la France étend ensuite sa main-mise sur l'Annam-Tonkin en 1884 et sur le Laos en 1899.

Le Cambodge fait dorénavant partie d'une nouvelle entité géopolitique, l'Union Indochinoise (décret de 18872), dans lequel il va devoir s'intégrer sur le plan politique et économique. La forme de cette intégration explique celle de son propre système de santé.

4 Pierre BROCHEUX et Daniel HÉMERY, Indochine. La colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris : La Découverte, 1994, p. 22.

1 Réédité dans Francis GARNIER, Voyage d'exploration en Indochine, Paris : La Découverte, 1985.

2 Les décrets sont promulgués par la Métropole tandis que les arrêtés émanent du Gouverneur Général de l'Indochine.

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